Davos Stadium, c’est bleus contre rouges, soit les États contre les financiers, avec, dans les tribunes, les industriels qui, selon les points marqués par l’une ou l’autre équipe, applaudiront ou hueront tour à tour tant les rouges que les bleus. La zone euro se jouera sans doute à Davos.
Kamal Ahmed, le chroniqueur sportif du Sunday Telegraph, vient de rencontrer l’un des plus talentueux claqueur des rouges : Gary Cohn, numéro deux de Goldman Sachs à la ville. Comment voit-il la compétition après les tours de chauffe et les rencontres « amicales » de ces derniers mois, qui ont vu l’euro céder devant le dollar, des emprunts d’États faire du yoyo, et les incessantes déclarations des concurrents à la presse sportive (et en coulisses aux bookmakers) ?
Quelle va être la stratégie des rouges ? Sur l’euro, d’abord, impossible de prévoir leurs dispositifs tactiques. Gary Cohn considère que la solidité de la ligne bleue de défense européenne semble assez compacte, mais, s’il y a faille, il saura réagir…
L’euro coriace
Cela donne : toutes les banques bleues (les banques centrales) au monde tentent de rendre moins chères leurs monnaies, et à ce jeu, il faut bien que l’une ou l’autre devise monte pour que d’autres baissent. Les États-Unis, tout comme l’Allemagne avec l’euro moins fort que le mark, ont pu mieux fourguer leurs produits à un peu tout le monde (notamment aux pays de l’Europe du sud). Pour Cohn, on ne sait trop si l’euro tombera à 1,20 ou 1,10 USD, voire à la parité. Dans ce cas, les multinationales américaines (É.-U. et Canada, d’autres pays aussi) voudront rapatrier leurs avoirs en Europe et amplifier l’écart. Mais l’euro lui-même subsistera-t-il ? Cohn estime que, oui, cela semble plus probable, jusqu’au moment où cela pourrait être contredit. Pour le moment, c’est le statut quo.
Bien évidemment, si vous croyez qu’un joueur rouge (ou bleu) révèle le fond de sa pensée à un chroniqueur sportif, c’est que vous êtes un parieur bien naïf.
Voici deux-trois ans, Cohn n’aurait pas misé un cent sur les bleus européens. Là, pour lui, la bleue de Francfort (la BCE) manœuvre bien.
Les billes des rouges
Le je te tiens, tu me tiens est un jeu pervers. Comme ce sont surtout les rouges qui marquent des points, font des bénéfices, une partie de leurs gains est immédiatement reversée aux bleus, sous forme de rentrées fiscales. Lâcher des points aux rouges en fait automatiquement marquer. Quand on ne sait trop plus où s’adresser (comme aller au hasard dans les tribunes faire la tapette sur les joues des industriels ou des gros parieurs), autant favoriser l’adversaire. Déjà en lui laissant fixer les règles au gré de l’évolution de la partie. Mais comme il faut aussi balancer des tapettes dans les tribunes, lorsque le public hue les rouges, c’est plus facile que lorsqu’il les applaudit. Donc, on reparle de contrôles financiers plus stricts.
Là, les rouges jouent la montre. « Je suis très présent à Londres » (l’une des cases du je te tiens, dont le terrain ressemble au jeu de l’oie parfois, à la marelle à d’autres), remarque Cohn qui envisageait d’y poser une nouvelle tour, un nouvel immeuble. Pour le moment, autant « ne rien faire et camper sur sa position », estime Cohn.
Mais à long terme, les autres rouges (chaque camp joue à la fois contre l’autre mais marque aussi contre ses propres buts) pourraient déserter en masse les cases européennes. « Si les règles sont trop strictes… », ce seront aux cases Wall Street ou Hong-Kong que les rouges afflueront. Au besoin, elles créeront une nouvelle case, n’importe où, insulaire, aux Galápagos s’il le faut…
« Là où les investisseurs pourront échanger à moindre coût, » précise Cohn.
« D’un jour à l’autre, je ressens diverses impressions sur la volonté des autorité des marchés de faire de Londres le centre européen des échanges, » poursuit-il. En fait, il ne sait trop quoi faire remonter à ses entraîneurs, les investisseurs, qui lui dictent sa conduite, et non l’inverse. Si l’ailier rouge asiatique peut offrir le meilleur rendement aux entraîneurs, parce qu’il est dérégulé, le libéro rouge américain, qui le devient davantage, voit fuir sa clientèle. « Même si mes tarifs étaient ajustés juste pour que je puisse survivre, » je ne pourrais conserver mes clients, assure Cohn. Ce qui vaut pour lui vaut tout autant pour les rouges européens et d’autres. C’est l’évidence même.
Des règlements trop contournables
En sus, les règlements, comme la législation américaine Dodd-Frank, inspirée par l’entraîneur Volker, risquent de favoriser les joueurs du banc de touche qui, une fois sur le terrain, n’en feraient qu’à leur guise, joueraient selon les tactiques « grises ». Nous, les gars sur le terrain, dit en substance Cohn, voulons bien ne pas trop contourner les législations contraignantes, mais sur le banc de touche, les petits joueurs sont prêts vraiment à tout.
De plus, si cela se passe ainsi, les rouges vont cesser de jouer tout à fait, et ne plus donner des occasions de passes aux bleus, soit « des liquidités ».
Ils vont assécher les bleus. Pour Cohn, ce n’est franchement pas le moment, à cette phase du jeu, de ne plus placer des billets de Monopoly sur les cases des bleus, soit de ne plus acheter des dettes souveraines.
Nous devons préserver la fluidité des marchés, laissez-nous donc jouer à notre manière, conseille le rouge Cohn aux défenseurs bleus (soit les autorités de contrôle des marchés). « Nous sommes confiants », les réglementations finiront enterrées dans un coin d’où « elles ne feront pas de mal aux marchés », ajoute-t-il.
Sinon, les rouges du banc de touche se livreront à du « shadow banking », de la finance grise.
« Quelqu’un prendra bien avantage des creux et vides » des diverses législations. Remarquez, les meilleurs rouges se livrent aussi à la même tactique, mais en plus fair-play, ce n’est pas du tout la même chose.
Les réglementations ne visent que les rouges sur le terrain, ceux du banc de touche sont trop petits pour qu’elles s’y intéressent vraiment, poursuit Cohn. Les investisseurs parieront donc sur ceux qui passent inaperçus.
D’ailleurs, regardez le petit rouge MF Global, qui a fait faillite : « tout ce qu’il a fait dans son portefeuille de dettes souveraines n’aurait jamais été bloqué par les règles Dodd-Frank ou Volker » (des arbitres bleus américains, qui feraient mieux de regarder totalement ailleurs et continuer à se tourner les pouces).
Surtout, tous les coups de sifflets, toutes les règles, Dodd-Frank, Basel III (qui prévoient une meilleure solvabilité des rouges en les obligeant à renforcer leurs fonds propres), &c., sont véritablement, « absolument » mauvais, néfastes pour la croissance, assure Cohn. Alors que nous, les rouges, essayons de stimuler les économies bleues, que les banques bleues fixent à zéro les taux des emprunts, ces bleus essayent aussi d’un côté de stimuler, « et de l’autre font stagner ». Les niais.
Primes de jeu
Dans l’écurie Goldman Sachs, on va faire un peu renoncer aux primes de jeu, au moins pour les équipiers qui se font plus de 121 000 euros de l’an (plus de 10 000 euros du mois).
Eh, « je comprends totalement le sentiment des gens, je ne suis pas myope », dit Cohn du public des tribunes.
Mais, car il y a le mais sempiternel, Cohn ne cesse de perdre des équipiers, qui pourraient même rejoindre le banc de touche.
Faut savoir ce que les tribunes veulent…
Soit on laisse les équipiers s’engraisser, soit ils vont s’engraisser sur le banc de touche, l’économie grise. Mais Cohn n’exagère rien. Il est dans la juste mesure : « je ne me lève pas chaque jour en me demandant comment je peux faire pour mieux les payer, mais comment les payer pour les garder. ».
Air connu.
Chaque semaine, Cohn se bat tel un lion pour conserver ses meilleurs équipiers. Il en cherche aussi désespérément de nouveaux, d’où qu’ils viennent, du moment qu’ils ont dans leur carnet d’adresses au moins cinq pdgs de sociétés cotées.
Pour le petit personnel, pas de problème. On veut séparer banques de dépôt et banques d’affaires ? Bah, personne ne voudra acheter des banques d’affaires, donc leurs employés finiront chez Goldman Sachs et consorts. Selon Cohn, trois ou quatre banques d’affaires européennes ne trouveront pas preneur. Il ajoute que Sarkozy dit à la SocGen et à Paribas qu’il veut les voir se retirer du marché des dérivés. Cela lui, Cohn, enlèvera des concurrents, tant mieux.
Bon, allez, une limousine noire attend Cohn, il va dîner avec un agent de joueurs important. Puis il devra s’envoler pour Davos. Conclusion de Kamal Ahmed (en fait redchef Finances et Industrie du Telegraph), « Là, il se joindra au débat au moment ou le monde soupèse, au plus près, quel type de système bancaire il veut vraiment. ». Fermez le ban. Là est le monde. Le vrai, le seul, la réunion des joueurs et de l’unique public pouvant acheter des billets pour Davos. Les autres assistances (ou assistés par leurs employeurs auxquels ils doivent tout) sont les zombies qu’ils doivent rester. C’est un zombie qui vous cause… à vous, autres zombies.
Passionnant
Au final, tous ceux qui ne sont pas devant une rencontre de balle au pied, une course de bolides, ou à donner du grain aux poules d’appartement ou confectionner une descente de lit patchwork, soit plus pratiquement personne, a compris…
Laissez faire l’équipe des rouges, elle sait bien mieux ce qui convient, à l’équipe d’en face, beaucoup mieux que ne le savent les bleus eux-mêmes.
Restez devant l’écran, ou à vous initier encore mieux au point de croix, tout est bien géré pour préserver vos petits intérêts mesquins, comme le juste prix de la baguette de pain, la marge des grossistes en farine, vos taux de TVA, &c. Certes, on ne pourra plus trop vous concéder et du pain et des jeux, mais davantage de jeux, olympiques et autres, cela peut se faire. L’autre trictrac consiste à nous laisser assez de pain pour que nous puissions nous rendre dans les stades, ou changer de téléviseur. Débattez de l’arbitrage assisté par vidéo ; sur les pistes et terrains du Davos Stadium, il n’en est nul besoin.
D’ailleurs, il faut être un zombie pervers pour s’intéresser aux règles des jeux de Davos. Gary Cohn, de La Firme GS, m’a éclairé : je vais me remettre au tricot, au point Sarkozy à défaire, aux autres points à monter, puis à détricoter pour filer l’aiguille du point Sarko-bis. L’important, c’est de s’occuper les mains. Pour le reste, je mets ma confiance en Goldman Sachs, je suis sûr de sa parô-ôle.
Cela fait trois fois que je lis cet article et chaque fois je me marre; tout à fait exact, de comparer les analystes financiers, GS et le milieu des paris sportifs; je me perds entre le bleus et les rouges qui nous plumerons tous
Du grand art 😉