12 ans chez Goldman Sachs et une lettre de démission incendiaire qui éclabousse toute la finance. C’est le pavé dans la mare des banksters que vient de lancer Greg Smith dont la charge a été déposée dans les pages du New York Times. Divers sites la publient intégralement, traduite en diverses langues. Extraits et mise en situation alors que Goldman Sachs pompe encore les finances grecques qu’elle avait contribué à maquiller.

Greg Smith, voici 12 ans, avait été très fier d’intégrer Goldman Sachs, puis d’en gravir les échelons.

Une réussite qui lui valut de faire la tournée des universités et de vanter la « firme » pour recruter les meilleurs éléments.

Mais graduellement, il a fini par ne plus croire à ce qu’il vendait et à ne plus pouvoir regarder de jeunes recrues potentielles dans les yeux.

 

Il a fini par partager l’opinion que Matt Taibbi avait fait valoir dans Rolling Stone Magazine, en 2009, qualifiant Goldman Sachs de grosse pieuvre suceuse de sang, recouvrant l’humanité de ses tentacules et la fouissant toute entière pour s’engraisser. La comparaison des dirigeants avec des vautours, des charognards, leur collera longtemps à la peau.

 

Greg Smith n’était pas tout à fait du sérail au départ.

Il avait obtenu des bourses pour étudier aux universités de Stanford et Rhodes.

Terminant sa carrière en tant que directeur pour les produits financiers dérivés pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, il a eu à connaître des immenses profits réalisés en Grèce (grâce à un prêt au taux léonin obtenu sans la moindre concurrence) et dans divers pays à présent en situation financière très difficile. Perdant la foi, se sentant lépreux, c’est un baiser d’adieu venimeux qu’il a déposé sur les fronts de Lloyd C. Blankfein et Gary Cohn, les deux plus hauts dirigeants de « la pieuvre ».

 

Sauver sa peau et son mental

Greg Smith finissait par somatiser : « Cela me rend malade de voir des gens ne parler que de la façon de dépouiller leurs clients. ». Des clients qualifiés de marionnettes, de muppets, de gogos, de pigeons. Ah, tout reste légal, mais parfaitement inique.

Stagiaire d’été lorsqu’il étudiait à Stanford, il est resté dix ans à New York avant d’être nommé à Londres, dans le Square Mile (la City). Il s’estime donc qualifié pour dénoncer une immense dérive morale et culturelle. « Je peux sincèrement dire que cet environnement est à présent toxique et destructif à un point pour moi encore jamais constaté. ».

Bien évidemment, Goldman Sachs a réagi, ne concédant rien, réaffirmant que ses cadres et employés mettaient tout en œuvre pour appuyer la clientèle et lui procurer les meilleurs services financiers. Bref, les 33 000 banksters que Goldman Sachs emploie de par le vaste monde sont des samaritains de la finance.

Trop puissante pour persister

Greg Smith constate que l’établissement est devenu trop puissant et omniprésent pour persister dans ses méthodes et orientations qui n’ont plus rien à voir avec ce qu’il avait pu connaître lorsqu’il débutait : « en conscience, je ne peux plus dire que je m’identifie » aux valeurs de Goldman Sachs, débute-t-il.

Il poursuit en vantant les fondamentaux qu’il avait pu partager au siècle dernier et auxquels il adhère encore : esprit d’équipe, intégrité, esprit d’humilité, et recherche de l’intérêt des clients.

« Cette culture était une formule secrète qui faisait que nous nous sentions bien et fiers de la confiance de nos clients depuis 143 ans, » résume Greg Smith. Le but n’était pas le profit de la firme car cela ne suffit pas pour assurer la pérennité d’une banque d’affaires et d’investissement.

« Je regarde à présent autour de moi et ne vois pratiquement plus rien de la culture qui me faisait aimer mon travail pendant tant d’années. ».  Je n’ai plus de fierté ou de foi, poursuit-il.

Chargé du recrutement, il avait été l’un des dix cadres apparaissant dans une vidéo destinée à passer dans les universités afin d’attirer des étudiants prometteurs de tous pays. À l’été 2006, il était chargé de tutorer 80 stagiaires. « J’ai compris qu’il était temps pour moi de partir quand je ne pouvais plus regarder les étudiants dans les yeux et leur vanter ô combien c’était un merveilleux environnement de travail. ».

Il estime que les deux principaux dirigeants actuels, Lloyd C. Blankfein et Gary D. Cohn sont les principaux responsables de la dégradation des pratiques et qu’ils conduisent Goldman Sachs à sa perte à long terme. Greg Smith rappelle qu’il avait été le conseil de deux des principaux fonds de pension mondiaux, de cinq des plus gros contrôleurs de gestion des États-Unis, des dirigeants des trois fonds souverains les plus importants d’Asie et du Moyen-Orient. Des gens réunissant plus d’un trillion (un milliard de milliards) d’USD. « J’ai toujours été fier de les conseillers en fonction de leurs intérêts, même si cela impliquait un profit moindre pour la firme. ».  Cette attitude n’étant plus conforme à la culture de Goldman Sachs, il en tire les conséquences et démissionne.

Comment grimper dans la hiérarchie à présent ? Il résume : d’abord persuader les clients d’investir dans les titres et valeurs dont Goldman Sachs veut se délester ; traquer les « éléphants », soit les clients convoités, qu’ils soient compétents ou non, d’intervenir sur les marchés pour le plus profit de la pieuvre ; se faire confier les portefeuilles les plus opaques, les moins susceptibles de dégager des liquidités.

Sucer jusqu’à la moelle

Dans les réunions internes, il n’est question que de siphonner le plus d’argent et de saigner la clientèle. Si vous étiez un Martien assistant aux réunions, vous constateriez qu’il n’est jamais question de faire progresser ou profiter les clients : « c’est tout à fait étranger au mode pensée développé. ».

Dans les 12 derniers mois, il a entendu cinq hauts chargés d’affaires évoquer leurs clients tels des marionnettes, des muppets. L’honnêté se dégrade même si Greg Smith n’a rien constaté d’illégal. « Si les clients perdent confiance, ils vous déserteront, tant bien même serait-on les plus malins. ».

Les juniors sont obsédés par le profit pour Goldman Sachs, à l’image des seniors. Ceux qui deviendront seniors dans une dizaine d’année n’auront plus en tête que d’énucléer la clientèle et d’amasser des primes.

« Les gens repousseront-ils les limites pour vendre des produits lucratifs et compliqués même si ceux-ci ne représentent pas les investissements les plus simples ou les plus compatibles avec les buts des clients? Absolument. Tous les jours, en fait… ».

Un brûlot

 

Le style du démissionnaire est d’une limpide simplicité. Il expose très crûment son vécu. Dans sa première année de collaboration, il ne s’intéressait qu’aux objectifs de sa clientèle, et non à la recherche du profit le plus immédiat. « Arrachez les plus moralement corrompus telles de mauvaises herbes, quels que soient les montants qu’ils rapportent à la firme, » enjoint-il à présent. C’est pour lui la condition primordiale de la survie de Goldman Sachs qu’il estime condamnée si elle persiste dans ses méthodes et orientations actuelles. Sinon « il n’y en a plus pour longtemps… ».

 

Les traductions intégrales et les extraits de ce brûlot ont déjà fait le tour du monde. Micheline Maynard, ancienne du NYT, travaillant actuellement chez Forbes, compare cette lettre à celle du personnage Don Draper de la série « Mad Men », un publicitaire, qui renonce à tout budget pour des fabricants de cigarettes. Il dit à ses collaborateurs que si les cigarettiers les intéressent, la porte leur est grande ouverte : « voici une liste d’agences concurrentes ».

 

La lettre a été commentée publiquement par des pairs et des députés britanniques pour lesquels elle vaut confirmation de ce qu’ils avaient pu observer. D’anciens stagiaires de Smith ont attesté de la grande compétence de leur ex-mentor.

Goldman Sachs devait peut-être s’attendre à un tel événement. La veille de la publication de cette lettre, un nouveau directeur des relations publiques, Richard « Jake » Siewert Jr., avait été embauché. On lui souhaite bien du courage, il se retrouve en pleine gestion de crise pour son premier jour dans la panse de la pieuvre. Un vrai baptême du feu, a considéré le rechef éco du Wall Street Journal. Mais face au canon Smith, Jake n’a plus qu’une baïonnette car les tirs fusent à présent de toutes parts.

D’autres s’inquiètent du devenir de Greg Smith qui a brûlé tous ses vaisseaux aux yeux d’une grande partie de la communauté financière. Car les pratiques de Goldman Sachs reflètent celles d’une large part de la concurrence, celle notamment qui conseille les chefs d’États (en France, Pébereau passait pour le réel ministre des Finances de Nicolas Sarkozy).

Un titre satirique a comparé Greg Smith à un Dark Vader qui renierait l’Empire des ténèbres de la Guerre des étoiles. Mais en laissant derrière lui de quoi faire exploser l’étoile noire. La requête associée « Greg Smith » AND « Goldman Sachs » fait déjà remonter près de 120 000 résultats via les principaux moteurs de recherches. Déjà près de 800 rien qu’en français.

L’environnement « malsain et destructeur » de la pieuvre, « temple mondial de l’arrogance financière », de la « rapacité », fait les titres de toute la presse mondiale. Même des titres régionaux tels La Opinion A Coruña (de la Corogne) en font état. Mais c’est bien sûr en Grèce et dans les autres pays du sud européen les plus touchés par la crise, et parfois dirigés par des anciens de Goldman Sachs, que l’intérêt pour ce véritable missile contre les banksters retient particulièrement l’attention.

En Grèce, Goldman Sachs avait fait un profit de 600 millions d’euros grâce à un prêt douteux de seulement 2,8 milliards d’euros en 2001 (ce gain représentant 12 % des bénéfices mondiaux de la pieuvre). C’est grâce à cette opération que Lloyd C. Blankfein a pu atteindre son poste actuel.

Moralisation

 

Les liens entre Goldman Sachs et Eurostat, le bras financier de la Commission européenne, font l’objet d’une attention accrue.

La lettre de Greg Smith a bien sûr été reprise intégralement dans toutes les éditions de l’IHT, l’International Herald Tribune, titre associé au NYT, qui en reprend aussi le dessin d’illustration comparant Goldman Sachs à un repaire de vautours. L’un des commentaires de lecteurs est particulièrement perspicace : « What’s next? Born Again Banksters ? ».

Après le déni de Goldman Sachs, on va sans doute voir toute la communauté financière prôner une autorégulation en vue d’une fort improbable moralisation de la profession, de ses institutions. Ce fut le cas dès 2008, mais bien évidemment aussi précédemment, au siècle dernier.

 

On a même vu en France quelques rares noms issus de la finance et des grandes fortunes proclamer qu’ils étaient prêt à payer plus d’impôts. Dès que la proposition avancée par François Hollande, pourtant fort peu contraignante, de taxer à 75 % les sommes dépassant le million d’euros fut connue, certains ont poussé de hauts cris pour voler au secours de Nicolas Sarkozy.
C’est chaque fois, sempiternellement, la même chose : faites-nous confiance, nous savons mieux que vous, laissez-nous faire ! Toute atteinte à nos profits, nos rémunérations, sont des atteintes à l’économie et au bien-être de tous. Pensent-ils vraiment que nous soyons si dupes ?

Comme dans la presse

Greg Smith aurait sans doute pu démissionner voici dix ans, pour les mêmes causes, s’il avait été assez lucide. Mais, comme dans la presse, jusqu’à un certain point, on promeut les compétences. Lesquelles s’aveuglent, ne veulent pas croire qu’on attend d’elles autre chose que d’appuyer les ventes, jusqu’à ce qu’elles intègrent la sphère directionnelle où le langage convenu se relâche, ou les vrais objectifs sont dévoilés.

Des clients traités comme des pigeons ou des lecteurs « cœur de cible » considérés tels des abrutis, n’est-ce point un peu la même chose ? Mais ces professions sont toujours censées pouvoir se réglementer, se conformer à une déontologie de façade, jusqu’à ce qu’un scandale d’ampleur éclate. Ce qui fut le cas, au Royaume-Uni, avec celui des écoutes de la presse Murdoch. Qui a succédé au scandale Maxwell. Qui peut en précéder un autre…

Dormez bonnes gens, les banksters repentis, born again, vont voir la lumière, et la presse applaudira une fois de pire.
On notera que Greg Smith n’appelle absolument pas à ce que des réformes soient imposées de l’extérieur, sous la contrainte, à Goldman Sachs. Il souhaite le retour à un mythique état antérieur. S’il intégrait un organisme régulateur, où siègent certains de ces anciens collègues, il constaterait sans doute que, sous un langage plus policé, ce sont les mêmes pratiques qui sont prônées.
Cette fois, certes, ces pratiques sont mises en œuvre en vue du profit des principaux clients, ainsi qu’on le voit avec la crise de la zone euro. Les peuples doivent être saignés pour sauvegarder les profits des banques, des plus gros industriels, des plus puissants dirigeants. Lesquels, représentés directement ou indirectement dans les instances dirigeantes, distribuent libéralement les rémunérations et primes, les postes, les avantages. Des banquiers finissent à la tête des banques centrales sans trop y perdre. Ils n’y gagnent pas que des hochets, des décorations…

Rideau de fumée ?

C’est pourquoi, pour beaucoup, le repentir de Greg Smith sonne faux. Je ne lui ferai pas l’injure de le penser, mais peut-être conviendra-t-il qu’il lui faut encore un peu plus d’effort pour devenir un réel réformateur. La finance ne se réformera jamais d’elle-même. A-t-on déjà vu un cambrioleur jamais vu, jamais pris, se repentir avant le grand âge ? Et encore : combien de nonagénaires ne renoncent qu’en croyant, comme Liliane Bettencourt, qu’il n’y a plus d’autre solution que de passer la main ? Certains, comme Éric Woerth, se croient même fondés à continuer d’agir comme par le passé, c’est l’un des enseignements majeurs du Woerthgate.

Le profit ne se moralise que lorsqu’il est suffisamment contingenté. Mais tout est fait pour le faire oublier. Certes, le NYT et l’IHT ont publié cette lettre qui, même sans eux, aurait été très largement répercutée par les internautes. Mais la presse économique et financière en tirera-t-elle toutes les vraies conséquences ? Cela reste à vérifier…

Pourtant, dans Forbes, Nathan Vardi titre « Greg Smith n’est pas un porteur d’alarme, juste un cadre de Goldman frappé par l’andropause » (not a whistleblower, just a GS exec having a midlife crisis). Et conclut que les Kermit et Gonzo qui restent clients de Goldman Sachs, mais aussi tous les autres, fuient l’institution et la conduisent à la banqueroute. Or, parmi ces clients et investisseurs, il y a des États, des industriels, des gestionnaires, dont des français.

 

Qui s’occupe de la clientèle française à Goldman Sachs Londres ? Stéphane Targui, de la RBS, la Royal Bank of Scotland, trop grosse pour couler et dont les pertes ont été nationalisées. Il venait de BNP-Paribas Londres. 

Les clients français

Qui étaient ou sont les clients français de Goldman Sachs France (2, rue de Thann, près de la place de l’Étoile) ? Accor, Rhône-Poulenc, Axa, Suez Lyonnaise des Eaux, Total, BNP, Vivendi, Cap Gemini, nous indique le site de GS.

C’est à présent aux actionnaires des clients français de Goldman Sachs de porter le fer au cœur de la pieuvre.

Ce ne serait qu’un début, et si quitter Goldman Sachs conduit à rejoindre Edmond de Rothschild Financial Services, que dirige un ancien de Goldman Sachs, le gain sera sans doute faible. Changer pour un sosie, à quoi bon ?

Pour Charles Green, de Forbes, Goldman ne s’amendera pas de lui-même, mais qu’en est-il des autres ?
Et qui les forcera à s’amender ?
En France, ce n’est sans doute pas l’amphitryon du Fouquet’s qui se veut à présent moralisateur. On peut dire de Nicolas Sarkozy ce qu’il a été dit et redit de Goldman Sachs, ce qu’ils n’ont pas fait, ils ne le feront pas. Ce n’est peut-être pas son principal adversaire, François Hollande, si nous n’exigeons pas de lui des mesures très contraignantes. C’est d’abord à l’opinion de s’emparer vraiment du problème et de mettre la pression d’abord sur les clients de Goldman Sachs. Mais ce n’est qu’un premier pas…