Polyglottes, si ce n’est vraiment multilingues, ainsi pourrait-on souhaiter qu’une majorité des Françaises et des Français deviennent. C’est mal parti : l’enseignement des langues autres que l’anglais régresse. On peut donc comprendre les réactions d’associations telle l’A.FR.AV (Association Francophonie avenir ou à venir…) qui veulent bouter l’ « anglois » hors de la Francophonie. Sans pour autant partager toutes leurs préventions.


Vers le milieu des années 1970, lors d’un séjour au Burkina-Faso, j’ai été surpris d’apprendre que plus de 90 langues étaient pratiquées dans ce pays relativement peu peuplé. Ce pays francophone, ayant de fait le français pour langue officielle, trois autres (mooré, dioula ou jula et peul ou foulfudé) pour langues de diffusion vernaculaires ou radiophoniques (avec une douzaine d’autres langues), n’en compte sans doute plus qu’une soixantaine à présent. Mais cette cohabitation implique un réel multilinguisme qui n’a rien d’élitiste, comme le soulignait Michel Guillou, titulaire de la Chaire Senghor de Lyon, lors d’une conférence à Timişoara, capitale de la province devenue roumaine du Banat, où cinq à six langues sont parfois couramment pratiquées…

 

Autre surprise, dans le courant des années 1990, lorsqu’une condisciple bilingue (et sans doute un peu davantage) anglais-français me confia que son séjour à Bordeaux l’avait convaincue que les Girondins étaient foncièrement anglophobes. « Pas un dîner sans remarques et allusions à la limite de la goujaterie à mon égard, » me confia-t-elle, exemples probants à l’appui. La bourgeoisie de Bordeaux est pourtant réputée pour sa maîtrise de l’anglais. Il y a d’ailleurs fort à parier que les anglicismes y soient moins couramment employés qu’ailleurs. Me considérant anglophile et encore angliciste (de formation, de par ma pratique de la traduction), je tente de bannir tout anglicisme de mon expression orale ou écrite française, louvoyant parfois (par exemple entre « stylisme » et « design » selon le contexte). Ce qui ne me les fait pas tous bannir, et je ne verrais guère d’inconvénient à ce qu’outré (« outrancier ») reprenne, en français, le sens d’« extravagant » qu’il a en anglais et qui devient moins courant en français.

 

C’est peut-être pourquoi je ne m’offusque pas, à l’instar et à l’encontre de l’Association Francophonie avenir, que Valérie Pécresse ait pu dire de l’anglais : « cessons de considérer, en France, cette langue comme une langue étrangère ». L’acception « lointaine », « étrange », est tout à fait recevable, en français, pour « étrangère ». Cette saillie, et quelques autres, a valu à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le Prix de la Carpette anglaise 2008 (que l’A.FR.AV) qualifie de « prix d’incivilité linguistique ».  J’admets nonobstant qu’elle ait poussé le bouchon un peu loin, faisant preuve pour autant d’une attitude timorée : douter que les jeunes françaises et français ne puissent maîtriser correctement le mandarin standard, préférer le British Council aux Instituts Confucius, me paraît frileux.

 

J’approuve en revanche sans réserve les propositions de cette association qui estime que « la liberté, c’est d’avoir le choix (…) la langue française doit, à son niveau, et avec d’autres langues, contribuer à ce qu’il y ait toujours le choix, dans la communication internationale, de pouvoir s’exprimer autrement qu’en anglais. ».

 

Il semble paradoxal de constater que l’université de Médecine-Pharmacie-Dentaire de Cluj-Napoca  (dispense des cours en français depuis 2000. D’autres enseignements en français, essentiellement dans les domaines de l’économie et la gestion ou les sciences de l’Ingénieur, sont dispensés en Roumanie mais aussi à Sofia (Bulgarie). Diverses matières sont aussi enseignées à Cluj en allemand et hongrois (langues pratiquées localement). Mais aussi en anglais. De même, les élèves du secondaire des grandes villes roumaines bénéficient du choix : les lycées « français » ou « anglais » (mais aussi « allemands » et « hongrois ») sont largement répandus, et diverses langues (espagnol, italien) y sont enseignées en complément.

 

En Wallonie-Bruxelles, l’anglais est couramment pratiqué, ce qui n’empêche nullement l’allemand d’être très souvent compris et parlé, voire maîtrisé, par de nombreux francophones. La situation est différente en Scandinavie ou Islande et dans les Pays Baltes où, selon les pays, l’anglais est pratiqué dès les âges de sept à onze ans. L’offre suscite la demande en matière d’acquisition des langues. Le choix de l’anglais enseigné dans le primaire en France répondrait-il à un choix vraiment raisonné ou à de simples motivations budgétaires ? La question peut être posée : opterait-on en France pour le modèle scandinavo-balte faute de mieux ? Ce en dépit d’un multilinguisme qui s’affirme être plus résolument porteur d’avenir que le tout-anglais, modèle qui fut apparemment dominant mais qui, du fait de la mondialisation, commence à régresser.

 

Si des choix budgétaires draconiens étaient imposées, non pas du fait du train de vie de tout l’État mais de ses « élites » ou de ses représentants élus et de leurs affidés, d’autres choix ne faciliteraient-ils pas l’apprentissage plus généralisé et diversifié des langues ? L’espagnol ou l’italien, voire d’autres langues romanes, n’offriraient-elles pas des alternatives plus judicieuses du fait de leur proximité linguistique ? En matière d’enseignement des langues, ne revient-il pas aux entreprises bénéficiant le plus des apprentissages, de ne pas tout demander au budget de l’État ? Pour le secteur touristique réceptionnaire français, les zones de provenance sont encore dominées par les îles britanniques, mais les pays germanophones et l’Italie suivent de très près. Le tout-anglais n’est certes pas un facteur de fidélisation des touristes germanophones et italophones.  Le secteur financier gagnerait sans doute à ne pas (ou plus), à l’heure où le yuan est en passe de devenir une monnaie d’échange internationale, négliger le mandarin standard. Il serait bon aussi de ne pas considérer que l’anglais soit devenu la lingua franca des pays de la CEI, quoi qu’on puisse se l’imaginer encore…

 

Tant Alexandre Wolff, responsable de l’observatoire de la langue française au sein de l’Organisation Internationale de la Francophonie (0IF), que le secrétaire général de l’OIF, Abou Diouf, ont relevé, dans des entretiens récents (Le Parisien, 19 et 20 mars 2010), que le français regagnait du terrain – même si son usage régresse dans les assemblées internationales – et que le plurilinguisme et le pluriculturalisme façonnent déjà le monde actuel. Le tout-anglais est une impasse pour les décennies à venir. Cela ne doit pas conduire à négliger cette langue et les cultures anglophones, mais il n’est plus de mise de se focaliser sur le seul enseignement de l’anglais.

 

P.-S. – Dans un pli adressé à l’ensemble des électrices et électeurs d’Île-de-France, l’A.FR.AV avait inséré une lettre ouverte intitulée « Merci de ne pas voter pour Valérie Pécresse, l’anglomane ». La campagne électorale étant close quand nous en avons pris connaissance, nous avons attendu la clôture des bureaux électoraux pour en faire état.