Comme un lundi …

Conte ingénu

(et philosophique)

 

Dieu acheva au septième jour son oeuvre, qu'il avait faite :
et il se reposa au septième jour de toute son oeuvre, qu'il avait faite.

Ancien Testament,
Livre de la Genèse
(Édition française de Louis Segond, 1910)

 

Deus verbum ataque nomen est. In se non est

(Dieu est une parole et un nom. En soi il n’existe pas)

Cabassus in En nos vertes années

Robert Merle

 

Cela dit, ce livre n’engage que moi

Jacques Duquesne

Jésus

 

Le cours de ma vie change,
détourné de la noire par la souris blanche.
J’ai envie de profiter de la minute
qui passe, de la retenir, de la pénétrer,
d’en tirer tout le suc.

Jean-Pierre Chabrol

Les aveux du silence

 


Samedi,
aux premières heures
(jour de fête)

Adam émergea à grand peine, la tête lourde comme un lendemain de fiesta où la nuit a été courte et si peu reconstituante.

Ouvrant précautionneusement les yeux, il promena son regard sur un environnement qui ne lui était pas le moins du monde familier; un peu comme si quelque trou noir avait absorbé inexorablement toute possibilité de relier toute trace du présent à la moindre bribe de souvenir (les amnésiques reconnaîtront probablement ce pénible sentiment).

Il étira consciencieusement ses membres engourdis et prit le temps de s'examiner lui-même, se palpant lentement, avec application, comme s'il se rencontrait pour la toute première fois. Il remarqua quelques traces boueuses (de l'argile, plus précisément) qui marbraient sa peau par ailleurs immaculée. Ces traînées n'étaient pas sans évoquer le nourrisson tout juste sorti du ventre de sa mère, comme autant d'outrages à la perfection potentielle.

Il en parut chagriné et se mit du regard en quête d'une eau rédemptrice où laver les indélicates souillures. Il n'eut pas à la chercher bien longtemps: une paisible rivière paressait gentiment à quelques pas. S'y plonger fut l'affaire d'un instant (et motif à une grande volupté tant l'onde était à la fois fraîche et tiède, limpide et accueillante).

Il y serait peut-être encore si soudain une voix ne l'avait fait tressaillir, sortie on ne sait d'où. Il se réfugia d'un bond à l'abri dérisoire d'un chétif buisson. « Quelle chance » se dit-il « que je ne sache pas encore nager; j'aurais tout aussi bien pu me trouver au beau milieu du courant et alors, j‘aurais perdu un temps précieux à rejoindre la berge ».

Comme il se doit, cette pensée (d'une forte ironie) dissimulait en réalité une forfanterie de circonstance: on se rassure et on s'encourage comme on peut.

Depuis peu, très peu (si peu) il avait appris à dominer la frayeur que lui causaient les roulements caverneux de sa propre voix et les vibrations qu'elle engendrait au plus intime de son organisme (à la longue, on s'habitue à tout, ainsi que le diraient, mais beaucoup plus tard, les riverains du Métro et du T.G.V.).

Dans les minutes présentes, son effroi incontrôlable tenait à ce que cette fois, il s'agissait d'une voix qui indiscutablement n'était pas la sienne; il était bien certain d'avoir réellement et distinctement entendu quelqu'un lui adresser la parole.

Plus serein, il se fut raisonné, remarquant que rien ne lui permettait de se désigner à coup sûr comme l'incontestable destinataire des propos (hormis, peut-être, un viscéral égocentrisme dont il n'aurait le balbutiement du commencement de début de prise de conscience qu'après un laps très, très, très long, lors d'un séjour chez des philosophes grecs; au passage, et dans un louable souci de simplification, il fut sur le point d'inventer « longtemps » pour désigner un laps très, très, très long; cela n'altérait en rien la puissance de l'évocation, à ce détail près qu'il ne maîtrisait encore en rien la notion du temps qui lui demeurait un mystère pas même envisagé).

De la nouveauté à l'inquiétude, le pas est étroit, qu'il franchit aussitôt. Puisque ce n'était pas lui, qui d'autre avait bien pu prendre la parole ? De toute évidence ni ce quadrupède qui folâtrait sur l'autre rive, ni ce poisson qui agitait nonchalamment ses nageoires diaphanes. Encore moins cette fleur qui offrait voluptueusement (et avec juste ce qu'il fallait d'impudeur) ses pétales à la tendre chaleur du soleil et son pistil aux butineurs matinaux.

Qui ? Qui, alors qu'il était seul; le seul représentant de son espèce parlante, à portée du regard du moins (ce qui ne le rassurait guère, au demeurant).

Tout paraissait paisible, éthéré alentour. Chacun vaquait à ses incertaines occupations, indifférent à celles du voisinage, au reste tout aussi insignifiantes; content, simplement, d'être là et peu soucieux de savoir ni pourquoi, ni comment.

Pour toute réponse à son angoisse, il ne reçut qu'un profond silence, tout juste troublé par l'insouciant gazouillement des oiseaux et le murmure chuintant de la rivière. Son angoisse, d'ailleurs, s'apaisait doucement et Adam se convainquit d'avoir été victime d'une illusion. Il en verrait d'autres, probablement ! Il crut le moment venu de quitter son refuge.

C'est alors que la voix retentit derechef, nette et profonde, bien timbrée. Une voix masculine, docte et suave, grave et onctueuse, paternelle et amicale. De celles que l'on entendrait par la suite dans les lieux publics, cathédrales ou aéroports, prodiguant de salvateurs conseils aux brebis égarées.

Cette fois, Adam domina sa panique et apostropha hardiment l'inconnu:

– Où es-tu ? Qui es-tu ? Que veux-tu ?

– Enfin, Adam ! Tu daignes t'apercevoir de mon existence, répondit la voix, un tantinet narquoise.

– Où es-tu ? Qui es-tu ? Que veux-tu? s'obstina Adam, têtu, renouvelant sa trilogie.

– Je suis dans toute chose. Je suis celui qui est. Je suis celui qui sait.

« Dis donc, garde ça pour plus tard. Il s'en trouvera bien quelques uns pour parler de la sorte, un jour ou l'autre. Splendor Veritatis et tutti quanti. Mais nous ne sommes pas en Égypte que je sache pour singer ainsi le Sphinx, s'exclama Adam en s'étonnant dans le même instant de parler latin et italien, ainsi que de l'inattendue référence. L'Égypte, le Sphinx, le singe; où donc avait-il bien pu pêcher ces trois néologismes, vides du moindre sens au demeurant ?

La voix fit mine de ne pas remarquer l'insolence sous-jacente au propos.

– Je suis ton Créateur, Adam. Celui qui t'a donné le jour.

– Ah ben ça, alors! répondit Adam, interloqué. Salut patron.

Par commodité, Adam avait spontanément décidé de baptiser la voix: elle serait désormais « le patron » si d'aventure elle venait à se manifester encore. A tout hasard aussi, il nota l'anecdote de cette apostrophe et du dialogue qui s'ensuivit dans un coin de sa mémoire déjà passablement encombrée; qui sait: peut-être pourrait-elle resservir un jour, pour un film par exemple, ou pour un spot publicitaire …

« Patron ». Encore un de ces jaillissements instinctifs dont Adam n'eut même pas la présence d'esprit de chercher le pourquoi. Nous prendrons garde de le suivre sur ces terrains aventureux et, avec tout le respect qui lui est dû, nous appellerons le Créateur « Le Créateur », en hommage mérité à son rang.

Le Créateur, donc, enchaîna:

– Voilà un bon moment que je t'observe et je me demande bien quand tu vas te décider à découvrir ce qui t'entoure.

– Qu'est-ce que tu me chantes là ?

– Je ne chante pas, Adam: je parle; je te parle. Il est un temps pour chaque chose. Voyons, n'as-tu vraiment rien remarqué ?

– Et qu'aurais-je dû remarquer (quelque chose d'indéfinissable le retint d'ajouter « grands dieux ») ?

– Ce n'est pas à moi de te l'apprendre. Cherche, et tu trouveras !

Adam commençait bien à se lasser quelque peu de ce ton pontifiant et de ces formules sibyllines. Mais il admit que le Créateur avait raison, dans le fond: il était grand temps pour lui d'exercer sa curiosité.

Il entreprit mentalement un inventaire en bonne et due forme. Voyons, il s'était levé, puis…

En fait, c'était un peu plus compliqué. D'abord, il s'était éveillé. Mais il devait bien y avoir quelque chose avant l'éveil, non ? Il tenta désespérément de trouver une explication plausible. N'y parvenant pas, en dépit de tous ses efforts, il remit l'avant à plus tard.

Il décida d'examiner dans le moindre détail chacun des avatars qui lui étaient advenus en ce tout début de matinée.

« C'est pas tout ça », se dit Adam, « il va falloir que j'invente un nom pour différencier chaque chose. Ca promet d'être coton. Et comment je vais m'y prendre ? C'est que je n'ai jamais fait ça, moi ! »

Pragmatique, il se dit qu'on verrait bien, à la guerre comme à la guerre, au hasard des nouvelles sensations que ses pérégrinations lui feraient rencontrer; il s'accorda aussi l'excuse que de toute façon, aucune alternative ne s'offrait à lui.

Il découvrit d'abord que les événements n'étaient pas survenus n'importe comment, mais dans un ordre déterminé (on notera qu'il avait prudemment opté pour la simple chronologie, laissant à un éventuel futur, pour l'heure improbable, la question de la prédétermination).

Mû par on ne sait quelle prescience (c'était le cas de le dire !), il choisit de baptiser « temps » la dimension à parcourir qui conduit du juste avant au tout de suite après. Se ravisant promptement, craignant que ce qu'il aurait à découvrir par la suite ne se situe sur une échelle beaucoup plus vaste, il révisa la définition avec une infinie sagesse: le temps serait désormais tout ce qui se situe entre très loin en arrière et aussi loin que possible dans l'autre sens.

Donc, il s'était éveillé, traversant la frontière du néant au temps zéro. Il n'aurait pas trop bien su expliquer ce concept du « zéro »; il lui était venu comme ça, machinalement, en traçant de ses doigts un cercle presque parfait sur le sable du rivage.

Ce faisant, il se rendait bien compte que cette impérieuse discipline qu'il s'était imposée de nommer toute chose, si elle avait quelque chose d'instinctif (une manière, en somme, de dominer l'inconnu), répondait aussi à une nécessité: il accumulerait de la sorte une foultitude de termes: le concept, les doigts, le cercle, la perfection, le sable, le rivage …

Parce qu'à chaque jour suffit sa peine, il prit le parti de les engranger méticuleusement dans un coin de sa mémoire, sans souci particulier de classement et décida du mode de rangement passablement au hasard, dans le premier coin libre qu'il trouva.

Il y reviendrait plus tard, dès que l'occasion lui en serait offerte, et surtout, si le besoin s'en manifestait. Il faut bien commencer par un bout; on ne s'en sort pas, sinon. Il venait d'inventer la prudence qui fait le charme de nos délicieuses grand-mères, sans même qu'en l'espèce elle fut motivée par la moindre peur de manquer.

Il réalisa cependant que l'éveil l'avait fait basculer d'un état inconnu (le « néant », provisoirement) vers un autre, tout aussi mystérieux mais beaucoup plus tangible. Ce dernier serait désormais la « conscience »; l'idée ne lui vint même pas d'un quelconque jeu de mots avec la « science » (et pour cause: il ignorait encore tout de l'« âme » et par conséquent de sa « ruine »).

À peine entrevue, cette conscience le guida vers lui-même et il fut touché de cette bienveillante sollicitude. C'est donc tout naturellement qu'il baptisa « toucher » cette perception de son être qui l'avait traversé alors qu'il palpait ses membres. Il eut la fugitive tentation de corriger le tir au profit de « tact » qui avait à la fois quelque chose de plus sensuel et de plus social, aussi; il n'en fit rien, cependant, pressentant que ce genre de subtilité, il faudrait au préalable pouvoir la partager pour qu'elle devienne le « contact ».

Et avec qui Adam aurait-il partagé, je vous le demande un peu ?