J’ai déjà eu l’occasion d’exprimer l’effarement que j’ai ressenti en lisant la tribune libre du Monde de Bernard-Henry Lévy à propos de la mort de l’ambassadeur américain en Libye, Chris Stevens. Il semble utile d’y revenir alors que Kim Sengupta, de l’Independent, révèle divers détails et éléments cruciaux des événements de Benghazi. L’attaque contre deux bâtiments diplomatiques étasuniens avait été sans doute préparée, et il semble qu’elle ait bénéficié de complicités. Le Daily Mail  et le New York Daily News font pour leur part état de l’éventualité qu’une « taupe » djihadiste se soit trouvée à l’intérieur du consulat ou appartienne aux services de sécurité libyens.

Je ne reviendrai pas sur l’étrange éloge de Christopher Stevens par Bernard-Henri Lévy dans Le Monde – déjà abordé sur Come4News (aux lendemains des événements du Caire et de Benghazi) – mais sur son appréciation des responsables de sa mort, pour lui, « des imbéciles ».

On n’est, dit-on, jamais mieux trahi que par « les siens » et à la lumière des investigations de Kim Sengupta dans l’Independent, on peut se demander si ces « imbéciles » n’étaient pas du nombre des amis de BHL dont il aurait du se charger, ou se protéger, en tout cas autrement.

Cela vaut peut-être aussi pour Chris Stevens dont les collègues du Département d’État semblent avoir insuffisamment mesuré une menace annoncée. De quelle façon, Sengupta ne le dit pas ; mais il affirme que l’administration américaine avait été avertie 48 heures à l’avance de l’éventualité d’actions armées au Caire et à Benghazi. Les leçons du 11 septembre auraient-elles été oubliées ?
Il est vraiment abusif, à ce stade, de le supputer trop rapidement.
Quelle était la nature exacte des renseignements obtenus ? Les représentations diplomatiques américaines visées ont-elles été vraiment laissées dans l’ignorance de l’urgence et de la gravité des préparatifs les visant ? Devait-on, depuis Washington, réellement déclencher des mesures de haute protection, de repli de tout le personnel ? Au moins à Benghazi, les mesures autres qu’une évacuation sur Tripoli auraient sans doute été inutiles puisque le « compound » local présumé secret et sécurisé était connu des assaillants les plus organisés, qui l’ont aussi détruit, possiblement avec l’assentiment au moins tacite des milices chargées d’en assurer le premier cercle de protection.

Quatre morts, huit blessés, un consulat détruit, les noms des « correspondants » libyens des Américains (et sans doute des Britanniques et des Français) à présent connus des djihadistes, des éléments de propagande liés aux négociations de contrats pétroliers et autres leur devenant disponibles, &c. Le bilan s’alourdira sans doute.

Inquiétant … 

 

Mais le plus glaçant, c’est que le chef de la milice dite brigade du Bouclier, chargé par le gouvernement de suppléer l’absence de forces de polices crédibles à Benghazi, déclare de fait sympathiser avec les supplétifs libyens chargés de la sécurité des deux locaux diplomatiques qui ont facilité la tâche des assaillants. La trentaine de gardes libyens qui ont fui ne l’auraient pas tant fait en raison du nombre des manifestants (environ 300) couvrant les commandos djihadistes, mais parce qu’ils approuvaient leur colère. Que déclare « l’imbécile » – dont BHL louait peut-être naguère encore les qualités, l’idéal démocratique, &c. – Wissam Buhmeid, commandant la fameuse brigade ? « Les morts ne sont rien comparés à l’insulte adressée au prophète ».

Pour lui, « il est évident que des membres de la sécurité ont laissé l’attaque se produire parce qu’ils étaient eux-mêmes offensés par le film [ndlr. L’Innocence des mulsumans, incriminé ou ayant servi de prétexte] : ils étaient prioritairement loyaux au prophète, bien davantage qu’au consulat. » Fermez le ban. À Benghazi, aujourd’hui encore peut-être, Wissam Buhmeid et ses hommes sont considérés être les « bons et gentils », les mauvais étant ceux de la brigade Ansar al-Sharia (Les Partisans de la charia), ouvertement djihadiste, qui ont approuvé l’assaut mais assurent ne l’avoir pas fomenté, même si, individuellement, certains de ses membres auraient pu y participer.

Aux journalistes occidentaux, des civils assurent que Ansar al-Sharia « ruine la réputation de l’islam ». On ne sait ce que ces mêmes civils proclament aux membres de cette brigade.

Le capitaine Fathi al-Obeidi, de la brigade du 17 février, se demande encore (ou feint de…) comment les assaillants avaient pu localiser la base de repli des diplomates. Lui et ses hommes ont essuyé des tirs « trop bien ajustés pour être le fait de révolutionnaires ordinaires » de six mortiers, d’autres armes « lourdes ».

 

Les « imbéciles » de BHL sont peut-être stupides, mais en tout cas organisés et déterminés. Aussi, désormais, en possession d’informations très sensibles.

L’ambassadeur avait entrepris le voyage de Tripoli à Benghazi après que le personnel de sécurité américain eut estimé que ce déplacement et séjour ne devaient pas poser problème. Sur la base de quoi ou de qui ? L’ont-ils déterminé par eux-mêmes ou en liaison avec les autorités (de Tripoli et Benghazi) ? Les a-t-on mal renseigné par ignorance ou sciemment ?

 

Par ailleurs, celles et ceux sur qui un BHL semblait fonder le plus d’espoirs ou être le plus fortement en connivence semblent s’estomper du devant de la scène. C’est avec les voix des Frères musulmans que Moustapha Abou Chagour (pas un personnage de tout premier plan dans les écrits ou dans le film de Bernard-Henri Lévy, sauf erreur) a été élu Premier ministre de la Libye.
Il a certes fait état d’arrestations dans les rangs des émeutiers. De simples suiveurs ou d’organisateurs ? De toute façon, à Benghazi, récemment encore, des prisonniers ont été libérés par les armes sans que les forces de l’ordre répliquent, voire ni même ne s’opposent.

 

On connait trop peu les djihadistes pour confirmer ou infirmer l’affirmation de BHL sur leur imbécilité. Mais on commence à discerner qui sont les duplices et les dupés… Il est d’ailleurs parfois possible que tour à tour, ce soient les mêmes, dupeurs d’eux-mêmes et d’autres.

Le 15 août dernier, Bernard-Henri Lévy lançait un « Alep aujourd’hui, c’est Benghazi d’hier ». Sans doute, mais on aimerait en savoir davantage sur le Benghazi de demain.

Il reste de l’espoir. Les muftis de Bosnie se sont clairement prononcés en dénonçant les manifestants potentiels. Soit « ceux qui se livrent à des violences et sèment la terreur en se cachant derrière l’islam, en prétendant ainsi protéger le prophète Mahomet, commettent un crime contre l’islam et les musulmans et doivent être atteints par la main de la justice. ». On ne sait si c’est par reconnaissance envers les Occidentaux ayant formé les contingents de l’Onu, ou du fait que la Turquie est l’État le plus présent en Bosnie, qu’ils se positionnent ainsi.

 

Pour le New York Times, la version officielle libyenne qui émerge est que les émeutes ont précédé, à Benghazi, une embuscade caractérisée. Avec une première partie « chaotique et désorganisée » et une seconde pour laquelle des éléments infiltrés auraient reçu des renseignements. Sauf que lors de la première partie, personne des forces de l’ordre n’avait jugé bon de prévenir les personnels de sécurité se trouvant à l’intérieur du consulat. L’attroupement avait pu se former ni vu, ni connu, silencieusement, ou peut-être complaisamment vu et connu, et silencieusement approuvé ou toléré.

Les États-Unis vont peut-être faire semblant de se rallier à cette version pour s’éviter d’avoir à localiser trop vite des coupables qu’il leur serait ensuite reproché d’avoir châtiés eux-mêmes. Avec des conséquences contre-productives immédiates ou plus lointaines, que ni l’administration américaine actuelle, ni la suivante, de continuation ou d’alternance, ne sait trop présager. Si c’est le cas, BHL sera toujours là pour éclairer le monde. Mais il n’est pas sûr qu’il soit autant à présent écouté.

Dans son éloge de Chris Stevens, qui lui sert autant – si ce n’est davantage – à se mettre en scène qu’à louer le défunt, BHL laisse entendre que les Libyens qui l’ont tué (s’il ne s’agissait pas aussi, en fait, d’éléments d’Aqmi venus les appuyer) avaient assassiné « un compagnon et un ami » de la Libye. Sans doute, mais qu’importe à ces « imbéciles » la Libye ? Ce qu’ils souhaitent, c’est la restauration du califat, que toute terre qui fut un temps musulmane le redevienne à jamais (donc pas vraiment, en France, que jusqu’à Poitiers, qui n’était pas la pointe la plus avancée de la pénétration musulmane). Pour eux, c’est force de loi, partout où l’islam un jour vainquit, ne serait-ce qu’une fois, il doit être restauré en tant que pouvoir spirituel et temporel. En Libye, comme en Syrie et ailleurs, les pays, nations, leur importent bien peu : c’est la domination de l’oumma qu’ils visent.

C’est peut-être un rêve stupide car irréaliste, franchement utopique, redouté par la majorité des populations, musulmanes ou non. Mais lorsqu’ils deviennent la minorité la plus agissante et que, comme en Afghanistan, la majorité est lasse, désabusée ou écœurée par l’affairisme et la corruption, ils marquent des points. Quand ils se montrent les plus combatifs, les mieux équipés (ce qui fut le cas de la brigade des Partisans de la charia à Benghazi un temps), ils se rallient des partisans, qu’ils endoctrinent, comme cela commence à être le cas en Syrie. C’était prévisible, car même clairement annoncé par les « imbéciles ». Force est de constater que certains sots ne l’ont pas assez envisagé.