À propos de la dédicace à soi-même de Richard Millet, se prétendant admirateur d’Anders Breivik, l’auteure Annie Ernaux suggère « on attend donc un Éloge littéraire de Marc Dutroux ». De quoi, de quoi ? De « Monsieur Marc Dutroux » s’imposait. Mais comme le sieur Marc Dutroux n’a pas un rond, on se dispensera tant du « Monsieur » que de l’éloge lui-même. Sauf à vouloir tenter de s’offrir un quart d’heure de notoriété en choquant le chaland, évidemment. Patrick Kéchinian, tout aussi auteur, a rétorqué à Annie Ernaux que Richard Millet n’a nullement déshonoré la littérature – c’est fait depuis fort longtemps, notamment par ses producteurs –  car Millet s’est déshonoré lui-même. Pas davantage qu’un Céline, sans aucun doute, soit fort peu puisque le sieur Destouches rapporte encore à des éditeurs… N’est-ce point là devenu l’essentiel ?

En plumitif chevronné (médiocre aussi, s’il vous complait mieux), j’allais relever le défi et me livrer à un panégyrique de Marc Dutroux. J’ai été précédé par le site Astrothème (.fr) qui a dressé du violeur et assassin belge un portrait dont je tire cet extrait :

« En amour, Marc, vous êtes si magnétique que vous avez un charme secret et indéfinissable qui attire immanquablement les femmes sur lesquelles vous avez jeté votre dévolu. Vous saurez déceler si bien leurs faiblesses que vous pourrez tout à votre guise exercer votre puissance et votre goût de la manipulation sur elles. Ce ne sera pas négatif tant que tout ira bien, puisque vous êtes si sensuel, charmeur, possessif et conquérant et vous ferez le bonheur de bien des femmes qui recherchent cet aspect dominateur chez l’homme. ». Inversement, « bien des femmes » (des fillettes, donc !) qui ne recherchent pas cet aspect…

Mais, dans le genre éloge, il convient de faire l’inverse du libelle ou du factum à charge, soit occulter les aspects déplaisants ou les travestir afin de les rendre attrayants.

Littérature vénale

Du temps où la littérature, hors bibliothèque verte (fort bon marché et s’appuyant sur un réseau de colporteurs pour sa distribution), ne vivait véritablement que de puissants mécènes, la dédicace était élément obligé. Parfois, l’exemplaire unique sur vélin était réservé au destinataire de cet envoi préliminaire à la publication proprement dite : souverain, prince de sang, aristocrate ou très grand bourgeois détenteur d’une charge utile aux visées ultérieures de l’auteur.

Par la suite, la démocratisation de l’édition permit de produire d’étranges dédicaces, adressées de fait à la partie de l’opinion susceptible d’acquérir ou approuver l’ouvrage, et non au fameux personnage qui se voyait – nolens volens (être mis en avant valait mieux que l’indifférence) –  dédié quelques paragraphes, davantage en raison de sa notoriété que des appuis qu’il aurait pu consentir.

Ainsi Du ramollissement sénile du cerveau, précédé d’une dédicace à Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, du Dr Pierre-Jules Grenier, déjà auteur du Libre arbitre humain.  Grenier se fendait pourtant d’un compliment : « On voit assez, Monseigneur, à la puissance de votre polémique que vous n’êtes vieillard que de nom ; c’est là une coquetterie bien permise à un évêque. ».

Et à Richard Millet, donc… ce grand fat !

Dupanloup professait qu’« il ne faudrait pas deux générations, il n’en faudrait qu’une pour faire de la France une nation d’impies. ». Et d’invertis aussi ? Christine Boutin reprend le propos en exigeant à présent un référendum sur le mariage des homosexuels (pourquoi pas ? qu’elle en assume les frais de sa propre poche…). Le Ramollissement paraît en 1868, Civitas se porte bien en 2012, véhiculant, comme Millet, une variante proche : une nation musulmane en puissance. Ou homosexuelle, c’est selon, et ces chantres du droit à la vie se satisferaient bien, rapporte Siné Mensuel, d’une castration généralisée des écologistes, autres épouvantails, du fait sans doute que leur dieu à créé des hommes à son image, destinés à asservir une nature pour leur plus immédiat profit, cette création leur étant concédée divinement sans la moindre contrepartie.

Grenier pourrait répondre, l’avenir de la patrie est en jeu, sera-t-elle catholique (ou musulmane), ou « sera-t-elle athée, c’est-à-dire débarrassée de tous les préjugés qui entravent l’essor de la pensée, impropre à toutes les tyrannies ? ».

L’athéisme sied fort bien à la dictature du gain, du profit, de la vénalité, tout comme les diverses religions, cohabitant avec lui pour le partage du gâteau, jusqu’à nouvel ordre, et redistribution provisoire. Les religions, y compris la musulmane, vantant la charité et le bannissement de l’usure, tout autant : voyez les émirs pétroliers.

Le révérend Millet, approuvant les mobiles (non les actes, assure-t-il pour rester conforme) du pasteur Breivik,  en fait doctrine. La diaconesse Ernaux, pour qui n’existe aucun objet poétique ou littéraire « en soi », et se considérant « somme d’expérience, de déterminations sociales, historiques, sexuelles » et langagières, livre sa refutatio au Monde.

Elle se défend bien sûr de soutenir les ventes, tant de Millet que les siennes, mais elle ne peut se taire. Ce serait affronter, plus tard, comme naguère celles et ceux qui n’ont pas condamné Céline (et pourtant, il le fut, véhémentement, avant 1940, mais cela n’intéressait pas grand’ monde), « le risque de se mépriser soi-même. ».

Très peu motivé par cette appréhension, je renonce à l’apologie du sieur Dutroux, ce que je me reprocherai peut-être ultérieurement quand une retraite anémique ne subviendra plus à mes besoins : il sera alors trop tard, Dutroux sera oublié, sauf peut-être d’un successeur de Pierre Bellemare.

Deux ratés

Tout comme Breivik, Dutroux passera son cinquantième anniversaire sans arborer une Rolex à son poignet. Il semble que Dutroux ait privilégié son agrément, son bon vouloir, à son utile : les revenus qu’il tirait de la prostitution forcée de ses victimes ne semblent pas, ou plus, l’avoir tant enrichi.

Breivik, lui, mise peut-être sur l’avenir, envisageant de prospérer financièrement sur ses vieux jours autant qu’un Goering, mais il a surtout satisfait son bon plaisir. Peut-être d’ailleurs en s’en prenant moins à ces utilités que pourraient représenter pour lui allogènes et musulmans qu’à celles et ceux qu’il s’imaginait contrecarrer sa volonté de puissance et de reconnaissance. Je ne sais.

Je présume très fort.  Faute de pouvoir être reconnu chantre de l’idéologie qu’il désirait dominante, et d’en faire des choux plus gras que ceux de son exploitation agricole, il s’en est pris à l’adversaire, censé être l’obstruant partisan de thèses inverses, concurrentes de ses obsédantes ambitions. La plupart de ses victimes était norvégienne bon teint, et il a peut-être privé la Norvège d’environ 300 petites têtes blondes issues de gonades présumées aptes à les générer. Beau résultat !

Revenons-en à la littérature. Vous remarquerez que celle passant en majorité à la postérité se vendait bien du vivant de ses producteurs, pour la plupart dans leurs aises, de naissance ou de par leurs acquis. Quelques exceptions confirment la règle, et on m’objectera Sade, marquis de son état, n’ayant que fort peu besoin de vendre ses livres ; j’avance peut-être un peu vite que s’il s’était agi d’un gueux, il ne serait lu que par des psys et des amateurs de frissons gore titillant leur libido.

Je sais, Baudelaire, ou Rimbaud et Verlaine, plus tard… mais c’était avant que le désœuvrement soit soulagé par l’apparition de la télévision, laissant alors le loisir de fréquenter des cercles attirant quelques soutiens jouissant d’une petite fortune associée ou non à une renommée.  La mercatique a fortement évolué depuis lors.

Un autre phénomène, très français mais que la France des Lumières a su vendre bien au-delà des pays voisins, veut que la littérature soit le phare vers lequel converge l’opinion. Et si c’était l’inverse ?

Improuvable

Allez donc établir que la littérature précède ou suit l’opinion prédominante, au moins en divers secteurs de la société. La critique marxisme, un temps, a soutenu qu’elle préfigurait ce qui était en latence, l’amplifiant à terme plus ou moins lointain. Hypothèse recevable. Réfutable de même.

Richard Millet est-il davantage nourri de préjugés qu’il ne renforce ceux qui sont en vogue ? Ernaux feint-elle de croire que Millet met la littérature « au service d’Anders Breivik » ou est-elle persuadée de que la littérature crée d’autres Breivik ? Ses successeurs – il y en aura tout comme émergeront d’autres Mohamed Merah – peuvent certes se conforter de la lecture de textes, proches de ce qu’ils ressentent, mais n’ensemencent-ils pas ainsi un terrain qu’ils ont eu même préalablement labouré, amendé ?

De même pour Ernaux. Elle revendique son libre arbitre. Ou se situe la somme « d’expérience, de déterminations sociales… » dans la construction du libre arbitre d’Ernaux ? L’humanisme d’un émir Ab el-Kader, directement ou indirectement, ne l’a-t-elle pas « colonisée » ?

Elle proclame ne pas se sentir menacée dans sa vie quotidienne, en grande banlieue parisienne « par l’existence des autres qui n’ont pas [sa] couleur de peau, ni dans l’usage de [sa] langue ». Moi non plus, même si j’ai recours à l’emprunt fréquent d’anciens apports de l’arabe, à de plus récents issus d’autres langues.

Notez que maints autres, nullement menacés, ressentent la menace à la moindre manifestation d’une différence, sans le moindre sentiment d’être envahissants quand ils se rendent en masse, en troupeaux de touristes, là où ils sont appréhendés telle une menace. Elles et ils ne seront que pétris de bonnes intentions, et les autres de mauvaises en faisant de même « chez eux ». Le relever ne fait pas de moi un colonisé du salafisme, sans doute moins encore que maints écrivains d’un passé proche pétris d’orientalismes divers.

Transposons : les Continentaux menacent-ils plus les Corses que les Corses les Continentaux ? Substituez salafistes tunisiens à Corses, et touristes à Continentaux. Puis lisez ou relisez tous ces textes oubliés traitant de l’infiltration des Corses dans l’appareil d’État, du temps de Gambetta et Ferry, par exemple. D’aucuns voyaient dans les Corses ce que Céline considérait des Juifs…

Ernaux ne veut pas que son travail d’écrivain soit lié « à une identité raciale et nationale [la] définissant contre d’autres. ». Cela découle-t-il de sa seule expérience ? Non, soutient Millet, mais d’une « situation néocoloniale inédite ». Horreur, Corses et Juifs reviennent ! Inédite, vraiment ?

On nous l’a déjà fait, non ? Millet vaut-il tant qu’une Ernaux se fende d’un Ernaux ?

Vanitas, vanitatis

Ni Huxley, ni Orwell n’ont guère changé quoi que ce soit au cours des événements. Alors, Ernaux ou Millet… Sans doute se targuent-ils d’une influence qu’ils n’ont pas. Sade aurait-il créé Dutroux ? L’a-t-il seulement lu ? Un Dutroux inspirera-t-il un nouveau Sade ? Rien de moins certain.

J’en viens à me demander si la seule  portée d’Ernaux ou Millet se réduit à flatter quelques secteurs d’influence et vecteurs de diffusion de leur notoriété. Cela ne met pas en doute, ni ne préjuge de leur sincérité. Mais quelle proportion de la population lit Ernaux ou Millet, même dans les pages de divers supports éphémères, et qui vraiment les écoute si cela leur vaut d’être invités sur des plateaux ou devant des micros ?

Un Éloge littéraire de Marc Dutroux, s’il n’émanait pas d’une vedette de la télévision, n’intéressait plus que des journaleux ou plumitives (mes Confrères, mes « Sœurs », ne fais-je point ici de même ?) en mal de bouche-trous, ou ne s’adressant qu’à un public acquis d’avance, fort limité. Sauf, bien sûr, à en faire, à coups d’interventions d’attachés de presse, de pages de publicités, un éphémère succès de librairie (lequel, de nos jours ? il faut souvent, en France, des dizaines d’années pour passer le cap du million et demi d’exemplaires, et un Goncourt, au moins, pour dépasser les 700 000, après adaptation du titre pour un écran).

Le temps où un éloge de Jacques Mesrine aurait fait vraiment recette (en particulier dans les prisons, où on tue le temps) est derrière nous.

Cependant cette évocation de Marc Dutroux a su me distraire, et j’en remercie sincèrement Ernaux. Elle a su m’inspirer quelques paragraphes qui – je l’espère – auront su un court instant retenir votre distraite attention. Pour vous comme pour moi, il est temps de tourner la page et de vaquer à de plus utiles ou moins lassantes occupations. Au suivant… à la suivante…