Jacques Attali ne fait plus guère recette. Voici quelques jours qu’il appelle, sur Slate (.fr) a davantage de gouvernance européenne, sans rencontrer de véritable écho. Pourtant, il conserve le sens de la formule. « La lumière qu’on croit voir aujourd’hui au bout du tunnel  [Ndlr. Avec une BCE achetant directement des dettes ou obligations souveraines] aura alors été celle de la locomotive [de la récession et de la cacophonie européenne] qui nous fonce dessus. ». Pas faux si disposer d’emprunts peu chers pousse les gouvernements au laissez-aller–laisser-faire. Mais l’argument sonne creux si la régulation souhaitée consiste encore davantage à imposer l’austérité aux uns pour conforter l’aisance des autres.

Pourquoi la Commission européenne, organisme régulateur de l’Union, est-elle si mal perçue ? D’une part parce que les trop rares avancées qu’elle impose en faveur des consommateurs sont trop peu médiatisées, à peine mieux que les nombreux avantages qu’elle accorde aux groupes de pression financiers, industriels et autres, fort peu explicités. D’autre part, elle évoque un gigantesque machin permettant à des fonctionnaires surnuméraires de proliférer, de se gaver et d’engraisser de multiples prébendés dont l’efficacité des études ou interventions reste moins qu’évidente.

Selon les services de Matignon, dont Challenges publie les réponses, après avoir consenti une réduction de près d’un tiers de leurs traitements, François Hollande et Jean-Marc Ayrault « dégringolent du 52e au 657e rang des rémunérations de l’État. ». Qu’en serait-il si le classement les situait par rapport aux mieux rétribués de Bruxelles, et d’autres instances supranationales ?

Jacques Attali souhaite que l’action de la BCE, qui pourrait consentir à l’acquisition de dettes souveraines au lieu de graisser les banques privées dans l’espoir qu’elles se subsistent à elle dans ce rôle, soit compensée par « un ministre des Finances » de la zone euro. Fort bien, mais pour quoi faire au juste ?

Pour multiplier les forts onéreux audits de cabinets privés qui feraient de ce ministre un stipendiaire davantage qu’un décideur ? Ou un véritable régulateur taillant dans les dépenses inutiles, imposant une harmonisation réelle (qui pourrait faire, par exemple, des multiples maires français de simples délégués de quartier ou d’arrondissement dans le cadre de la trop coûteuse intercommunalité, qui harmoniserait le nombre des élus en fonction de celui des populations), qui mettrait fin à la prolifération des comités bidules et autres quangos ?

Irréalisme ?

Au Royaume-Uni, l’Independent Parliamentary Standards Authority planche sur une réforme de la rémunération des membres du Parlement britannique, qui serait liée au salaire moyen constaté. Ils toucheraient 2,5 fois ce montant (contre deux fois seulement dans les années 1970 et de fait bien supérieure à présent, en raison de multiples avantages dérivés).

Serait-il si irréaliste de considérer qu’un pays devrait limiter son corps représentatif en fonction de sa population, et que ses membres soient rétribués en fonction non pas du salaire moyen constaté dans tel ou tel pays, mais en relation avec le salaire moyen européen (ou au moins de la zone euro) ?

Serait-il si irréaliste de fixer un salaire minimum qui soit le même partout en Europe ?

On rétorquera aisément que les disparités du coût de la vie dans les différents pays sont trop considérables. Et dans les régions françaises, donc ?

Certes, la vie est « plus chère » au Danemark qu’au Portugal, par exemple, mais il n’est pas du tout sûr que, globalement, les rémunérations soient vraiment plus fortes au Danemark qu’au Portugal. Dans certains pays, les dirigeants sont moins gourmands que dans d’autres, ce qui permet aussi de mieux rétribuer les employés. En Belgique, par exemple, les simples employés ne sont pas vraiment beaucoup plus mal payés que des contremaîtres ou des cadres intermédiaires.

Quant à la cherté des produits, elle est souvent déterminée par la grande distribution et un même produit sera doté d’une étiquette et d’un montant fort différents selon l’estimation de ce que le consommateur d’un pays est prêt à payer. Un même produit suisse sera moins cher en Allemagne qu’en Suisse, en dépit des coûts de transport, comme l’a récemment révélé, pour des produits Migros, une association suisse de consommateurs.

Que l’on sache, globalement, les consommateurs allemands ne sont pas moins bien rétribués que les « suisses » (lesquels sont souvent des immigrés ou des frontaliers).

L’harmonisation européenne passerait sans doute mieux si les raisonnements quelque peu simplistes d’apparence n’étaient pas systématiquement qualifiés de « populistes ».

Pour le moment, la dérégulation, qualifiée de « flexibilité », ne vise que les plus bas salaires, et les aligner par le bas sur ceux des pays rétribuant le moins ne semble poser aucun problème à nos proclamées « élites » et aux technocrates européens. Mais pour les autres, là, l’Europe s’exposerait à une immense fuite des « cerveaux ». Ah bon ? Dans ce cas, tous les dirigeants des plus grandes firmes mondiales devraient déjà être des Européens rétribués à moindre prix que d’autres, nationaux, lesquels n’auraient plus que l’Europe pour tenter de se recaser tant bien que mal.

Un peu partout dans le monde, on peut s’apercevoir que la cherté de la vie n’est pas que liée à la faiblesse des ressources d’un pays. Dans des pays dits très pauvres ou pauvres, la vie peut être très chère, les produits de première nécessité hors de portée des plus pauvres, mais on s’aperçoit surtout que les richesses sont captées par les mieux nantis.

En 2010, Paris se situait à la 30e place mondiale derrière… Luanda (Angola), Brasilia, Kinshasa (Congo), Bogota (Colombie) et Mumbai (Bombay) ou Istanbul.

Double écueil

Jacques Attali prône l’instauration d’un ministère européen des Finances chargé de définir et faire appliquer des programmes de réforme « économiquement efficaces et socialement justes » dans chaque pays.

L’idée se heure à double écueil. Plus aucun Européen disposant de bas revenus ne croit plus que l’Europe puisse impulser réellement des programmes « socialement justes ».

Plus aucun Européen (ou presque) disposant de très forts revenus ne veut d’une régulation susceptible de limiter la croissance, qu’il entend rester exponentielle, de ses gains.

Placer ce ministre sous le contrôle de parlementaires européens qui n’ont, pas plus que la plupart de leurs collègues nationaux (hormis peut-être rares exceptions) fait seulement semblant de vouloir réduire leurs rémunérations et les dépenses générales parlementaires, n’est plus crédible.

On relèvera aussi que pratiquement aucun des partis politiques en Europe, même ceux qualifiés de populistes, ne prône de réduire les avantages des postes que leurs dirigeants convoitent, le PS français constituant l’une des chiches exceptions (en Italie, Mario Monti avait fait mieux en renonçant totalement à sa rémunération de président du Conseil, il est resté le seul).

Sortir des dogmes

Mario Monti aura au moins eu le courage de fusionner près d’une région italienne sur deux, et de réduire le nombre des fonctionnaires d’abord par le haut (baisse globale d’un dixième des effectifs, mais d’un cinquième des dirigeants de la fonction publique). Mieux, celui de diviser par deux les financements aux partis politiques.

L’Italie va aussi mettre au chômage des centaines (voire des milliers) de chauffeurs de voitures de service dans la fonction publique. « Très bien », pourrait-on penser. Sauf qu’il est évident que tous ne pourront se reconvertir en chauffeurs de taxis, même si le gouvernement italien s’est attaqué parallèlement à cette profession pour la rendre plus accessible et favoriser la concurrence.
Ah, la sacro-sainte concurrence ! Certes, elle joue si une longue file de taxis affichant des tarifs différentiés s’aligne le long d’une station où que l’on est sûr d’appeler un central qui vous enverra un véhicule où que vous vous trouviez.

Mais notez qu’elle fonctionne fort peu pour les produits de grand luxe. Ou que rarement deux trains concurrents partent aux mêmes horaires pour la même destination.

Elle contribuerait à faire baisser prix et tarifs tout en favorisant l’emploi. Comment alors expliquer que huit ou dix compagnies puissent rémunérer des dirigeants et des conseils d’administration aussi grassement que deux ou trois ? En réduisant les salaires inférieurs et en accroissant l’offre pour susciter une demande, quelle qu’elle soit. C’est ainsi que l’on passe beaucoup plus de temps au téléphone pour demander s’il faut ou non acheter du pain sans faire l’effort de se remémorer s’il en reste de la veille. Mais cela tombe bien : il faut toujours acheter du pain puisque le reste de la veille est conçu pour rassir trois, quatre, cinq, six fois plus rapidement que naguère.

Quelle efficacité ?

Jacques Attali souhaite des réformes « économiquement efficaces ». Mais de quelle efficacité parle-t-il ? Celle qui consiste à créer des besoins superflus pour susciter une demande toujours croissante ? Ou celle visant à combler des besoins réels qui ne sont pas ou peu satisfaits ?

Bizarrement, pour des besoins essentiels, telle l’alimentation en eau, on en revient aux régies municipales, et personne ne pense qu’une dizaine de compagnies privées concurrentes, toutes se dotant de leur propre réseau de canalisations parallèles, au prix de très lourds et coûteux travaux, ferait baisser les prix au robinet. Même en employant des terrassiers esclaves, ou des prisonniers corvéables à merci, coûts d’investissements et tarifs seraient insupportables.

Croit-on vraiment aussi, comme on l’a vu dans divers pays ex-communistes, qu’en remplaçant tous les commerces des centres-villes par des agences bancaires, toutes les autres boutiques étant reléguées en périphérie, le prix des crédits et les rendements de l’épargne profiteraient mieux aux emprunteurs et aux épargnants ? Pense-t-on vraiment que le nombre des mutuelles en France ayant baissé, depuis 2010, de 844 à 719, les tarifs ont d’autant grimpé et que les prestations soient encore moins avantageuses de ce seul fait ?

Ce qui pose la question de la garantie d’indépendance d’un ministre européen des Finances et du type de croissance économiquement efficace qu’il serait censé impulser.

Plus largement se pose le problème de la compétitivité censée améliorer la balance commerciale. Qu’exporter et à destination de qui ? De pays dont on ruinera l’autosuffisance, notamment alimentaire ? De classes émergentes étrangères qui accumuleront gadgets, objets de déco, parures, éléments de confort, &c. ?

Le mythe du « gagnant-gagnant » à coup sûr n’empêche jamais que les excédents commerciaux ici ou là créent des déficits ailleurs.

Restaurer la confiance

Pourquoi donc un super-ministre serait-il plus intègre que ceux des divers pays ? Parce que mieux contrôlé par des parlementaires européens beaucoup moins sensibles aux groupes de pression internationaux que les locaux ? Parviendrait-il vraiment à juguler les dérives de ses « pairs » nationaux devenus quelque peu subordonnés ?

Préconiserait-il de relever les rémunérations des bas salaires, ce qui écornerait sans doute davantage les bénéfices que des relèvements des taux dont il est toujours possible de contourner l’application, et permettrait d’élargir l’assiette de l’impôt puisque de bas, et peu imposables, ces salaires rapporteraient davantage au fisc ?

S’affranchirait-il du dogme voulant que toujours davantage d’automation accroisse la compétitivité et que, forcément, les salariés redondants retrouveront automatiquement de l’emploi dans de nouveaux secteurs ? Aura-t-il la sincérité d’avouer qu’il est totalement vain d’espérer remettre au travail des millions de chômeurs ou de retraités aux ressources insuffisantes si ce n’est en leur confiant des tâches totalement dérisoires, indépendamment de leurs qualifications antérieures ? Que les dénommer autoentrepreneurs ne garantit pas qu’ils puissent tous dégager un revenu à peu près décent ?

Mais l’idée de confier à une sorte de super « sage » des pouvoirs décisionnaires n’est pas plus stupide qu’une autre. Il se trouve que l’Allemagne n’y est pas prête.

D’autres voies sont envisageables, mais exigeant davantage de temps, comme de laisser aux nations volontaires celui de généraliser – en harmonisant ressources et investissements – les tentatives de sortie de crise semblant le mieux réussir. Soit que divers pays passent de l’état actuel de confédération au stade d’une fédération. Si, par exemple, Espagne, Portugal et Italie se fédéraient, leur poids économique leur conférerait une toute autre influence au sein de cette bancale confédération qu’est, finalement, l’Union européenne.

L’essentiel, pour un ministre européen des Finances, serait de pouvoir convaincre de passer d’une économie de croissance (la croissance n’a jamais nulle part éradiqué la pauvreté ; elle l’a simplement redistribuée) à une économie de résilience. Mais allez donc expliquer comment on peut vivre mieux avec autant ou un peu moins à des acteurs économiques considérant que ne pas accroître son train de vie équivaut à une régression.

Suggestion prématurée

Dans un système économique qui confond les intérêts des entreprises et ceux du patronat ou de l’actionnariat, un ministre européen des Finances saurait-il impulser des mesures « économiquement efficaces » qui soient contraires aux intérêts du patronat et de l’actionnariat (soit, aussi, de la finance qui constitue l’essentiel de l’actionnariat) ? Dans un système où toute mesure « socialement juste » est considérée fondamentalement contraire aux intérêts les plus puissants, donc pour eux fondamentalement « injuste », efficacité (pour l’accroissement des profits) et « justesse sociale » (pour ne pas employer « justice ») sont devenus des termes antagonistes.

Actuellement, de fait, tout ministre des Finances est perçu en tant que ministre de la Lutte des classes, tant par les unes que par les autres. Comme le relève en substance Mélenchon à propos des génuflexions du Premier ministre français, Ayrault, devant le Medef, il n’en fait jamais assez tant pour les unes que pour les autres.

Quant Pierre Moscovici déclare que le coût du travail n’est pas une question « taboue », chacun peut l’interpréter à sa manière : coût du travail des dirigeants et détenteurs des capitaux ou coût de celui des subalternes ?

En soi, la perspective souhaitée par Attali n’est pas plus critiquable qu’une autre. Elle se heurte à une résistance : les choses sont allées beaucoup trop loin dans le sens des inégalités sociales. Tant qu’elles ne seront pas réduites dans chaque pays, tout détenteur du portefeuille sera perçu par la majorité des populations tel un facteur d’aggravation de ces inégalités.

Attali l’ignore-t-il vraiment ou feint-il de l’ignorer ? Dans les deux cas, cela ne peut conduire qu’à ce qu’on l’ignore.