La nuit du Pharaon – Episode 13

DEUXIEME PARTIE : L'ENFANT-ROI

 

 

L'EGYPTE BLESSEE

 

Je jouais souvent au senet, ce jeu de hasard qui permet de se forger un destin en compagnie des dieux. Les deux bâtonnets du sort guidaient la partie sur le long damier d'ivoire : lorsque je tirais le bâton blanc de la chance, j'avançais le pion en forme de bonnet d'Osiris sur les cases ; lorsque sortait le bâton noir de Seth, l'osselet du malheur poursuivait sur le jeu le pion du destin, et je restais des heures, solitaire, à jouer ainsi avec les dieux jusqu'à ce que le sommeil aux aurores vint sonner l'heure du passage dans les songes.

Parfois la Reine venir tenir auprès de moi le rôle des deux. Elle guidait alors elle-même le hasard en me tendant, les mains fermées, les bâtons à choisir. Et selon les épreuves rencontrées, elle commentait les différents chapitres du livre de la Douat. J'apprenais ainsi peu à peu le nom de gardiens de chaque porte, le nom des dieux qu'il me faudrait un jour me concilier. Les embûches apparaissaient jusqu'au dernier moment, et je devais souvent recommencer la partie à son point de départ. Ce jeu, qui n'en finissait pas et qui devait plus tard me conduire à travers les dédales de l'au-delà, me plongeait des nuits entières dans les longs livres sacrés, et je méditais, chapitre après chapitre, les épreuves qui m'attendaient de l'autre côté de la vie.


Durant de longues heures, Beauté surveillait la progression de mes pions sur le damier d'ivoire. Elle se tenait assise en face de moi, m'enivrant de ses parfums orientaux, me prenant tendrement la main lorsqu'un malheur troublait mon destin, m'adressant un regard complice lorsqu'une chance se présentait, mais mon plus grand bonheur était de voir me sourire cette dame au long visage d'Isis. Les lourdes boucles de ses cheveux noirs, tressées de fils d'or et d'argent, descendaient sur ses épaules nues, cachant les pendentifs de lapis qu'elle avait aux oreilles et qui, sur un mouvement de tête, lançaient des éclairs bleus dans la pénombre du soir. A la lumière des torches, ses longs cils brillaient des reflets verts du khôl qui alourdissait les paupières, donnant à son regard le mystère de déesses. Sa peau lisse luisait des onguents parfumés, s'ourlant parfois d'une multitude de perles de sueur, lorsque la nuit devenait trop chaude. Faisant un long geste gracieux, inlassablement répété, elle se rafraîchissait alors de son bel éventail de plumes blanches, fermant les yeux et murmurant doucement une mélodie qu‘elle inventait pour ne pas s'endormir. Et, oubliant mon destin, je restais longtemps, sans bouger, retenant mon souffle pour ne pas troubler la quiétude de ces moments intemporels, à contempler la belle ensommeillée dont la chevelure se mouvait au rythme de l'air brassé. Et lorsqu'elle s'endormait, lâchant le fin bouquet de plumes qui glissait de ses mains abandonnées, je m'approchais doucement de la déesse, et d'une fine étoffe de lin je caressais son front sous les boucles dorées, reprenant à mon tour le murmure d'une chanson qui n'existait que pour elle. Je guettais les frissons de ses paupières, la commissure de ses lèvres, et ramassant une plume d'éventail, je caressais lentement le cou gracieux jusqu'à ce que ses mains enfin dans un demi-sommeil m'attirent contre ses joues, et je m'abandonnais dans les bras de Beauté qui me berçait comme un petit enfant. Tout l'univers de Mout envahissait mon être, et, luttant contre l'engourdissement de mon esprit et de mon corps, je prolongeais ces heures bénies jusqu'au matin, quand les primes aurores venaient caresser son visage doré par le nouveau soleil. Alors je me laissais gagner par le sommeil peuplé de songes où la Reine me tenait la main.

J'avais pour habitude de consulter le senet avant les décisions importantes que je devais prendre. Ainsi, avant de partir sur les chemins du nord, en pèlerinage vers le temple de Ptah, je jouai toutes les nuits jusqu'à tracer mon voyage sur un papyrus que je confiai à Beauté la veille de mon départ. Les pions m'avaient indiqué d'attendre la nuit de pleine lune, car l'œil d'Horus devait guider mon chemin solitaire. Le batelier de l'Amenti[1] viendrait me prendre dans sa barque pour me conduire à travers les marais primordiaux jusqu'à la porte du château où réside le dieu. Mais jamais les pions ne m'indiquèrent le nom du gardien de la porte, et les sombres osselets ne me permirent pas de terminer la partie qui dura plusieurs semaines.

 

La nuit d'Horus était très avancée. Les dernières lueurs de la lune s'estompaient à l'horizon tandis que le ciel blêmissait des premières couleurs de l'aube. Le cœur serré par l'incertitude, je descendais les marches de la terrasse, pieds nus, vêtu de la chemise ocre des pauvres, un linge blanc enroulé autour du front, et à la ceinture le lourd panier de jonc où sommeillait le serpent Neb.

Mon grand bâton de pèlerin résonnait dans la cour déserte du palais, au rythme de mon pas mal assuré. Un bruissement, dans l'eau du bassin central, entre les colonnettes de bois peint, brisa la solitude de mon départ. Quelqu'un était à mes côtés, caché par un fourré, je ne le voyais pas mais je sentais sa présence, couverte par le vent léger du matin. Je m'arrêtai, approchant de la margelle blanche. Quelques canards dormaient à la surface, la tête sous l'aile, battant machinalement d'une patte le remous des eaux, devant un bouquet de papyrus un peu trop agité :

« – Montre-toi, toi qui te caches de ma vue, car je sais ta présence. »

Ma voix avait chuchoté dans la pénombre, comme en prière pour ne pas éveiller si tôt le palais.

Alors, de l'eau rougie par les couleurs de l'aube, sortit parmi les nénuphars une étrange enfant au sourire éclatant comme un soleil. Je reconnus la princesse que j'avais aperçue dans la grande barque dorée sur le fleuve, le soir de mon arrivée à l'Horizon, celle qui avait relevé malicieusement la tête en souriant. Je ne l'avais jamais revue, car elle vivait au palais du Nord avec le dieu. Et ce matin-là, elle était nue dans le bassin tiède entre les fleurs comme une renaissance divine :

« – Nous voulions te dire au revoir, petit prince, et la bénédiction du dieu d'Égypte t'accompagne avec mon sourire. »

Elle disparut derrière les lotus, sans dire son nom.

« Au revoir petit prince », et toute la nostalgie de la vie au palais à peine goûtée me retenait au moment de franchir le seuil de cette ville trop dangereuse pour moi, que je quittais peut-être à jamais.

Passés les premiers moments d'angoisse devant l'inconnu, les premières heures à quitter la ville dont je ne connaissais pas encore très bien les ruelles, les premières hésitations sur les chemins à reconnaître, la solitude au milieu des rares étrangers matinaux me procura une impression grisante de liberté. J'étais désormais libre de mon destin, libre de m'évader vers de nouveaux horizons, sans contrainte, loin des prêtres et loin des deux. J'étais seul sous le soleil renaissant de ce matin-là, prêt à entrer enfin dans la grande école de la vie, libre aussi de ne jamais revenir.

 

Je m'amusais à cueillir les fruits des figuiers sauvages au bord du fleuve, à ramasser les œufs des oiseaux affolés, les baies juteuses et rafraîchissantes qui laissent dans la bouche un goût acide et amer. Je partageais mes récoltes avec Neb qui semblait satisfait de notre escapade. Pendant plusieurs jours, je marchais ainsi, ébloui par les beautés du paysage tout au long du Nil, par la profusion des animaux insoupçonnés, surtout les oiseaux, et ces longs ibis blancs, si peu craintifs que je devais surveiller Neb lorsque je le lâchais le soir.

La nuit, la terre encore chaude nous offrait une couche apaisante d'où je contemplais longtemps les étoiles avant de sombrer dans l'inconscience de l'autre côté de la vie. Au matin parfois, une rosée humide faisait monter de la terre une odeur nouvelle et grisante qui sentait un peu le sang quand il monte à la tête après une chute. Et j'éprouvais une sorte de plaisir sensuel à étaler la boue sur mon corps jusqu'à attendre les craquelures de la terre séchée au soleil qui me tirait la peau.

 

 

Un jour je rencontrais le pêcheur. Il s'était tout d'abord étonné de la couleur de mes paupières bordées de sombre, n'ayant jamais vu de pèlerin si jeune, puis il m'offrit une part de son gâteau de froment et quelques poissons grillés tandis que  je lui parlais des temples et des dieux. C'était un homme de haute stature, trop brun pour être égyptien, qui m'avoua ne pas avoir d'autre culte que celui  de ses ancêtres venus du Sud. Mais son regard était brillant et vif, et son rire sonore communicatif. Nous pêchâmes ensemble plusieurs jours sur sa petite barque à la voile rapiécée de trop de coups de vent. Il respecta le secret de mon panier, intimidé sans doute par le personnage que je représentais pour lui. Par superstition, il refusa de me dire son nom. Je la nommais « Anti », du nom du pauvre batelier d'Isis, qui avait conduit la déesse lors du combat d'Horus et de Seth sur l'île du milieu.

Puis nous descendîmes ensemble le cours du Nil, amarrant la petite barque près des îlots, dans les fourrés de papyrus où nous tendions les filets entre les courants du fleuve. Le soir, nous accostions près des villages, et le pêcheur échangeait ses poissons contre le froment, la bière, les paniers, les oignons, les fruits que les paysans apportaient et troquaient après de longs marchandages au cours desquels la bière coulait à flot. Nous y passions parfois la nuit, la saison étant chaude, et je contais durant des heures les aventures des dieux dans les marais primordiaux, émerveillant les enfants du village qui écoutaient, silencieux, l'enfant-pèlerin que j'étais. Puis nous repartions au matin, évitant les villes où il arrivait que trop de marchands finissent par se battre pour accoster aux meilleures places.

En quelques semaines, nous arrivâmes dans la région des marais, là où le fleuve se divise en plusieurs bras, s'enfonçant parmi les terres instables. A perte de vue la contrée était verdoyante, emplie d'oiseaux, de canards, mais aussi de crocodiles qu'il fallait effrayer en frappant les berges avant de mettre pied à terre. Le pêcheur m'apprit alors à choisir, parmi les arbres sauvages, les branches qui pourraient devenir des bâtons de jet. De sa précieuse dague de bronze il élaguait le bois courbe, laissant une extrémité renflée afin de donner un mouvement de rotation au bâton lorsqu'il le lancerait, assommant les canards sauvages dans leur vol. Personne ne chassait plus de la sorte, mais dans les marais les enfants en faisaient encore un jeu, et le pêcheur y avait vécu ses premières années.

Il m'apprit à tresser les roseaux pour en faire des paniers, des nasses ou des sandales. J'appris aussi à lier les longs faisceaux de papyrus pour en faire de petits esquifs, tels qu'en possédaient tous les habitants des marais. La pêche ne se fit plus au filet, mais à la lance, selon la coutume locale. Car dans ces eaux planes, entre les plantes aquatiques, il suffisait de guetter le passage d'uns carpe argentée pour la percer d'une longue perche acérée et la remonter, encore frétillante, pour l'enfiler, telle une perle dans un collier, autour de la corde qui pendait à nos hanches.

Alors, le soir, nous voguions vers les cités lacustres pour partager nos prises avec les habitants des marais, en échange de caroubes, d'abricots ou de melons, et nous passions la nuit dans leurs maisons de branchages construites sur pilotis, a l'abri des crocodiles et des bêtes des marécages. La nuit, mon auditoire se délectait des contes du combat de Seth et d'Horus dans les marais, et je prenais plaisir à leur inventer de nouvelles aventures pour effrayer les enfants de mon âge qui n'avaient jamais quitté leur famille.

 

Quand la crue fut à son apogée, le fleuve devenu boueux ne permit plus la pêche à la lance, car le courant trop fort disloquait les nacelles de roseaux liés. Nous dûmes remonter le Nil, halant notre barque le long des berges boueuses de cette saison d'été, ne pêchant au filet qu'entre les rares îlots des berges sablonneuses où les remous du fleuve n'étaient pas trop violents. Les villages, rebâtis et surélevés au cours des siècles sur leurs propres fondations, formaient dans les étendues d'eau des milliers d'îles que les habitants protégeaient parfois de hautes digues de briques, et certaines grandes cités devenaient à leur tour lacustres pour quelques mois, ce qui ne se voyait jamais en haute Égypte où les villes étaient toujours construites à la lisère du désert, au-delà des terres cultivables. Au coucher du soleil, les grandes étendues d'eau semblaient s'embraser, ponctués de myriades de cités dont les alentours, constellés des faîtes de palmiers ressemblaient à un grand bassin parsemé de larges feuilles et de fleurs de lotus.

En quelques semaines, nous fûmes sur le domaine funéraire des premiers rois d'Égypte. Le cours du Nil, stabilisé, laissait dans la campagne d'immenses lacs dont la boue peu à peu se déposait, éclaircissant les eaux calmes à la surface desquelles se réfléchissaient les grandes pyramides parmi les palmiers-dattiers encore immergés.

Fasciné par ces monuments antiques, je demandais à mon compagnon de m'y emmener. Il se mit à sourire. Il n'avait aucune foi en nos dieux mais respectait les rois anciens. Il avait déjà approché ces lieux sacrés, la nuit, au cours de sa jeunesse, mais jamais il n'avait été jusqu'au pied des tombeaux monumentaux, ni même jusqu'aux temples funéraires qui les précédait dans la vallée. Les cultes s'étaient depuis longtemps éteints dans les temples des vieux rois, je ne risquais pas de rencontrer qui que ce soit dans les alentours après le coucher du soleil, et il accepta de me mettre sur le chemin des jardins du domaine des anciens pharaons et de m ‘y attendre jusqu'au matin.

(… à suivre …)


[1] L'Amenti : les enfers.