(à la manière de JM…)

Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde.

L’actualité nous apporte son lot quasi quotidien d’actes déviants commis autrefois presqu’exclusivement aux Etats-Unis, mais dont l’épicentre se rapproche désormais de plus en plus ; violences aveugles, crimes « gratuits » perpétrés au hasard, parfois par des mineurs sur d’autres mineurs. Et la presse de s’interroger, en nous interrogeant sur les dessous révélés par ces folles « évolutions » des tendances.

 

En bonne place dans le rang des causes alléguées du phénomène figure la boulimie écranique qui caricaturise notre époque ; elle en envahit progressivement l’ensemble des compartiments. Une causalité dont les colonnes de C4N se font à l’occasion largement l’écho (voir par exemple, et entre mille autres, « Clara… et le sale type »).

Or, quel outil se fait le véhicule de ces poncifs ? L’écran, à longueur de journaux télévisés. L’écran, aussi, par l’entremise duquel je suis en train de rédiger ce billet… L’écran, enfin, sur lequel vous le lisez !

L’écran ! L’écran ! L’écran ! Version contemporaine du poumon cher à Toinette ? Bouc émissaire des malades pas tellement imaginaires que nous semblons devenus ?

Cette apparente contradiction ne serait choquante que si nous perdions de vue l’ambivalence (déjà soulignée dans ces colonnes) de cet oxymore schizophrénique qui nous sert à désigner tout à la fois ce sur quoi nous nous projetons et ce derrière quoi nous nous dissimulons. Nonobstant cette autre vérité que l’écran n’est qu’un habillage dissimulant aussi l’ordinateur, le logiciel qui l’anime (sans pour autant lui donner nécessairement une âme), ainsi que l’intellect et les motivations des auteurs et des maîtres d’œuvre de ces programmes.

Un écran dont la taille se mesure en pouces et dont la performance dépend de la dextérité (ne devrait-on pas, dans certains cas, parler plutôt de sénestrité ?) de celui de son utilisateur (cf. Pouce ! ; cf. aussi Petite Poucette de Michel Serres).

Michel Serres, dont le discours du 11 décembre 1997 (P…,16 ans ! voir Yes, we can !… suite) concluait déjà « Lorsque je suis devant mon ordinateur, lorsque vous êtes devant votre ordinateur, dites-vous que c’est votre ancienne tête qui traîne sur votre table ?… ». Une manière imagée (c’est l’un des « trucs » favoris de ces érudits à l’écoute desquels on se sent devenir intelligents) de parler de la plasticité cérébrale ; celle qui nous fait nous adapter insensiblement à toutes les évolutions technologiques.

Mais reconnaissons lucidement que cette même plasticité avait auparavant permis à l’humanité d’arriver là où elle en était rendue, sans même avoir éprouvé le besoin de recourir au téléphone portable pendant les millénaires au cours desquels son invention était demeurée simplement potentielle !…

Une façon, au passage, de nous tranquilliser préventivement l’esprit à propos de toutes celles qui peupleront la vie adulte des ados d’aujourd’hui et dont les tests expérimentaux n’en sont pas même encore au stade de germe primitif dans les imaginations les plus fécondes et les plus débridées.

Face à tout changement, le pessimiste est celui qui identifie ce qu’il va perdre ; alors que l’optimiste tente d’envisager ce qu’il pourrait y gagner. Alors, l’écran ? Miracle ou damnation ? Les deux, mon capitaine, comme la langue d’Esope, car, comme en toute chose, le risque n’est pas dans l’usage, mais dans l’abus déviant.

Ainsi, tous les écrans ne se superposent pas, selon l’usage qui en est fait. Selon par exemple qu’ils engendrent une « participation » passive ou interactive. Selon qu’ils interviennent de manière intrusive ou à la demande. Selon les autres activités qu’ils appauvriraient en les détrônant, telles que la lecture, le sport ou la sociabilité. Selon l’âge (civil ? mental ?) du consommateur.

Selon l’influence exercée sur les apprentissages fondamentaux (lecture, langage, calcul). Selon l’état d’esprit, aussi, dans lequel se trouvent les adultes qui autorisent (voire encouragent) l’écranite aigüe, avec la notion plus ou moins inconsciente d’un risque addictif auquel la plupart ont eux-même cédé depuis bien longtemps.

Dommage peut-être que la recette miracle de la sixième demande du Notre Père soit en perte de vitesse, voire carrément passée de mode. Pourtant, qu’elle était pratique, cette traduction officielle française, ci-devant œcuménique puisque la communauté orthodoxe y a renoncé depuis 2004 « Ne nous soumets pas à la tentation » ; tellement plus commode que le « Et ne nous laissez pas succomber à la tentation », au vouvoiement autrement plus déférent, en vigueur avant Vatican II.

A tel point que l’on s’étonne que l’argument n’ait pas été repris systématiquement dans les prétoires d’assises (je parle des tribunaux,et non de Saint-François…) : « Monsieur le Président, je réclame l’acquittement : mon client n’y est vraiment pour rien car il a pas délibérément choisi d’être soumis à la tentation ! »

Pour parodier l’un des archétypes les plus vibrionnants des gourous publiciphages, n’est-il pas assez évident qu’il a raté sa vie celui qui, à cinquante ans, n’a pas réussi à vivre grassement des tentations qu’il suscite (ou mieux, de celles qu’il crée et inocule ex nihilo) ?

S’y soumettre goulûment alimente le diktat de l’obsolescence programmée. Y résister demande du cran ! Des crans ?

PS : qu’il me soit permis de signaler aux esprits curieux l’excellent dossier en six pages que Science et Vie consacre au sujet (n° 1149, juin 2013 : « Les effets des écrans sur le cerveau des plus jeunes »), très efficacement résumé par son sous-titre en forme d’adresse :« Internet, consoles de jeux, télévision, tablettes… les écrans sont omniprésents dans le quotidien de nos enfants. Quelle influence ont-ils dans leur développement cognitif ? De nombreuses études apportent des réponses. Edifiant ».

Je reconnais un penchant marqué pour la substance de ce magazine : c’est de lui que j’ai appris, plusieurs années avant les tintamarres de connivence dont bruisse la presse conventionnelle (mais a posteriori seulement) la maladie de la vache folle et les doutes imputés aux effets collatéraux du Mediator, pour ne citer que ces deux exemples. Les journalistes qui s’y expriment me semblent avoir une éthique particulière ; un peu celle dont se prévaudraient d’authentiques citoyens-reporters…