Un jour, la presse, relayant des informations de « sources autorisées », indique que les deux journalistes français de FR 3 enlevés dans la province afghane de Kapisa ne sont pas aux mains des talibans. Deux jours après, la même presse relaye des revendications de talibans détenant ces journalistes. Il n’est absolument pas sûr que les « sources autorisées » soient à même de décider qui elles affrontent exactement. Et par ailleurs, pourquoi Nicolas Sarközy a-t-il qualifié d’inconscients ces journalistes ? N’allaient-ils pas dans une zone où l’armée française avait atteint ses objectifs de pacification ?

 

 

Qui a dit, et même écrit, ce qui suit ? « Aucun endroit ne le démontre mieux que les provinces de Kapisa et de Surobi, où les forces françaises ont apporté une plus grande sécurité à la population locale en 2008, et où les programmes d’aide au développement français soutiennent des projets agricoles, éducatifs et de santé, créés en coopération avec les dirigeants afghans locaux. ». C’était l’ambassadeur des États-Unis d’Amérique en France, Charles H. Rivkin, dans une tribune libre que Le Monde publiait le 14 décembre 2009.

Qui a souhaité la présence de journalistes français sur les zones afghanes où sont déployés les forces françaises et qui accorde le passage aux envoyés spéciaux de la presse française, nationale et régionale, alors même que deux journalistes venaient d’être enlevés ? Qui a décidé de créer un camp militaire spécial de sensibilisation aux dangers que les journalistes encourent en zones de conflits armés ? Ce camp, calque de celui de l’armée canadienne, vise à faire acquérir par les correspondant·e·s de guerre les réflexes pour se protéger, mais aussi pour ne pas gêner les militaires lors des opérations qu’ils mènent (ou qu’ils miment pour les caméras).

Soit l’ambassadeur américain disait vrai et on ne voit pas pourquoi les deux journalistes enlevés avaient pris la précaution superflue de se vêtir à l’afghane, soit il s’illusionnait ou illusionnait sciemment l’opinion française.

Mais comment des journalistes peuvent-ils mettre en doute des affirmations telles que celles rapportées sur le site de l’état-major français ? Quand ils lisent, le 19 décembre dernier que « l’opération Septentrion a ainsi atteint son but… » dans « la partie Nord-Est de la vallée d’Uzbeen, le dernier sanctuaire insurgé de cette région située à l’Est de Kaboul… », pourquoi devraient-ils encore déployer un luxe de précautions pour s’y rendre ? On verra, dans quelques semaines, voire quelques jours, si la fameuse opération Septentrion a bel et bien – ou non – atteint son but. Pour ce qui se rapporte à « l’axe  Vermont qui va de Naghlu à Nijrab » dans la région de Kapisa, qui était supposé balisé par des postes de contrôle fin décembre, l’enlèvement des deux journalistes français de FR 3 semble avoir démenti par les faits les belles assurances données par l’ambassadeur américain. L’inconscience dénoncée par Nicolas Sarközy à propos des journalistes enlevés, lors du conseil des ministres d’hier, mercredi, consistait peut-être à prendre trop au sérieux les propos lénifiants des divers états-majors sur les assemblées villageoises, et sur le succès des les « chouras » (shuras, ou assemblées d’anciens) témoignant du bon accueil fait aux troupes de l’ISAF par les populations locales…
 
Fin 2009, un porte-parole de l’état-major français déclarait : « je ne partage pas du tout le pessimisme qui prévaut trop souvent ces derniers temps tout en reconnaissant naturellement que la situation est sérieuse et difficile… ». La suite allait, rapidement, dans les faits, renforcer la seconde partie du propos…
 
Selon une étude américaine du Center for Strategic and International studies révélée dans la première semaine de janvier 2010, « le gouvernement afghan, l’OTAN et la FIAS ont perdu le contrôle dans la plupart des régions du pays, et que les talibans et les insurgés ont poussé la guerre jusqu’à un point critique… ». La FIAS (ou ISAF), la Force internationale d’assistance à la sécurité, aurait certes remporté des batailles tactiques relativement insignifiantes quant à l’issue du conflit mais a laissé graduellement les territoires et les opinions locales lui échapper.
 
Si l’état-major français ne partage pas le pessimisme prévalant, notamment aux Nations Unies, l’armée américaine semble bouder les perspectives de carrière en Afghanistan. Selon Eric Schmidt, du New York Times, le recrutement de volontaires pour des missions hautement spécialisées fait un flop. L’armée de terre n’aurait dégagé que 69 volontaires sur un total de 363 affectations prévues, la marine, 30 sur 183, l’armée de l’air, 45 pour 225 et le corps des Marines 19 sur 63. Les « agences civiles » n’auraient dégagé que 9 volontaires pour un total de 78 postes dans le cadre de ce programme de recrutement spécial. Le Pentagone a admis que seuls 172 volontaires s’étaient déclarés début janvier 2010 et l’amiral Mullen s’est inquiété – dans une note datée du 14 déc. 2009 – que les armées ne fournissaient pas leurs éléments les « meilleurs et les plus brillants ». Plus récemment, c’est l’un des généraux les plus en vue de l’armée américaine qui a décaré que les pertes américaines en Afghanistan pourraient atteindre, en 2010, entre 300 et 500 militaires… mensuellement.
 
Le general Barry McCaffrey (cadre de réserve), qui est l’un des plus décorés des armées américaines, et qui a mené des inspections régulières en Afghanistan depuis 2003, a récemment estimé les pertes prévisibles entre 300 et 500 militaires américains… chaque mois. Par pertes, il faut entendre des morts ou des blessés. Mais les blessures infligées à des soldats généralement très protégés individuellement sont particulièrement atroces et plus de la moitié des soldats américains blessés sont restés invalides ou inaptes au service actif. Les pertes militaires américaines en Afghanistan en 2009 se sont élevées à 305 tués et 2 102 blessés (décompte effectué au 20 décembre 2009 et ayant augmenté depuis). Les prévisions du général McCaffrey équivalent donc à un quasi doublement des pertes annuelles pour 2010 (entre 3 600 à 6 000 contre 2 500 en 2009). Le coût journalier total de l’engagement militaire américain en Irak et en Afghanistan est déjà supérieur à la moitié de ce qu’il fut lors de la Seconde Guerre mondiale (377 millions d’USD par jour, contre   622 millions, en dollars « constants »).

Par ailleurs, sur les divers terrains d’opération, les désertions de militaires et policiers afghans, les infiltrations de partisans des talibans ou d’autres groupes d’insurgés dans les rangs des collaborateurs au contact avec les unités de l’ISAF engagées sur le terrain, entretiennent la suspicion. Ce qui n’a pas empêché l’ambassadeur de France aux Nations Unies de déclarer, le 6 janvier, que « les Afghans ont démontré leur engagement pour la démocratie… ».