Kurdes exécutées : hypothèses contradictoires

Quatre balles dans la tête, pour l’une, trois pour chacune des deux autres : l’exécution des trois militantes kurdes à Paris n’évoque pas vraiment la tuerie de Chevaline car, cette fois, le ou les tueurs étaient sans doute de vrais professionnels. Qui ? En dépit des propos de Recep Tayyip Erdogan, qui n’exclue d’ailleurs pas une action des Loups gris ou d’une autre formation turque, la thèse d’un règlement de comptes au sein du Parti des travailleurs du Kurdistan ne doit pas forcément être privilégiée. C’est bien sûr l’opinion de l’immense majorité des Kurdes de France, dont j’ai pu rencontrer quelques-uns des plus pondérés.

Chaque touche de mon clavier m’évoque un œuf de perdrix (et mes doigts des brodequins). D’ailleurs, si je suis passé hier soir rue d’Enghien, où de nombreux membres de la communauté kurde s’étaient rassemblés, je me suis bien gardé de m’adresser à quiconque pour évoquer les assassinats de Sakine Cansiz, et des deux autres militantes du PKK, hier jeudi, à Paris.

Dans ce quartier, dit du Sentier turc ou de La Petite Turquie, ce genre d’exécution n’est pas tout à fait exceptionnel.

Par le passé, les coups de feu échangés entre membres des services secrets et kurdes militants n’étaient certes pas monnaie courante, mais pouvaient survenir, sans ce que cela retienne très longtemps l’attention. Je connais au moins un Kurde qui n’avait jamais son automatique trop loin de la portée de sa main.
Parfois, entre militantisme et criminalité rémunératrice, ce qui n’est pas l’apanage du PKK, des recoupements s’opèrent : il faut se bien se financer… Ce qui peut provoquer aussi des conflits.

De toute façon, je l’avais déjà constaté à Reims (pour L’Union) lors de l’arrestation par la police française de trois Kurdes, voici plus d’une décennie, le PKK tient à la plus grande discrétion. Idem des Turcs nationalistes de France, qui considèrent que ces affaires internes à la Turquie ne regardent qu’eux-mêmes. Quant à celles et ceux qui vivent en France le plus loin possible de « tout cela », leurs opinions se résument le plus souvent à l’expression d’un fatalisme : qu’ils se débrouillent entre eux…

Si les services français n’ont pas un tant soit peu infiltré le PKK ou d’autres groupes, voire leurs homologues turcs, je doute très fort que, sauf élément inattendu, l’enquête puisse progresser rapidement. D’ailleurs, même si les enquêteurs se forgeaient une opinion, il se pourrait qu’ils la gardent par devers eux.

Recep Tayyip Erdogan a insisté sur l’hypothèse d’un règlement de compte entre factions du PKK, sans toutefois exclure « certains milieux » désireux de « saboter » le processus de paix réamorcé entre Abdullah Öcalan, du PKK, emprisonné, et de fait, la partie majoritaire au gouvernement turc de l’AKP, le parti au pouvoir.

« Certains milieux » peut désigner n’importe qui : on peut songer aux Loups gris, organisation très nationaliste, à un cercle au sein de l’armée turque, aux services irakiens, iraniens ou syriens. Pourquoi pas, aussi, au Mossad israélien, &c. Directement ou indirectement (par l’intermédiaire d’un sbire rétribué, par exemple).

Principale victime ?

On ne sait d’ailleurs pas avec certitude si Sakine Cansiz, la plus connue des trois femmes, était ou non principalement visée, ce qui semble pourtant « logique ».

Le crime crapuleux (une histoire de dette non honorée, mettons pour simplifier), voire une histoire de famille (au sens propre, parental du terme), tout, à ce stade, peut encore être envisagé (on a vu par le passé de plus étranges retournements de faits divers, en tous domaines).

Même si un restaurant turc a dû tirer son rideau sur le passage du cortège des manifestants quittant la rue Lafayette pour rejoindre le grand centre culturel kurde de la rue d’Enghien, qui jouxte des librairies ou des salons de thé, des bars, il ne faut pas croire que Kurdes et Turcs se regardent en chiens de faïence dans le Sentier turc. Si c’était vraiment le cas, l’incident ne serait pas resté isolé. De plus, les communautés se diluent plus ou moins du fait des mariages mixtes (entre Kurdes ou Turcs et Maghrébines, Françaises, Européennes, autres), de la prospérité d’une classe moyenne de plus en plus au contact du reste de la population (en témoignent ces restaurants turcs ou kurdes surtout fréquentés par une large clientèle non-anatolienne, voire se transformant en « grecs » avant de finir en restos traditionnels franchouillards aux enseignes et plats « bien de chez nous »).

Mais il est tout aussi vrai que des organisations comme Les Faucons de la Liberté, dissidents du PKK, et donc de son successeur, la KCK (union des communautés du Kurdistan) développent une logique autarcique.

Hollande, Sarkozy complices ?

L’Europe, et la France, se montrent fluctuantes et ambivalentes. La cause kurde bénéficie de sympathies, mais très souvent, les polices des divers pays collaborent plus ou moins (et pas assez pour la Turquie) avec les services turcs. Cela étant, ces derniers peuvent-ils être considérés homogènes ou divisés ? L’AKP, le parti au pouvoir, doit compter avec l’influence du mouvement religieux Gulen, suspecté par les Kurdes de vouloir totalement assimiler les populations kurdes. Mais il n’est même sûr que le Gulen soit unanime dans son approche de la question kurde. Quant à l’attitude de la France, il convient de rappeler qu’en janvier dernier, le gouvernement Fillon avait bataillé contre la radio-télévision Roj TV (Soleil télé) kurde (sous la pression, sans doute, d’Ankara). Roj TV, qui fut diffusée par Intelsat, était basée en Belgique et relayée par les satellites Eurobird ou Nilesat. Son site est devenu inaccessible. Mais elle émet depuis le Danemark. Avancer que les services français, qui ne peuvent être partout et à toute heures, aient facilité ces exécutions est aller un peu vite en besogne.
J’avance cela « fort » des suites de l’affaire Merah. Question surveillance constante, on a vu pire…

Quant aux conséquences, allez donc en préjuger. Il est allégué que ces assassinats pourraient freiner les négociations. L’inverse pourrait tout aussi bien être soutenu. Dans ce cas, à qui profite donc le crime ?

Le parti de la paix et de la démocratie (BDP), qui jusque là refusait l’idée de négociations avec Öcalan, semble les approuver. De même que le parti d’opposition turc, le parti républicain du peuple (CHP). Ce qui semble aussi établi, c’est que l’opinion publique turque est vraiment lasse du conflit et ne voit plus trop de solution militaire réussir.

L’emphase qui a accompagné la nouvelle de l’assassinat de Sakine Cansiz est aussi à prendre avec une certaine circonspection. Toute martyre, tout martyr, pour peu qu’elle ou il soit un peu connu, devient automatiquement « une légende » du mouvement. Mais il est vrai que son statut était important car elle avait été emprisonnée à la fameuse prison de Diyarbakir. Elle était aussi passée par un camp de la Bekaa, en Syrie et elle connaissait Osman Öcalan, le benjamin d’Abdullah. Selon un observateur, un tiers des combattants kurdes sont des combattantes.

Un facteur la concernant ne semble pas négligeable, sans qu’on puisse déterminer son importance : elle défendait l’émancipation des femmes. Ce qui peut déplaire tant aux islamistes turcs qu’à… on ne sait trop qui du côté kurde. Attentat anti-féministe ? C’était aussi une Alevi (une branche de l’islam). Et puis, que sait-on au juste de Leyla Soylemez ou Fidan Dogan ? Ce genre de question peut sembler déplacée, voire insultante : nullement, n’importe quel enquêteur ou faits-diversier ne néglige aucune piste (rappelez-vous l’affaire Merah et la priorité donnée à la thèse d’attentats d’extrême-droite…), si ténue, soit a priori absurde, soit-elle.

Tout le monde et son adversaire…

Sans tomber prématurément dans une fumeuse théorie du complot, que rien n’étaye, on peut relever qu’Israël et les États-Unis surveillent de très, très près, les diverses composantes kurdes de Turquie, Syrie, Irak et Iran. On ne sait trop quelle véritable influence pouvait avoir Sakine Cansiz, ce qu’elle pouvait penser de la situation globale au Moyen-Orient, des relations avec la Russie ou la Chine, avec d’autres pays. Une Turquie pacifiée serait-elle moins docile et moins coopérative ?

On peut relever que le parti de la vie libre au Kurdistan (PJAK), la branche iranienne, a été plus ou moins lâchée par Israël et les États-Unis, ce qui peut surprendre.

Mais cet angle franchement hasardeux (tout comme l’hypothèse d’un règlement de comptes crapuleux ou familial qui ne viserait pas principalement la plus connue des trois victimes, pure supputation : mais en matière de faits-divers, parfois, la fiction la plus farfelue peut rejoindre la réalité ultérieure) se heurte au fait que, en général, dans un tel cas, on a mesuré soigneusement les conséquences. Lesquelles sont fort incertaines.

Si mes amis originaires d’Anatolie lisent ceci, qu’ils conservent en tête cette conclusion : je n’en ai strictement aucune. Je remarque juste qu’un tel crime au centre de Paris n’a vraiment rien de si insolite, enfin, en tout cas pas davantage qu’un attentat au gaz dans un métro japonais ou un autre à l’explosif dans celui de Londres (qu’il se soit agit de l’IRA ou de présumés islamistes). Cet argument ne tient pas l’examen. Avancer que ces femmes ont ouvert à quelqu’un qu’elles connaissaient est tout aussi hypothétique : il aurait pu suffire d’enfiler des tenues de pompier ou d’employés du gaz et faire croire à un danger imminent. Si je possédais un automatique muni d’un silencieux et que je savais m’en servir (ce qui n’est pas le cas), pour aller, excédé, exécuter des voisines trop bruyantes, je doute très fort que mon profil attire vite l’attention sur moi. Bref, certes, le mobile politique semble le plus plausible.

Circonspection de mise

Dans ce cas, que penser de l’absence de revendication ? Strictement rien. Ou on peut estimer au contraire qu’une organisation ayant tout intérêt à revendiquer ses actions pour se faire valoir puisse estimer plus judicieux de laisser planer le doute, qui amplifie les dissensions. Une fausse revendication peut aussi intervenir à tout moment.

Selahattin Demirtaş, du BDP, qui vient d’arriver en France avec Gültan Kışanak, en appelle à la coopération des gouvernements turcs et français. Ils laissent supposer la main d’une faction turque. C’est logique de leur part.
Erdoğan a l’habitude de souffler le chaud et le froid. Il est aussi sujet à des revirements aussi brusques qu’inattendus. Mais il semblait plutôt normal qu’il tente d’instrumentaliser ces crimes en les imputant à des dissensions internes au PKK. Souvenons-nous : les attentats des gares de Madrid, en 2004, avaient été imputées à l’ETA par le Premier ministre espagnol, et le ministre de l’Intérieur qui déclarait : « il est absolument clair que la formation terroriste ETA cherchait à faire une attaque ». Erdoğan, en n’excluant pas l’action de forces obscures, n’est pas allé jusque là. Il a aussi accordé à Öcalan l’octroi d’un téléviseur dans sa cellule.

Ne pas exclure une toute autre piste, en l’état, s’impose, jusqu’à nouvel ordre. Laquelle ? Recueillir les opinions des uns ou des autres, faire du radio-trottoir, n’avancerait à rien. Quant aux sources anonymes, confidentielles, aux experts, qui ménagent leurs propres sources, ou contacts, rien ne permet d’en croire l’une ou l’un plus que l’autre, d’opinion opposée. « Turquie assassin, Hollande complice », tel était le slogan que brandissait, ce jour, à Marseille, un enfant kurde. Roz Walat (Kurde d’Irak) a indiqué qu’il fallait surtout attendre que l’enquête progresse, rapporte Le Monde. Il n’est pas sûr qu’elle progresse. Mais, effectivement, quoi d’autre ?

Raison garder, et recadrer

Aller faire du radio-trottoir à chaud, c’est souvent faire du spectacle. Ce soir, rue d’Enghien, vers 19h30, devant le Centre culturel kurde, une pluie drue a dispersé celles et ceux peu désireux de se réfugier à l’intérieur ou dans les bars ou salons de thé de proximité. Les télés avaient délégué des équipes pour faire de l’ambiance. Trois parlementaires kurdes, venus de Turquie, sont venus évoquer les faits et la manifestation de demain, samedi.

Dans la soirée, Politika est venu diffuser son édition, pratiquement toute entière consacrée à l’événement.

Trois points sont à retenir :

• après les réactions d’émotion, c’est le deuil, et comme personne ne peut imputer la responsabilité des exécutions à qui que ce soit avec certitude, et du fait que les communautés kurdes et turques vivent de longue date en bonne intelligence dans le quartier, personne n’a envie de s’en prendre à qui que ce soit.

• mes interlocuteurs, des gens posés, implantés de longue date en France, font en général confiance à la police française pour mener cette enquête de manière impartiale. Mais « en fonction de ce qu’ils trouveront, ils s’exprimeront ou non ». Le fait que deux caméras, depuis des années, surveillaient les abords de l’immeuble laisse quelques espoirs.

• le sentiment dominant est qu’on s’est attaqué à « un symbole » qui n’avait peut-être pas toute l’importance éminente qu’on veut lui accorder médiatiquement, mais qui, du fait qu’il s’agit d’une femme (en fait de deux femmes, la troisième étant moins impliquée dans la vie de la communauté), ne pouvait être visée par des dissidents du mouvement kurde. « De mémoire, jamais des femmes ont été touchées », me dit l’un, l’autre est plus catégorique : « nous, on ne s’attaque pas aux femmes ».

• Il semble douteux, dans la communauté kurde de France, que la Turquie ait pris la décision d’un tel acte au plus haut niveau gouvernemental. En tout cas, c’est le sentiment très prévalant. Que des groupes, qu’on ne sait trop identifier, aient voulu saboter le processus de paix semble très plausible.
Quant à « faire porter le chapeau à un pays étranger, c’est classique, mais, là, à part l’Iran, et vraiment sous toute réserve, on ne voit pas. Israël a bon dos, cela peut être avancé… mais ce n’est guère crédible ».

Au final, personne n’est vraiment sûr de rien. En tout cas, personne n’est catégorique, du moins parmi celles et ceux qui s’interrogent vraiment. L’urgence, est d’attendre.

 

 

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

Une réflexion sur « Kurdes exécutées : hypothèses contradictoires »

  1. Autre mystère : le buzz « SaMo_Dz » de l’année dernière.

    [url]http://unpetitcoucou.over-blog.com/article-le-hacker-samo_dz-n-est-toujours-pas-identifie-114305036.html[/url]

    Qui peut bien orchestrer de telles manipulations, et pourquoi ?

    P.S. : J’atteins actuellement 18 votes négatifs pour mon bonjour du 9 janvier sur l’article / Jean-Luc Mélenchon. A ce stade, c’est un vrai succès…

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