Peut-être avez-vous eu vent de ce roman d’E.L James, Cinquante nuances de Grey, savante mixture (s’il en est) érotico-sado-maso-soft, déjà vendue à quelques 20 millions d’exemplaires sur le seul sol américain et fraîchement arrivé en France.
Nourri aux stéréotypes, style aussi plat que le Pays et autres situations téléphonées, les médias ne manquent pas de se faire les griffes sur ce concept né de l’adaptation – par les fans – de Twilight, en en détournant le scénario. Tout le monde en parle, comme dirait Ardisson, mais rarement dans un registre élogieux.
Et en ce sens-là, je suis plutôt ravie. Car si de nos jours, pour vendre des millions de livres à travers le monde il suffit de mixer deux personnages réunissant plus de stéréotypes qu’un coiffeur gay adoptant un chihuahua à paillettes, des dialogues au raz des paquerettes et des situations qui font vibrer la ménagère moyenne, beaucoup d’entre nous pourraient rapidement se reconvertir en machines à best-seller.
Offense ne pouvant, cela dit, être faite à l’auteure, qui a eu tout le flair de percevoir la voie royale vers le phénomène (souhaitons-le pour autant aussi éphémère que possible).
Ainsi, partout (ou presque) peut-on lire : "Vos enfants lisent Twilight ? Vous lirez Fifty Shades of Grey." La toile regorge d’articles sur le roman de tous les débats. Le site Evene y consacre d’ailleurs une chronique au bien-fondé sans appel puisque basée sur vingt citations "ridicules" tirées du livre. Mention spéciale pour l’une des pépites : "Le brushing post-coïtal lui va bien". Que tous les amoureux de la littérature s’arrachent une poignée de cheveux ! A mon top, vous êtes prêts ?
Véritable droguée des mots, et songeant que ce roman peut tout à fait apparaitre comme une parodie de lui-même, l’idée a fait son petit bonhomme de chemin jusqu’à ce que mon encéphale me livre un exercice qui m’a profondément amusée et que j’aimerais partager avec vous, le temps d’une nouvelle. Puisque Twilight se destine à la "première" génération et "Cinquante nuances de Grey" à la deuxième, "Cinquante nuances de Niais" est né en hommage à notre troisième âge adoré, avec tout ce qu’il faut de second degré, parodie syntaxique, et de "finalement, peut-être que moi aussi j’peux le faire".
Cinquante nuances de Niais
Jean-Louis a soixante-douze ans, bientôt quatre-vingt-cinq. C’est un homme plutôt bien conservé pour son âge, bien que sa date de péremption coïncide avec le grand saut dans le vide de Mike Brant. Mais Jean-Louis reste un bel homme à mes yeux (qui affichent respectivement -2 et 1 au compteur, mais passons, puisqu’on ne voit bien qu’avec du beurre).
Fidèles époux depuis quarante-trois ans, le poids de la routine ne pèse que très peu sur notre quotidien palpitant. Tous les jours, j’enfile mon tablier avant de déambuler (comme mon moyen de transport l’indique) derrière les fourneaux afin de lui cuisiner amoureusement l’un de ses deux plats favoris : les tripes en sauce et le hachis Parmentier. Mon Jean-Louis est un grand romantique. A chaque repas, il me fait la surprise de disposer un magnifique chandelier au centre de la table, entre mon verre à dents et son bavoir. A cet instant précis, le temps semble comme suspendu, muet face aux souvenirs de nos jeunes années.
Jusqu’aux environs des 13h45. La minuterie nous tire alors doucement de cette bulle intemporelle. Je me lève, débarrasse la table, puis reviens réveiller Jean-Louis, en pleins songes dans les bras de Morphée, la tête dans son assiette vide.
Il ouvre une paupière et son visage s’illumine de malice. C’est le moment. Il sait. Et je sais qu’il sait que je sais. Et comme nous savons (celui de Marseille, c’est le plus doux pour les mains qui plissent), il file au salon préparer ce que nous avons baptisé notre « Grand-Huit ». Ainsi, pendant que je m’atèle à la vaisselle avec sensualité et tassement de vertèbres, mon Jean-Louis se charge d’allumer notre poste de télévision et de guetter le générique annonçant les « Feux de l’Amour ».
Environ quinze minutes plus tard, la vaisselle du repas et nos verres à dents exposés sur l’égouttoir, je retrouve mon Jean-Louis en chemin pour le salon. Trois mètres en dix minutes, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup. Il flingue son record de jour en jour. Il est épatant, mon Jean-Louis.
Après l’avoir déposé sur le canapé, fort de ses vingt-et-une minutes de trajet cuisine-canapé, j’invite notre écran cathodique à nous livrer son lot de surprises quotidiennes. Parce que c’est le moment. Celui du « Grand-Huit ». Lorsque débute le générique, mon Jean-Louis retrouve instantanément la fougue de ses vingt ans. Il se sent pousser des ailes qui l’envolent jusqu’à la table basse, de laquelle il revient en arborant fièrement son café avec sucrette, trophée valant bien toutes les batailles.
Surviennent ensuite les traditionnelles pages de publicité, après quatorze minutes d’action télévisuelle intenses et trois endormissements-réveils successifs de mon Jean-Louis. Chaque jour, j’attends cet instant comme une fraise trop mûre espère sa cueillette. Ayant renversé un bon tiers de son café sur sa chemise à carreaux insolite à l’occasion de sa deuxième phase de « Je ne dors pas, je me regarde de l’intérieur », Jean-Louis devine que ma main droite va bientôt venir se poser quelque part entre le premier et le quatrième bouton de sa chemise, avant de lui murmurer à l’oreille :
– Mon Jean-Louis, tu es encore tout caféiné. Et mon petit doigt me dit que tu t’es imprégné de cette chaleur comme un miroir de salle de bain vole les volutes de buée soupirés par un bain trop chaud.
Ces mots suffisent à faire partie mon étalon de tiercé au quart de tour.
– Oh mon Huguette… Ma sucrette… Tu me rends tout fou, aussi fou qu’un pion sur un plateau d’échecs à la vision de sa Reine sur la case d’à côté.
– Mon Jean-Louis, fais-moi mat ! Fais-moi mat !
A la cinquième page de pub – illustrant les mérites du monte-escalier Stana – les choses s’emballent. Ma main, immobile (et un peu collée par la sucrette) sur le torse de mon Jean-Louis, me transmet les battements de son cœur qui s’en vont crescendo. La course est lancée, les paris sont faits. Tel un jockey bravant gravier et moustiques sur les dents, mon Jean-Louis s’emporte, le "Grand-Huit" approche, il le sait. Et je sais qu’il sait que je sais. Et comme nous savons (non, je ne vous referai pas le coup de celui de Marseille, je vous ai déjà dit que cuisiné avec du bœuf bourguignon il est délicieux, je ne suis pas encore complètement gaga), je sens sa main se poser doucement sur ma cuisse. Je frémis. L’instant de tous les instants approche. Mon Jean-Louis plonge alors sa pupille coquine dans la mienne. Il a quelque chose derrière la tête, je le vois bien. C’est un très joli coussin aux motifs baroques parfaitement assorti à mon divan rouge turquoise qui maintient sa nuque, lui donnant un air dominateur qui me fait fondre. C’est alors qu’il me dit :
– Mon Huguette, tu le sais. Le Grand-Huit, c’est maintenant. Tu le veux ton Grand-Huit, hein mon Huguette, tu le veux ?
Doux Jésus. Mais que répondre face à tant de virilité, tant de provocation si lyriquement formulée ? Je le veux, ce "Grand-Huit", il le sait. Et je sais qu’il sait que je sais. Et comme nous savons (pensez à bien assaisonner les carottes avant de les faire mijoter avec le bœuf, c’est important pour les saveurs), Mon Jean-Louis ne me laisse pas le temps de lui formuler mon désir qu’il s’appuie déjà sur ma cuisse, élan nécessaire pour s’extirper du profond canapé. Après quatre tentatives, mon fougueux étalon se dresse devant moi, tel un cheval fou cabré à l’arrivée de la course de toutes les victoires. Sous mes yeux qui le dévorent d’envie, il dégrafe sa ceinture avec une délicatesse animale qui me rend fiévreuse. Me fixant en esquissant un sourire édenté à vous faire chuter le mur de Berlin, il envoie valser ladite ceinture trente bons centimètres plus loin. Le moment est venu. N’attendant que mon signal pour s’élancer tel un toréro chaud bouillant prêt à encorner tout ce qui remue, mes mots lui parviennent avant même que je n’aie songé à les prononcer :
– Vas-y mon Jean-Louis, fais-moi le Grand-Huit ! Vas-y !
Feu d’artifice dans notre salon. Même mon armoire Louis XV sent gonfler son bois vernis devant ce flot de sensualité sauvagement déversé. Plus rien ne l’arrête. Sa chemise déboutonnée au tiers lui prodigue des allures envoûtantes. C’est l’océan qui épousa la marée avant de venir danser sur son intestin grêle. Le balai commence. Mon Jean-Louis fait un pas en arrière, retrouve un semblant d’équilibre avant de prendre une grande inspiration.
– Mon Huguette, je vais te faire voir du pays, tutoyer de la hauteur, t’apprendre les sommets qu’aucun explorateur n’aura jamais gravi. Je vais te faire swinguer !
J’ai chaud, tout d’un coup. Mes yeux rencontrent ses hanches qui commencent à onduler lentement. Très chaud. Les mains à la taille, mon Jean-Louis prend un plaisir délicieux à m’observer, là, à la merci de la rotation féline de ses prothèses. Le "Grand-Huit" est bien là, il prend de la vitesse. Mon Jean-Louis semble alors quitter son corps, foudroyé par une transe qui m’atteint en un éclair. Incapable du moindre mouvement, comme clouée sur mon canapé rouge turquoise, je dévore mon amant éternel du regard. Ce "Grand-Huit" est celui de toutes les hauteurs, nacelle sans filet pour l’aventure.
Mon Jean-Louis se rapproche alors, ne cessant jamais ses mouvements de hanches, bientôt rejoints par la danse de son bassin. Notre amour en toile de fond, le voilà peintre de l’instant présent, structurant les détails de ce « 8 » esquissé dans l’air. La température frôle à présent les quatre cent vingt-sept degrés. C’est à cet instant que toujours, me vient à l’esprit que si nous devons aller brûler en Enfer, ses prothèses seront assez résistantes pour charmer les videurs du Satan Night Club. Mon Jean-Louis est un Dieu, son « Grand-Huit » un poison exquis.
Le coup de grâce arrive quelques minutes plus tard, lorsqu’il m’offre une dernière accélération, donnant férocement envol à sa – seule – mèche de cheveux.
C’en est trop. Je défaille.
Et lui aussi.
Notre instant se ponctue, nous offrant de flotter quelques secondes encore entre ici et ailleurs avant que la réalité ne déverse mon Jean-Louis, tout bringuebalant, sur le canapé. Dans un râle à la mesure de sa prestation, l’homme aux tripes en sauce agrippe une seconde fois ma cuisse, dernier frisson avant arrêt complet de la machine. Bien qu’essoufflé, mon Jean-Louis ne tarde jamais à briser le fragile silence « d’après ». Aussi, c’est en s’y reprenant à trois fois pour reboutonner sa chemise convenablement que mon Jean-Louis me susurre au creux de l’oreille :
– Putain, j’ai vraiment plus vingt-ans pour faire ces conneries, moi. Et décolle-toi ce sourire niais par pitié, tu m’fais peur. Ah, et tant qu’t’es debout, ramène-moi mes dents.
La page de publicités se referme. La réalité reprend ses droits. Nos verres à dents sont enfin secs et mon armoire Louis XV retrouve des couleurs.
Seconde partie de notre épisode quotidien.
Paul Newman se ressert un verre de Sotch, et mon Jean-Louis sa ceinture.
Et voilà comment vendre un livre pseudo érotique à des millions d’exemplaires. Tout le monde en parle et les médias en font la publicité… Pour le meilleur ou le pire, allez savoir ?
Une chose est sûre, l’érotisme vaut mieux que cela ! Le sexe n’est pas fait pour être galvaudé de la sorte en écrivant des lignes niaises à défaut d’être sensuelles.
J’ai lu quelques pages glanées ici et là sur le net et dans les journaux : je n’irai pas l’acheter, ni l’offrir.
Pour info, j’ai publié un livre « Le pacte des sauterelles » aux Éditions Delizon. Un conte sans violence, pour les enfants et les adultes. Mais les médias n’en parleront sûrement pas. D’abord parce que l’auteur, moi, est un inconnu aux yeux du grand public; Parce que je ne suis pas écrivain à plein temps; Parce que je ne suis qu’un modeste ouvrier professionnel au service Qualité, par nécessité car il faut bien vivre et nourrir sa famille, n’est-ce pas ? Je ne suis donc qu’un humble écrivaillon qui écrit pour satisfaire ma passion : l’écriture. Et puis, peut-être, parce que mon livre se situe dans la veine des Contes de Grimm plutôt que de Twilight. Et si, finalement, c’était juste parce que je ne suis pas le fils de ?
De toute façon, il ne faut pas rêver : le monde de l’édition est impitoyable avec ses codes et son marketing bien pensé. J’écris selon mes envies, loin de la dictature du marché littéraire. Un point c’est tout ! Mes premiers lecteurs ont aimé l’histoire de mon livre et le style de mon écriture. J’ai fait quelques dédicaces, mes premières dédicaces, avec, à la clé, la rencontre avec mes lecteurs. Quel plaisir !
Et vous savez quoi, sur mon lieu de travail, certains m’ont dit : « Si c’était un livre porno, je te l’achèterais! »
Alors, mon prochain livre, érotique ou pas ? J’en suis capable mais sans vulgarité racoleuse, ni porno banal et bancal. Avec des mots bien à moi et des phrases sensuelles. De l’érotisme touché par la grâce de l’amour, tout simplement !
Bonne lecture, Philippe.
http://osez-lire.blogspot.fr/p/mon-premier-livre-edite.html
Fanny, j’ai bien aimé ton article : sympa et bien décortiqué. Bonne journée !
Merci beaucoup, et félicitations pour votre livre dont j’aime beaucoup le titre.
Rien ne permet mieux de refaire le monde que les mots. Et je trouve cela profondément dommage que les écrivains doivent coller à ce que tout le monde attend pour vendre leurs lignes. Finalement, va arriver un jour où les romans qui paraitront seront tellement attendus, qu’hormis le style propre à chaque auteur, la magie de l’écriture risque de s’estomper (« magie » dans le le sens de la surprise de découvrir une nouvelle histoire, un nouvel univers, et le fait de se laisser embarquer là où l’auteur souhaite nous emmener), puisque guidée par ce que le lecteur veut lire.