Saddam Hussein a été, dès son putsch, l’un de nos amis – bien que nous sachions avec quelle cruauté il se débarrassait de ses rivaux, et tout de ses crimes.
Il était aussi l’un de nos clients, un client qui s’inscrivait naturellement dans la vaste fresque de la politique arabe de la France, sans que nous soyons trop regardants, avec les autres occidentaux, sur la nature du régime. Saddam Hussein a ainsi reçu, et non seulement de la France, les armements nécessaires qui lui permirent, dans un premier temps, de mettre les provinces irakiennes au pas, puis, ceci étant fait, d’entreprendre de redessiner la carte régionale en voulant y jouer le premier rôle au détriment de l’Iran, qui avait montré aussi quelques velléités en ce sens avant la révolution qui chassa le Shah du pouvoir et mit fin à une dynastie dont nous feignions de croire qu’elle remontait à Darius et que nous avions également armé avec le même zèle, pendant deux décennies, en assurant notamment la formation de ses généraux et techniciens.
Les chocs pétroliers avaient fait de ces deux pays sous-développés des clients pour lesquels nous avions toutes les attentions, en ayant le réflexe de fermer les yeux sur la nature de leurs régimes. Puis nous retirâmes notre soutien à cette monarchie iranienne, notre amie la plus fidèle dans la région, découvrant subitement un régime corrompu et une dictature non fréquentable, alors qu’il n’y avait, tout autour, que des royautés, émirats et républiques islamiques tout aussi corrompus, des régimes tout aussi policiers et dictatoriaux, dont l’Irak.
Tout n’étant jamais pour le mieux dans le meilleur des mondes, nous subirent pendant cette période faste, un revers diplomatique majeur lorsque Israël, un pays ami, détruisit la centrale nucléaire que nous bâtissions en Irak… (Drôle de situation que de voir l’un de ses amis bombarder ce que l’on construit pour un autre.)
Et, autre grain de sable, les ayatollahs, au lieu de nous remercier de l’asile donné à leur guide suprême à Neuffle le Château, après avoir remplacé le Shah à Téhéran firent sauter quelques bombes à Paris pour récupérer un peu de l’argent que le Shah nous avait largement donné pour développer cette coopération nucléaire (affaire Eurodif). Décidément, le nucléaire n’a jamais servi notre stratégie au Moyen-Orient, malgré une évidente bonne volonté, et un savoir-faire technique reconnu…
Mais ces complications n’auraient pu rester que les épiphénomènes de l’Histoire (avec un H), si les Occidentaux n’avaient pas eu l’idée curieuse de laisser Saddam Hussein partir en guerre contre l’Iran des ayatollahs. Il est vrai que cela permettait, pensions-nous naïvement, de les punir pour le mépris qu’ils témoignaient à la communauté internationale, et d’espérer leur disparition à la suite d’un coup d’état militaire – puisque les cadres de l’armée iranienne étaient aussi des nôtres ! – sans se mouiller directement dans des actions militaires que la même communauté internationale aurait condamnées.
Mais il n’en fut rien, et cette guerre fut une épouvantable boucherie au terme de laquelle nous fîmes en sorte, nous les occidentaux, qu’il n’y eut ni vainqueur ni vaincu en donnant à l’Iran les quelques armes qui lui permirent in extremis de ne pas s’effondrer (à travers un programme américain au nom évocateur d’Irangate !). Les milliards de dollars d’armement que nous avons vendu à l’Iran et l’Irak n’ont donc servi qu’à mettre à genou ces deux pays au prix de plus d’un million de morts, d’une catastrophe écologique et d’un désastre économique. C’est un constat.
Nous serions devenus des observateurs assez indifférents, d’autant qu’il n’y avait pas de pression sur le prix du baril, prêts à participer à la reconstruction de ces pays et à leur réarmement, si deux événements ne vinrent modifier le cours de l’histoire – et en face desquels nous réagirent, comme toujours, en nous trompant lourdement : Le premier : Saddam Hussein voulut récupérer sa province du Koweït, pays indépendant qui montrait quelques réticences à lui payer ses services pour l’avoir défendu face à l’agression ( !) de l’Iran.
Les occidentaux, ses anciens amis, ne firent rien pour l’en empêcher. Ou si peu. La guerre contre l’Irak qui s’en suivit, pour libérer le Koweït, envahi en 48 h par l’Irak, menée par une large coalition sous l’égide de l’Onu, a eu la perfection d’une guerre juste. Mais Bush 1 ne crut pas nécessaire d’aller jusqu’à Bagdad pour mettre définitivement Saddam Hussein hors jeu (ce qui peut d’ailleurs se comprendre si l’on retient l’hypothèse qu’il n’a rien fait pour l’empêcher de tenter l’aventure koweïtienne).
Il n’a pas non plus soutenu les communautés chiites et kurdes qui tentèrent alors de renverser le dictateur, leur assassin. Erreur de Bush 1. Il en résulte une deuxième guerre contre l’Irak, fruit d’un bricolage diplomatique sans mandat de l’ONU reposant sur le mensonge de la présence d’armes de destruction massive, qui débouche sur la situation irakienne actuelle : un pays en guerre civile, occupé par une armée américaine pratiquement sans alliés, à l’exception des Britanniques, incapable d’assurer la police et sa propre sécurité.
Erreur de Bush 2. Fallait-il, pour éliminer Saddam Hussein, casser ce pays, ses institutions, son armée, sa police ? Évidemment non. Prétendre le reconstruire comme un état vassal – mais démocratique -, relève de l’ignorance, de l’arrogance, de l’incompétence. Mission impossible. Autre événement : les ayatollahs, soutenu par l’opinion iranienne et mis au ban de la société internationale, tirent naturellement les leçons de la guerre contre l’Irak : sanctuariser le pays en se dotant de l’arme nucléaire !
C’est une conséquence évidente de la guerre contre l’Irak, et d’autant plus naturelle que la communauté internationale les a diabolisés et marginalisés. Autre erreur des occidentaux. Il en résulte un conflit diplomatique sur le nucléaire, et l’on voit mal qui pourra empêcher l’Iran d’avoir la bombe, et ce d’autant que nous avons été ouvertement aux côtés de Saddam Hussein pendant les premiers temps de sa guerre – qui était aussi la nôtre contre ces diaboliques ayatollahs.
Et l’on peut donc penser qu’ils n’accorderont que peu de crédit à nos déclarations d’intention de maintien de la paix dans la région, d’autant que l’échec des américains pour assurer la police, ne serait-ce qu’à Bagdad, est sans appel. C’est donc bien naturel qu’ils se méfient de nous ! L’Iran, qui voit là une possibilité de reprendre durablement le leadership du monde musulman, déclare vouloir rayer Israël de la carte moyen-orientale, bon moyen d’écarter tout dialogue avec les occidentaux.
Le soutien apporté au Hamas et au Hezbollah, et à quelques autres groupes terroristes, montre aussi que ceci n’est pas qu’une figure de rhétorique. Le pouvoir de nuisance de l’Iran, qui peut s’appuyer sur la Syrie, n’a plus le contre-pouvoir irakien. Il est donc très fort, malgré l’état déplorable dans lequel se trouve le pays. L’Irak était, depuis le renversement du Shah, notre allié objectif contre l’Iran ; nous n’avons pas su le contrôler, et le prix de cette erreur stratégique n’est pas encore passé par pertes et profits ; le pire est à venir avec la « bombe iranienne ». Les dommages risquent de n’être plus collatéraux, mais directs… Une dernière question : quelles nouvelles erreurs va-t-on faire ?
Bombarder les installations nucléaires de l’Iran ? Pour quelle stratégie à long terme… Cauchemar.