Précipitation et absence de débat

La gendarmerie rejoint le ministère de l’Intérieur le 1er janvier 2009, par vote en une seule lecture sur procédure d’urgence, sans que le ministre de la Défense soit représenté, le budget 2009 de la Gendarmerie ayant été voté dans la loi de finances en prenant acte de ce rattachement avant même qu’il ne soit effectif. Puis, en place Bauveau, on accélère le processus de fusion voulu par Nicolas Sarkozy. Pourquoi précipitation et absence de débat démocratique sur un sujet essentiel de la République ?

Les personnages clés dénoncent eux-mêmes les risques pour la République

Jean-Pierre Raffarin lui-même avait vivement mis en garde le Sénat en décembre 2008.
L’ancien Premier ministre indiquait être "très attaché à ce qu’il y ait deux forces de sécurité" et appelait à être "très vigilant". "Je sais que vous avez cette conviction de républicaine sur la protection de nos équilibres", a-t-il lancé à la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie, qui défendait le budget de son ministère. Dans une lettre adressée le 21 juillet 2003 au ministre Sarkosy, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, s’insurgeait explicitement contre ce projet . "…j’ai fait part à celles-ci (NDLR les autorités du Premier Ministre) de mes observations et de mon opposition à ce projet que j’estime inacceptable", "L’évolution institutionnelle de la Gendarmerie que vous préconisez ne me semble en effet ni opportune ni justifiée", "En effet, plus on rapproche la Police et la Gendarmerie, plus on encourage les surenchères entre les deux corps, et les revendications catégorielles «en échelle de perroquet» qui conduisent à une spirale inflationniste dommageable pour les finances publiques et périlleuse pour la paix sociale". "Le maintien de la Gendarmerie au sein du ministère de la Défense est en réalité la seule garantie pérenne de son statut militaire, qui est lui-même seul en mesure de garantir l’autorité du gouvernement et la défense des institutions en situation de crise grave."

L’atout militaire de la Gendarmerie dans la réponse sécuritaire

Fonction de police et sentiment d’insécurité
Comme l’explique le colonel Espié dans sa lettre au préfet de l’Ardèche : "les gendarmes ne sont pas des policiers avec des képis". La fonction de police rejoint le sens originel d’administration de la cité, le noyau central de la fonction policière étant le monopole de la contrainte légitime, le recours, pour une société, à une force organisée pour imposer l’obéissance.
La gestion politique de la sécurité est plutôt orientée vers l’entretien d’un climat d’inquiétude à l’occasion de faits divers et vers la criminalisation, l’un des cinq processus à l’œuvre dans le sentiment d‘insécurité et la délinquance: pacification des mœurs (réduction de l’usage de la violence interpersonnelle comme issue aux litiges, stigmatisation de la violence, mutation du statut de victime, élévation du seuil de sensibilité), judiciarisation des litiges (recours accru au judiciaire en l’absence de dialogue et de lien social), compétition pour les biens de consommation (crise), ségrégation spatio-socio-économique (cités), criminalisation (de plus en plus d’articles du code pénal et du CPP, ce qui n’était pas poursuivi le devient, et durcissement des articles antérieurs).

Emeutes et violences de cités traduisent, outre les enjeux de marchés parallèles et de criminalité, une fracture sociale à la française avec la jeunesse, les forces de l’ordre, les cultures. L’organisation actuelle des forces de police en banlieues gagnerait en renseignement, connaissance du terrain, réduction de l’évitement et du sentiment d’exclusion, en  développant la proximité et le contact avec la population. Mais le choix des pouvoirs publics est au repli et à la vidéosurveillance, au mépris de la problématique liée à la croissance du séparatisme social. La concentration de personnes en situation de précarité socio-économique aggrave leur stress, leur de mal-être, et leur agressivité. Les conséquences dépassent les frontières sociales et mentales (conséquences psychologiques en termes d’identité) avec un impact dans les relations interpersonnelles mais aussi sur le représentations de son groupe, de son avenir, de sa « chance » , et sur les représentations de l’Etat et de la société de consommation.
Or la Gendarmerie, pionnière dans l’art de la police de proximité, a su développer de façon parfaitement acceptée par la population, dans la confiance et le respect mutuel, une culture très fine de dialogue constructif, de protection, de renseignement, mais dans une dimension à la fois plus globale et beaucoup plus précise et riche que le «RG». C’est l‘héritage, dans la mémoire collective du public et la culture professionnelle de la Gendarmerie, de plusieurs siècles de vraie relation humaine, un patrimoine inestimable. Là où la police semble s’essouffler, prisonnière du cercle vicieux de la tension  entre jeunes et policiers, comme l’a encore montré le documentaire «comprendre le monde» diffusé sur Arte le 08 juin 2010, la Gendarmerie ne pourrait-elle pas apporter le changement susceptible de surprendre la dynamique négative et la renverser ? Sa spécificité militaire et sa neutralité politique, ne permettraient-elles pas d’être perçue simplement une structure de la République, et non de l’Etat, active sur les mécanismes du rapport à la loi et du rapport à l’autre ?

Rôle social d’éducation à la citoyenneté des armées : cohésion et paix sociale.
Les relation entre l’appareil policier et l’Etat sont croisées avec la société, troisième pointe du triangle, dont font partie les citoyens, les élus, les médias, acteurs à part entière de l’ordre et de la sécurité.
Depuis l’abandon de la conscription, le rôle social des armées dans l’identité, l’unité, la cohésion et la paix sociales semble s’effacer, pourtant la Gendarmerie s’inscrit dans ce rôle qui participe à la construction de l’esprit citoyen et à la consolidation d’une démocratie responsable.

La nouvelle définition du risque et le rôle de la militarité de la Gendarmerie

Nouvelle donne du risque sociétal, réponse globalisée
L’évolution conjuguée d’au moins trois facteurs piliers conduit à une mutation du risque et à repenser la sécurité. La révolution de la technologie de l’information, la mondialisation, imposent un déploiement de l’intelligence économique, la surveillance de la criminalisation des crises, l‘adaptation à l‘internationalisation du terrorisme, de la criminalité et de leurs ressources. Des changements géopolitiques ont fragilisés des Etats à nos portes, et risquent de provoquer une destabilisation économique, financière, informatique et sociale des Etats le plus solides.
L’augmentation du nombre et de l’impact des risques environnementaux, sanitaires et technologiques redéfinissent les questions de sécurité des populations.
La société française devient de plus en plus complexe et plus exposée aux risques. Elle traverse une période de transition qui fait appel à une dimension collective inédite de la résilience, cette faculté psychologique individuelle à trouver au fond de soi  cette capacité de rebond pour sortir des épreuves et reconstruire. Le livre blanc de 2008 sur la défense et la sécurité intérieure confie à l’armée pour les quinze prochaines années la mission délicate et novatrice de gestion de la résilience collective, confirmant ainsi le rôle social des armées dans l’identité, la cohésion et la paix sociale. Cette résilience sera sollicitée en cas de fracture majeure en temps de paix.

Le modèle de sécurité sociétale : une protection multifocale
La notion de «sécurité globale » détermine «le niveau de prévention et de protection contre les risques de toutes natures et de tous impacts, partout et en permanence, dans les conditions qui favorisent le développement sans rupture des activités de la vie quotidienne » (d’après l’INHES, Institut des hautes études de la sécurité). La réponse implique l’ensemble des forces de la société, d’où l’apparition d’un nouveau modèle, intégrant la «sécurité globale » et mobilisant la société toute entière, y compris de la population, face à une crise, comme le modèle de «sécurité sociétale» nordique, qui s’inspire du concept de «défense totale» issu de la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide. Il s’agit de garantir une capacité de réponse aux ruptures sociétales majeures en tant de paix. C’est le concept qui s’impose  internationalement.
Il correspond aussi au Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) qui se réfère aux sept composantes de la sécurité humaine : économique (revenu minimum garanti), alimentaire (accès physique et économique à la nourriture), sanitaire (absence relative de maladies et d’infections), environnementale (accès à l’eau potable, air sain et terres non dégradées), personnelle (face à la violence physique et aux menaces), communautaire (préservation de l’identité culturelle), politique (préservation et des droits humains fondamentaux). Le concept de « sécurité durable », infra étatique apparaît en 2006, combinaison de sécurité humaine, de sécurité culturelle et de régulation des crises.
Les travaux de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) soulignent la pertinence du  concept de sécurité globale défini par l’Acte d’Helsinki et inclue les sept dimensions de sécurité humaine.
Dans cette architecture de sécurité nouvelle, une protection multifocale, dont l’une des sources au moins est neutre, apolitique, militaire mais au contact de la population, est indispensable.

Intelligence territoriale, criminalisation des crises financières et informatiques, sortir de crise
Depuis les années 80, la dérégulation des marchés financiers  a conduit à des logiques de gestion à court terme visant le profit boursier, le système financier a décroché des règles élémentaires de prudence et plusieurs crises ont provoqué des conséquences graves et durables sur l’économie, l’emploi, la cohésion et la stabilité sociale voire politique des nations. Dans ce contexte, le tissu des pme-pmi reste le socle de la reconstruction économique et sociale, mais il est fragilisé par une exposition aux risques liés aux techniques de circulation de l’information stratégique utile et nécessaire aux acteur économiques. En effet, ce tissu économique vital est pris entre la nécessité de visibilité et d’ouverture au monde pour se développer, et la protection des données sensibles. L’intelligence territoriale de sécurité de l’information et pas uniquement de protection de données a pour finalité de favoriser la croissance, limiter les piratages et les délocalisations. La Gendarmerie, par son réseau national, ses extensions internationales, et par-dessus tout, sa totale et parfaite neutralité économique et politique militaire, est l’une des structures les mieux placées pour remplir cette mission qui rejoint d’ailleurs parfaitement la surveillance des opérations de financement du terrorisme, de la grande criminalité internationale et de la criminalisation des crises financières.

Méthode opérationnelle de plus en plus intégrée
La recherche et l’industrie ont bien compris les synergies de la gestion des crises. Ainsi, ils accordent une large place aux mécanismes transversaux, à l’analyse systémique dans la protection des réseaux (eau potable, énergie, chaîne alimentaire ou pharmaceutique…), notion de «systèmes de systèmes »  dans la protection du territoire, des frontières, des côtes… Nous sommes donc très loin du projet de « policerie» unique monumental,  lourd, lent, rigide, orienté contrôle social et coercition déshumanisée, réduit à l’application à la lettre de procédures sans réflexion, comme les gav* pour délits mineurs sur personnes fragiles avec fouilles à nu, donc dérive de violence psychologique frappant le citoyen ordinaire, les femmes traumatisées mais pas les caïds blindés, dressant un mur entre la population et les forces de l’ordre, brisant ainsi la proximité et la confiance indispensables à l’éducation de la population au risque et à la préparation des plans d’action et de sa résilience collective en cas de crise. Cette monstrueuse chimère à deux têtes, sans identité collective, inapte à l’évolution, risque de conduire la population à un tel degré de tension, surtout si les pouvoirs publics continuent à jouer sur les divisions et l’entretien du sentiment d’insécurité, qu’elle va ouvrir tout grand la porte aux marchands de sécurité. Ils attendent de se partager un marché colossal jeté dans un dépotoir où les lobbies et industries se disputeront les déchets en vociférant.

La police et la Gendarmerie ont été très peu étudiés par l’Histoire et la sociologie. Nous disposons de peu d’analyses sur des structures dont la complexité et le fonctionnement ne permettent pas de les comparer à des schémas existants. N’est-ce pas jouer aux apprentis sorciers que de vouloir fusionner, dans ces années d’articulation sociale particulièrement risquées, des institutions si différentes dans leurs cultures, méthodes de travail, organisation politique et administrative, perception par la population et fonction d’acteur des politiques publiques ? Ne risquons-nous pas de fabriquer le détonateur qui mettra le feu au baril de poudre sur lequel nous sommes assis ?
Alors que l’interopérabilité de la Gendarmerie et de la Police pourrait être plus que jamais valorisée et démontrer que la synergie d’émulation est davantage que la somme, fabrique une dynamique souple, synergique, mobile, rapide, inventive, et donc efficace ?

*gav : gardes à vue

Isabelle Voidey

Sources de  recherches et étapes de la fusion.
"Feu la Gendarmerie Nationale"
http://www.rue89.com/2008/12/30/la-gendarmerie-enterree-a-tort-dans-lindifference-generale
http://petitioncontreradiationcdtchercheurmatelly.wordpress.com/2009/10/30/petition-adressee-au-president-de-la-republique-en-faveur-de-jean-hugues-matelly/#comments
http://www.lunion.presse.fr/article/region/le-colonel-bleriot-sanctionne#top
http://www.laurent-mucchielli.org/index.php?post%2F2010%2F03%2F11%2FNote-d%E2%80%99%C3%A9tape-sur-la-fusion-progressive-de-la-gendarmerie-et-de-la-police
http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2010/05/03/message-de-jean-hugues-matelly-a-la-science-au-xxi-siecle.html
http://www.arte.tv/fr/Comprendre-le-monde/Que-fait-la-police-/3234950.html
«Police, ordre et sécurité » ,  Dominique Montjardet, Jean-Claude Thoening, revue française de sociologie, 1994
« Notre société est-elle plus violente ? » Laurent Mucchielli, CNRS sciences humaines.com « les défis de la société française » N° 18, 2010.
« Le frisson de l’émeute. Violences urbaines et banlieues ». Sébastian Roché, Seuil, 2006.
http://droitdesuite.blog.lemonde.fr/2010/06/03/police-gendarmerie-une-fusion-qui-ne-dit-pas-son-nom/
Lettre de MAM http://www.sgp-fo.com/media/upload/document/SGP-FO-05691a5991453e4.pdf
http://www.challenges.fr/magazine/coulisses/0215.031065/la-verite-sur-le-mariage-police-gendarmerie.html
INHES, Institut des hautes études de la sécurité www.inhes.intérieur.gouv.fr)
OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe)
Archives du Centre d’Etudes Sociologiques sur les Institutions Pénales CNRS
« La sécurité sociétale en question » Christian Sommade et Richard Narich, dans Défense nationale et sécurité collective. Haut Comité français pour la défense civile HCFDC
«Sécurité : au-delà des mots, un Etat d’esprit » . Christophe Pipolo, défense nationale et sécurité collective.
« Violences urbaines, réactions collectives et représentations de classe chez les jeunes des quartiers relégués,  de la France des années 90 » Laurent Mucchielli,
« La sécurité sociétale en questions » Christian Sommade et Richard Narich, Sécurité et Mondialisation, DNSC 2009
« Crises financières : la dimension criminelle,un an après ». Jean-François Gayraud. Formation et recherche stratégique. Défense nationale et sécurité collective. Décembre 2008.
« Crise financière et crise informatique » Stanislas de Maupeou, DNSC 2010
Centre d’expertise gouvernemental de réponse et de traitement des attaques informatiques  CERTA (SGDN)
« PME-PMI, l’intelligence territoriale pour sortir de la crise » Eric Delbecque et Michel Maridet, DNSC 2010
« Résilience de la nation : les armées face au nouveau paradigme de la crise majeure ». Laurent Fontaine 2009
« Rôle social des armées : identité, unité, cohésion et paix sociales ? » S 2009
Plusieurs articles de la revue française de sociologie, base PERSEE
«  La république sociale. Contribution à l’étude de la question démocratique en  France » Michel Borguetto, Robert Laffort, PUF 2008, article  de Marc Lauriol revue française de sociologie.
«  La baisse du pouvoir politique devant celui de l’économie ne va-t-elle pas fortement remettre en cause les principes démocratiques de notre société ? Rapport de synthèse de la question sociale 2001  (loge féminine)

De nombreux autres articles, documents, entretiens avec des gendarmes, des officiers, dess policiers, des syndicats de police, des chercheurs, des syndicats de chercheurs, le collectif Indépendance des chercheurs, le directeur de recherche du cesdip cnrs etc pendant les huit mois de l’enquête.

Les étapes du processus :

Source http://droitdesuite.blog.lemonde.fr/2010/06/03/police-gendarmerie-une-fusion-qui-ne-dit-pas-son-nom/
Décret du 15 mai 2002 : le ministre de l’intérieur – Nicolas Sarkozy – devient responsable de la gendarmerie pour la sécurité intérieure. Le budget reste à la défense et les gendarmes restent des militaires.
Mai 2007: le ministre est élu président et grâce à un nouveau décret, le ministère de l’intérieur se voit attribuer un contrôle sur le budget de l’armée.
La loi du 3 août 2009: déposée en urgence en août 2008, elle prévoit qu‘au 1er janvier 2009, la gendarmerie nationale soit officiellement placée sous la tutelle du ministère de l’intérieur. Les 105 000 militaires concernés gardent encore leur statut militaire.