Voilà qui ne déplairait pas trop à certains riverains des rues parisiennes de Mazagran, du Faubourg Saint-Denis, d’Oberkampf ou Saint-Maur : seul un bar genevois est désormais autorisé à rester ouvert jusqu’à deux heures du matin. Décision calviniste au possible : Genève, après minuit, doit se cacher pour rester conviviale.
De l’Yvette de Marseille en passant par Le Coq noir ou encore La Ferblanterie, ce sont pas moins de 28 bars d’une douzaine de voies genevoises qui vont devoir avancer leur fermeture à minuit.
Sont en particulier visés des bars des « rues de la Soif » estudiantines (rues Henri-Blanvalet, Vautier et de L’École-de-médecine), indique la presse genevoise. Mais La Tribune de Genève relève que le bar de L’Éléphant dans la canette sauve sa fermeture tardive ; jusqu’à l’an prochain en tout cas, si les clients des autres bars ne se reportent pas massivement chez lui, provoquant de trop fortes nuisances sonores pour les riverains.
À Paris, le dernier en date des quartiers affectés par des fermetures administratives est celui de la Petite Turquie (ou du Sentier turc), en particulier le bas de la rue de Mazagran (Le Xe, L’Impromptu) et rue du Faubourg-Saint-Denis, le coin de la rue d’Enghien (avec les duettistes Chez Jeannette et Le Maurice 7).
Mais le bar L’Univers (ex-La Gitane), au milieu de la rue d’Enghien, avait lui aussi fait l’objet d’une fermeture de neuf jours, lourde sanction qui n’a pas dissuadé son animateur, Sofian, de récidiver, au grand dam du patron, Ali B. Lequel songe à jeter définitivement l’éponge et céder son fonds.
En fait, à Genève comme à Paris, les patrons de bars fermant à l’heure légale pour leur licence IV ou équivalente helvète (la V française permet à des bars ou restaurants de ne fermer que pour un rapide nettoyage aux petites heures), sont confrontés aux habitudes d’une clientèle de type pub anglais.
Trop de nuisances ?
Il s’agit d’établissements fréquentés essentiellement, surtout du jeudi au samedi soir (ou plutôt nuit), par de jeunes adultes et des trentenaires, fumeurs ou non, qui débordent sur le trottoir et même la chaussée. Soit l’établissement est bondé et peut s’offrir la présence d’un vigile qui tente de réduire nuisances et débordements, soit pas. Mais cet apport ne suffit pas : conversations bruyantes, éclats de rires, couvrent la musique qui s’échappe de l’intérieur à chaque ouverture de porte.
Pour L’Univers, ce fut autre chose : autrefois bar de proximité d’une clientèle locale ou d’amis de tous âges venant à La Gitane (l’ancienne enseigne), il s’était un temps reconverti en bar branché. La formule consistait à confier une sono à un groupe d’amis qui étaient libres de leur programmation musicale. Au point de provoquer une première fermeture, puis, lors d’une autre occasion, de remonter quasiment à fond le son après un premier contrôle (les policiers, vus approcher de loin, n’ont rien pu constater mais sont revenus après en catimini).
Tout autre est la politique mercatique du bar Le Quid, rue de l’Échiquier, qui n’admet que des anniversaires (avec dj maison ou improvisé), raouts de collègues, ou des concerts de musique vivante (pianiste, violons…) le vendredi soir, sans provoquer de débordements : mais cela durera-t-il ? Hormis fête vraiment privée, comment refuser un groupe de passage ou une affluence qui gonfle ?
À ce phénomène s’en ajoute un autre, celui des « greffons ». Soit de jeunes trouvant ailleurs ou dans le quartier des commerçants vendant de l’alcool jusqu’à 22 heures. Certains se munissent de quoi boire « en douce » sur les trottoirs en se mélangeant à la clientèle.
Évidemment, l’interdiction de fumer a accentué le phénomène en hiver. Les tentatives de créer des fumoirs (qui éliminent des tables) n’ont pas vraiment réussi. En été, les clients demandent des gobelets en plastique et peuvent s’attarder devant le rideau fermé avant de se disperser.
Le phénomène des sites tels Facebook ou Qype n’a pas été pour rien dans la hausse de fréquentation des bars branchés ou populaires : une personne ou un petit groupe lance des invitations à la cantonade, et d’autres « flairent le bon plan ». Autre facteur : l’exiguïté des studios et chambres de jeunes, pas vraiment question d’y faire « la teuf ».
Autre tendance : les bars à thèmes. On avait les bars de « bikers » (motards), on a désormais des bars-restaurants à spécialités diverses, ou à thématiques d’affinités, certains fort paisibles, d’autres beaucoup moins.
Tout dépend bien sûr de la situation, de l’orientation, du voisinage (dominantes d’ateliers ou de bureaux, ou d’habitations).
À Genève, certains patrons de bars qui n’avaient jamais fait l’objet de plaintes se sont rebiffés. Ils ont dénoncé une « peine en gros » du Service du commerce cantonal, qui aurait voulu frapper un grand coup en ratissant trop large.
Casser la nuit parisienne ?
Genève n’est pas Paris, mais on peut extrapoler : ce ne serait plus une trentaine d’établissements mais sans doute plus d’une centaine qui seraient concernés à Paris si une telle décision drastique était applicable. La décision appartiendrait sans doute au préfet de police en concertation avec la mairie.
Tout les professionnels et les « clubbers », couche-tard, noctambules sont d’accord : la nuit parisienne n’est plus ce qu’elle fut, et les jeunes touristes étrangers, notamment, se livrent à des comparaisons avec d’autres grandes villes européennes.
Dans les rues surtout bordées d’habitations anciennes, le problème est double. D’une part, les patrons ou gérants investissent dans l’insonorisation, tentent s’ils le peuvent d’acquérir l’appartement du premier étage, mais cela reste souvent insuffisant. D’autre part, les appartements des immeubles anciens des quartiers populaires sont très souvent en l’état du siècle dernier, voire du pénultième : vitrages simples et minces, fenêtres non calfeutrées. Les moins bien lotis financièrement hésitent à entreprendre des travaux. Peut-être qu’aux aides diverses conviendrait-il d’adjoindre un autre dispositif, à imaginer (évidemment, une taxe minime et temporaire sur les consommations, destinée à financer l’isolation sonore des appartements, serait mal reçue, car le « temporaire » ne donne guère de garantie).
Quitte à dénaturer un peu la musique, conseil aux patrons : réduire le niveau des basses, qui occasionnent les plus fortes gênes.
Bruit, nuisances sonores, sont des faits fortement suggestifs. Au point d’ailleurs qu’un trop grand silence puisse devenir source d’inconfort. Et puis, certains résidents partent en « croisade » contre le bruit, et sont capables de se plaindre « préventivement » (dès 22 heures, qu’il y ait vraiment du bruit ou non).
Il y a aussi des aigrefins (et notamment une aigrefine célèbre du quartier proche des Halles) qui déposent plaintes sur plaintes pour obtenir des indemnités, souvent lourdes. Un patron de boîte de nuit a pu faire constater, lors d’un changement de locataire, que la précédente avait enclenché des poursuites abusives (elle devra rembourser, et subir des amendes).
Parti du Marais de Paris, le réseau parisien « pour le droit de dormir la nuit » (et circuler sans entrave) a essaimé, fédérant des associations spontanées ou non partout en France.
Les causes et effets sont complexes et liés au prix de l’immobilier… De jeunes célibataires ou couples recherchent un quartier un peu branché, mais venant de dépasser la trentaine, dès le premier enfant, leur perception des nuisances évolue. De même, des jeunes ayant dû aller habiter dans des quartiers éloignés mais sans âme reviennent de plus en plus loin dans les bars où ils avaient leurs habitudes et drainent parfois d’autres clients, ainsi des collègues.
En Italie, des citadins riverains de lieux fréquentés la nuit veulent l’instauration d’une sorte de permis à points pour les établissements. Les mêmes qui apprécient des commerces de proximité ouverts tard le soir ne voient pas que ces derniers migreront si le quartier « s’endort » de plus en plus tôt.
Un groupe Facebook « Faubourg Saint-Denis, quel quartier pour demain » se défend de vouloir « ôter l’âme du quartier, et le transformer en arrondissement sans vie et homogène socialement ». Certes, mais c’est en très bonne voie : les nouveaux établissements proposent des tarifs toujours plus chers, attirent certes une clientèle plus calme, mais limite snob… La mixité sociale régresse. Et les bars populaires un peu fréquentés tendent à augmenter le prix des consommations, ce qui reporte la clientèle vers des ailleurs incertains.
Il faut signaler à contrario que le secteur de la Porte Saint-Denis (depuis l’arc de triomphe jusqu’à les rues du Château-d’eau et des Petites-Écuries) « enregistre à lui seul 40 % des appels » à la police depuis tout l’arrondissement (l’un des plus étendus de Paris). 2 000 coups de fils par an, rapporte Le Parisien.
Recycler les talibans maliens ?
L’autre aspect, relevé par Guy Konopniki dans son livre Le Silence de la ville (JBz & Cie, 2011), qui plaide pour un Paris plus animé, donc de fait plus bruyant, c’est que, dans le Sentier turc, le bruit des camions de livraisons tôt le matin était une nuisance à peu près acceptée. Elle a disparu, et certains ateliers ont été transformés en bars (voire des boutiques en habitations). Les ex-bohèmes, remarque-t-il, « ne supportent plus la bohème de ceux d’après ».
Ah, au fait : à la suite de la fermeture administrative des cinq bars du quartier est apparue une autre page Facebook, « Faubourg Saint-Denis, rendez-nous nos bars ».
Solution : recaser les djihadistes de Tombouctou et Gao en vigiles parisiens ? Tous les bars y avaient été détruits. Et reloger les fêtards dans le désert du nord du Mali ? Vaste programme…