Titre principal du site roumain Ziare (Le Jour) de ce 21 décembre 2010 : « Franta si Germania cer amanarea intrarii Romaniei in Schengen ». Cela vaut aussi pour les Bulgares, « la France et l’Allemagne exigent le report de l’admission de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Espace Schengen, » poursuit le chapeau de l’article. Bref, en clair, pour ne pas discriminer que les Rroms de Roumanie et Bulgarie, les tracasseries administratives doivent, selon Merkel et Sarkozy, continuer pour toutes les habitantes et tous les habitants de ces deux pays européens.

En pleine « trève des confiseurs », Cecilia Malmstrom, commissaire aux Affaires intérieures de l’Union européenne, ancienne ministre suédoise, a reçu un courrier officiel émanant des ministres français et allemand de l’Intérieur stipulant que la Roumanie et la Bulgarie « ne réunissent pas toutes les conditions pour l’admission dans l’Espace Schengen… ». Raisons invoquées : les carences en matière de lutte contre la corruption et la criminalité organisée. Brice Hortefeux et Thomas de Maizière (CDU, ministre allemand de l’Intérieur) mettent aussi en avant la protection des données personnelles des Européens de l’Espace Schengen, arguant que des criminels bulgares et allemands férus d’informatique pourraient les pirater.
En revanche, les criminels de Serbie, de la Macédoine et du Monténégro ne doivent guère poser problème puisque, depuis vendredi 18 décembre dernier, les ressortissants de ces trois pays peuvent désormais entrer dans l’Espace Schengen sans visa et sans guère de restrictions.
Comme s’en est félicité le vice-Premier ministre serbe, Bozidar Djelic, « les Serbes attendaient ce moment depuis 18 ans. ». La Serbie entend désormais contribuer à faire bénéficier de cette libérale mesure les Bosniaques et les Albanais.

Petite brève de RFI, ce mardi 21 décembre : la porte-parole de la commissaire, Michele Cercone, a fait état de ce courrier qui estime « prématurée » l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Espace Schengen en mars 2011. Les ministres de l’Intérieur français et allemand indiquent qu’il est urgent d’attendre que soient accomplis dans les deux pays « des progrès irréversibles dans la lutte contre la corruption et le crime organisé » (rapporte Ziare, la traduction depuis le roumain ne reflétant pas forcément le texte exact). L’ancien ministre roumain des Affaires étrangères, Andrian Cioroianu, a relevé que « deux pays gouvernés par la droite » infligeaient un blâme à un gouvernement roumain « de droite ». Le ministre délégué à l’Intérieur roumain, Marian Tutilescu, s’est pourtant déclaré confiant dans l’admission de la Roumanie à l’Espace Schengen au printemps 2011. « Ce sont des intérêts de politique intérieure en vue de la réélection du président français en 2012, dans un contexte de polémique à propos d’une ethnie roumaine qui motivent ce courrier, » a-t-il expliqué en substance.

 

Les réactions du lectorat de Ziare sont mitigées : la réforme du système judiciaire et la lutte contre la corruption, qui évoquent en particulier le cas de la France, bien mal placée pour donner des leçons, sont souhaitées par de nombreuses Roumaines et Roumains qui n’apprécient pas trop leur « propre » gouvernement. Mais d’autres font valoir que, pour fournir un contingent en Afghanistan, la Roumanie est fort bien accueillie dans l’Otan. Les plus riches Rroms étant souvent considérés comme des mafieux agissant en symbiose avec une partie de l’opulent pouvoir en place, une correspondante qualifie son pays de « Rrumanistan », une autre considère que la Bulgarie est un pays producteur de fausse monnaie, et ce courrier franco-allemand alimente aussi dans l’opinion des critiques intestines de politique intérieure. Pour sa part, le président roumain, Traian Basescu a estimé qu’il s’agissait d’un « acte de discrimination » à l’égard de la Roumanie. Mais il a ajouté : « bien sûr, cette lettre parle aussi d’une situation réelle qui ne peut être contestée. On parle du fonctionnement de la justice et des institutions d’État. ». Le fonctionnement du Conseil supérieur de la magistrature roumaine pose problème aussi à la présidence de Basescu, et les hauts salaires revalorisés des magistrats, non frappés par les fortes réductions de traitement des « budgétaires » (un quart de la rémunération amputée), indisposent la population.

La Commission européenne se voit donc opposer un veto franco-allemand puisqu’une telle décision doit être prise à l’unanimité des États membres. Quelles sont, au juste, les causes réelles de la position de Merkel et Sarkozy ? Pour des raisons évidentes, le sort des populations rroms n’est pas évoqué. Pour le reste, on peut se demander s’il ne s’agit pas de prétextes.

Il faut quand même rappeler que les établissements bancaires français et allemands (mais aussi italiens, grecs, britanniques, &c.) et des intérêts industriels (de l’agro-alimentaire notamment) des États membres de l’UE ont tout fait pour faire empirer la situation des Rroms les plus pauvres. Par une politique de crédits massifs dont ont profité leurs ressortissants, nombre d’États membres se sont notamment accaparés l’espace rural, en raflant les terres arables et les forêts à un prix dérisoire, favorisant sa désertification. L’Italie accordait même des primes à ses, non pas agriculteurs, mais à ses affairistes, qui ont acquis à vil prix des hectares de terres arables et de forêts en Roumanie pour y imposer, après revente, ou association avec des groupes d’exploitation agricole ou forestière, un mode d’exploitation extensif. Les Rroms les plus riches ont été associés sciemment aux aubaines, les plus pauvres ont vu leurs modes de subsistance bouleversés. D’où les exodes à répétition.

Pour des raisons de politique intérieure, c’est l’ensemble des Roumains et des Bulgares qui se retrouve pénalisé. On veut bien du « marché intérieur » bulgaro-roumain pour placer des crédits et écouler des véhicules (qu’on fabrique sur place, comme Renault, jusqu’à ce que les constructeurs automobiles et les équipementiers trouvent la main d’œuvre encore moins chère ailleurs), des denrées, des services, mais on ne veut pas subir les conséquences d’une situation que l’on a créée. La main d’œuvre qualifiée roumaine et bulgare est d’ailleurs fort bien tolérée en France et en Allemagne, pourvue qu’elle soit un peu moins chère que la locale. On sait aussi fort bien que les plans d’austérité drastique imposés, non pas à l’ensemble des citoyens de ces pays, mais aux seules classes moyennes et ouvrières et rurales, poussent des Roumains et des Bulgares à s’expatrier. Après avoir créé des « emplois profitables », on crée le chômage dans ces pays. Mieux vaut d’ailleurs en France et Allemagne des travailleurs non-déclarés, précaires, mais acquittant TVA et diverses charges, du moment qu’ils ne peuvent s’inscrire au chômage et bénéficier de prestations sociales. Et pour les Rroms, considérés inemployables (parfois à juste titre pour nombre d’emplois qualifiés, du fait de leur faible niveau de formation initiale), on en reporte la charge sur leurs pays d’origine en facilitant leur expulsion. Ce courrier franco-allemand est en fait un manifeste de pays prédateurs qui, comme leurs secteurs privés qui acceptent les aides et subventions mais placent leurs bénéfices dans des paradis fiscaux et exigent toujours plus d’exonérations de charges, ne visent que les avantages et refusent les inconvénients des systèmes qu’ils imposent.

On agit de même avec la Hongrie : à elle l’essentiel de la charge d’effectuer les contrôles d’entrée des Roumains et des Bulgares (et des Ukrainiens et des Russes, notamment), mais de ce fait aussi, on ferme les yeux sur la discrimination subie en Hongrie par les Rroms hongrois. La Hongrie souhaiterait l’admission de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Espace Schengen, mais la France et l’Allemagne n’en ont cure. Bouygues a construit en Hongrie, accumulé les profits, les filiales, puis s’en est largement retiré quand le marché a fléchi. Idem pour nombre de multinationales d’origines française ou allemande.

On peut aussi se demander si Serbie, Monténégro et Macédoine sont des parangons de lutte contre la corruption et la criminalité. Mais, là, d’autres critères géopolitiques et économiques entrent en ligne de compte.

Bref, on veut bien fourguer du Rom (une barre chocolatée dont la composition peut donner lieu à débat sur sa qualité, fabriquée par Kandia Excellent, filiale de Cadbury Ltd, qui va la revendre à un autre groupe international) aux Roumains, mais on ne veut pas des Rroms de Roumanie, ni des Roumaines et des Roumains s’inscrivant au chômage. D’ailleurs, Cadbury « vise un cœur de cible formé de jeunes, de 16 à 24 ans (…) disposant d’un budget modeste pour leur repas quotidien » (étude marketing de Camelia Radu et Victor Velea), avec ce goûter « national » à l’emballage aux couleurs roumaines. Modeste, le budget, mais pas famélique, comme celui des Rroms les plus démunis. Mangez, consommez nos produits, mais restez chez vous, tel est le message adressé aux Roumains et aux Bulgares par la France et l’Allemagne. Quelle délicatesse !