Certes, il y a des combats d’arrière-garde. Ceux que mènent le Vatican avec l’appui de l’Opus Dei, de diverses organisations telle la National Organization for Marriage qui, selon Mediapart et d’autres, finance et coordonne les manifestations du Printemps pour tous français. Mais ne s’agit-il pas de soubresauts crépusculaires ? C’est en tout cas la thèse fort érudite, documentée, mais distrayante, d’Anne Larue. À travers une décapante visite depuis l’univers fictionnel, de L’Épopée de Gilmanesh ou L’Illiade jusqu’aux comics, aux genres SF ou Fantasy, aux romans à l’eau de rose, et aux jeux vidéos, elle campe le patriarcat en civilisation déjà en voie de disparition. Son Dis Papa, c’était quoi le patricarcat ? (éds IxE) ne s’adresse pas qu’aux groupes féministes ou aux spécialistes des études littéraires mais surtout à ces ringardes et ringards survivalistes engoncés dans des croyances d’un autre âge, et à celles et ceux qu’ils insupportent.

J’aime-heu Anne Larue d’un amûûr sincère-heu (mais vachard) et lui voue une véritable admiration (mitigée de restriction mentale, le doute étant inhérent à ma fonction de bateleur, de monsieur pas déloyal envers qui le lit). Cela ne va pas jusqu’à traquer la moindre de ses apparitions publiques, et je n’étais donc pas à la librairie parisienne Violette & Co lorsqu’elle présentait son petit dernier, Dis Papa, c’était quoi le patriarcat ? (dommage, « ça fait un bien fou », dixit Maud Cassie B. sur son blogue). Mais je viendrai sans doute lui porter la contradiction au même lieu (102, rue de Charonne), mercredi 15 mai au soir, car elle y anime une rencontre avec Ayerdhal (auteur d’un roman de politique-fiction, Rainbow Warriors). Anne Larue, nous en avons rendu compte sur Come4News, fait aussi dans la fantasy, la SF, avec un talent qui ne se retrouve pas tout à fait dans Dis Papa… (très, très bon essai nonobstant).

Moins masculiniste que moi, tu meurs (peut-être aussi de ridicule). Pour Anne Larue, dont je partage la vision multiséculaire, le patriarcat n’est ni universel, ni de tous temps. D’une part il subsiste des poches de résistance actuelle, de l’autre, avant ce qu’on nomme la proche préhistoire, il y a fort à parier que l’exaltation des vertus viriles (virilistes) et de la domination du masculin aurait fait écarquiller les yeux d’incompréhension. Sauf que, contrairement à Anne Larue, je ne fais pas de ces périodes peu discernables, celles des « cultes de la déesse » un long fleuve tranquille de calme et voluptés. Après tout, on peut fort bien aussi envisager une domination féminine oppressante, d’où un backlash de quelques millénaires. Lequel s’achèverait, déjà en pleine déconfiture. Notez bien qu’Anne Larue, peut-être en son for intérieur, puisse admettre l’objection. Jamais d’ailleurs elle ne cède à une quelconque magnification de cet état antérieur méconnu (à dessein) : c’est une honnête femme, qui aurait sans doute été confrontée à moult réticences lors de la Renaissance (dont elle conspue quand même l’aveuglement à mettre en avant l’attachement mythique à la civilisation gréco-romaine), mais aurait pu être considérée « des nôtres » par maint·e·s auteur·e·s passé·e·s sous le boisseau.

Je glisse sur l’essentiel. Spécialiste de la littérature, la plus classique comme la plus récente et considérée marginale, dont celle pour la petite jeunesse et l’attardée, Anne Larue consacre de nombreuses pages à démontrer la dissimulation de l’apport des femmes (ce qui n’est plus tout à fait à céqueffediser, qu’on le prenne pour « ce que femme dit » ou autrement, mais vaut nécessaire rappel). Bof. Quoique… Plus intéressante est son analyse selon laquelle, y compris dès les origines de la fiction (voir supra ce qu’elle englobe), le principe de contradiction dialectique, invitant en creux à un dépassement, est présent dans les textes fondateurs du masculinisme patriarcal. Pas faux. En tout cas, Anne Larue est convaincante. Cela s’accélère avec Tolkien, les littératures dites populaires, et toute la fiction contemporaine. Mais dès l’origine, les textes (« retenus en raison de leur puissance de propagande », énonce-t-elle ailleurs), ne recèlent-ils pas « une certaine forme oblique de mise en garde » contre le patriarcat ? Y compris le code d’Hammurabi ou le napoléonien ?

De ce point de vue, les Chiennes de garde formeraient une arrière-garde, tout autant que les nostalgiques du patriarcat (ce n’est pas l’auteure qui l’énonce, mais moi : nous serions déjà passés, collectivement, à tout autre chose).

En marxiste attardé et réinventeur, je pense qu’Anne Larue répond à la définition du génie littéraire, par essence précurseur. Là, certes brillamment, mais hélas pas constamment. Au final de mon appréciation, trop de redites et retours vers le futur, de récurrences. Pourtant, pourtant, jetant des notes en cours de lecture du premier tiers de Dis papa…, je consignais « depuis quand avons-nous tenu en mains un bouquin dont on voudrait tout surligner, tout annoter ? ». Au bout du compte, j’ai renoncé à relire scrupuleusement, et je ne vous fait part que d’un affect global, superficiel.

Reste quelque chose de précieux : Anne Larue programme l’obsolescence du patriarcat et ce faisant développe une vision d’un féminisme obsolète. Ce n’est pas rien.

J’espère qu’elle obtiendra de sa préfacière, la facétieuse Geneviève Pruvost, que soit mis en ligne son « Le tee-shirt de Spiderman ». Un petit chef d’œuvre d’explication de texte (celui qui suit, 150 pages d’Anne, qui réservent des moments de jouissance pure, même si, vers la fin, voir plus haut, j’estime que l’écriture se desserre). Un extrait…

« Anne Larue ne pense pas le genre comme un sparadrap dont on n’arrive pas à se défaire (façon capitaine Haddock…), ne s’embarrasse pas de tragédie ou (…) de rappel réaliste du coût de la transgression : pour cette analyse des fictions de la contre-culture, nul doute que le tee-shirt de Spiderman n’est plus taillé pour la course et qu’il s’agit désormais, en archéologue d’une civilisation mourante, d’agrandir les trous qui se sont formés un peu partout. ». Une préface rédigée en empathie avec l’auteure, le texte, sous l’emprise d’une savoureuse contagion.

Autre extrait :

« Universitaire du centre (normalienne, agrégée…) [elle] se dépouille de ses oripeaux scientifiques pour cavaler à visage ouvert. ».

Les hypokhâgneuses et hypokhâgneux, telles des cocottes, demi-mondaines ou femmes du monde, vont se pâmer comme aux concerts du pétomane (le corps des femmes était tellement contraint que, entendre un gus loufer, vesser, flatuler sur des mélodies connues, leur valait de se voir faire humer des sels… pour dissiper cette évocation cathartique des selles). Elle y va hue dada, la Larue. Avec de la gouaille à la Bruant. Une érudite qui, contrairement à Olympe de Gouges, va fouiller la Bastoche en démolition,  à moitié-dévêtue des haillons de Nini Peau d’chien.

Je doute que, de ce fait, l’Institut Émilie du Châtelet (dont la fondation a précédé la possible panthéonisation de la dite), l’invite de sitôt. Pourtant… François Héritier (d’une longue tradition aussi) peut supporter la contradiction. Allez, « les filles », un peu d’audace !

Pour tout contact : Dark-Lady Marmoth

Nous avons pris la mégacivilisation patriarcale moribonde pour l’ordre naturel du monde, tout comme nous avions interprété le monde animal en univers de mâles dominants (à quelques exceptions près, mais chez les lions, par exemple, le roi est en fait une reine, découvre-t-on). Colville Petitpont a estimé qu’Anne Larue flanquait une sacrée mandale au patriarcat, animal ayant mal.

J’y pense tout à coup, en retrouvant une chronique d’Anne Larue sur Filles d’albums, les représentations du féminin dans l’album (pour la petite enfance), de Nelly Chabrol Gagne, voilà que le Printemps pour tous et les ligues de vertu redécouvrent l’album d’Yves Saint-Laurent, La Vilaine Lulu, histoire d’une petite sorcière moderne. La méchante Larue va-t-elle passer pour une Lulu sadique, nazie, satanique ? Une goule, quoi…  Ce sera sans moi.

Mais ce sera esquissé, insidieusement ; par exemple par le biais d’une répudiation des études de genre, à exorciser, faute de pouvoir réellement les contrer, avec des arguments portant vraiment et marquant les esprits autrement que par le biais de l’anathème et de la mise a priori à l’index. La Bigoudène faussement dévote rira sous cape, mais cela va en décoiffer bien d’autres, que Larue envoie se faire voir où elles et ils préféreront se cacher (mais on voit leur petit doigt).

Dis papa, c’était quoi le patriarcat ? – en dépit de légères faiblesses – ne se laissera pas casser les dents : la boxeuse sait se les protéger.  Ce livre est donc à esquiver d’urgence, en l’ignorant, par ses contradictrices et contradicteurs. Mais Lagardère-Larue finira bien par venir à « illes » ou « iels ». Sa botte de Nemours se porte aux fesses. De qui reflue déjà avant de se débander.

Cela n’empêchera pas adolescentes et adolescents d’apprécier encore La Guerre des boutons, si exemplaire du couple héros-second (l’un des thèmes développés par Anne Larue, sans se référer au texte de Pergaud), mais différemment. Car, peut-être, celle des bretelles de soutifs et des strings s’amorce. Ou, espérons-le, sortirons-nous « du sillon ». « De l’air, de l’air ! se réjouissent [les] créatures enfin libres (…) bien décidées à devenir tout ce qu’il leur plaira de devenir. ».

Pour cette dernière phrase (fin de page 167, précédant l’appareillage bibliographique et autre), et quand même nombre des précédentes, Anne, pour nous toutes et tous, merci.