Je ne l'ai jamais rencontré, je ne le connais pas, il n'est ni mon frère, ni mon cousin et à priori je n'ai aucun pouvoir ni d'ailleurs aucune raison pour le défendre si ce n'est celle-ci : comme beaucoup de marocains, depuis 15 ans je lis ses articles. Lui, c'est Boubker Jamaï, le rédacteur en chef du Journal Hebdo.
Dans le Maroc du début des années 70 où la liberté de presse était quasi inexistante, quelques rares plumes, même confondues dans des journaux dits d' "opposition", osaient exprimer des opinions critiques voire quelquefois contestataires à l'égard des politiques tout en se gardant d'attaquer de front les institutions. Car, de toutes les façons, la censure veillait au moulin et au grain.
Parmi ces rares plumes, Khalid Jamaï, puis Naîm Kamal, journalistes et éditorialistes du journal istiqlalien à fort tirage en français « L'Opinion » ont été au Maroc parmi les précurseurs d'un certain pragmatisme journalistique et ont de ce fait contribué à forger l'esprit critique de l'information chez leurs lecteurs.
A cette époque nos journaux ne contenaient que les dépêches de la MAP, de l'AFP, et de REUTER. L'éditorial du « Matin » était le monopole de Moulay Ahmed Alaoui, qui était féru d'histoire glorieuse du Maroc. Les journaux contenaient 8 pages seulement et étaient bourrés de mots croisés, horoscopes, nécrologies et annonces légales. Il y avait 4 ou 5 journaux en français et en 10 minutes, on a fait le tour d'horizon. Le débat politique n'existait pas et nos « Excellences les Ministres » ne faisaient pas des médias leur tasse de thé. Mieux, l'information, entre autres, était sous tutelle du ministère de l'Intérieur. Oser dans ces conditions exprimer une opinion divergente de celle de la position officielle relevait du suicide. Ce que l'on a tristement appelé « les années de plomb ».
Ouverture démocratique
Dés le début des années 90, le Maroc a entamé une ouverture démocratique qui s'est accentuée depuis l'avènement du Roi Mohammed VI en 1999. La presse marocaine a forcé et en même temps profité de cette ouverture. On vu naitre un grand nombre de titres tant en arabe qu'en français et même en Amazigh (berbère) touchant la plupart des domaines, allant de la politique à la gastronomie.
La plupart sont « indépendants » quoique certains soient sous influence politique ou financière de groupes d'intérêt. Les hebdomadaires « Le Journal Hebdo», puis « Tel-Quel », devaient se démarquer par leur réelle indépendance vis-à-vis des cercles du pouvoir. Dans la lignée de Khalid Jamaï, mais sur un ton beaucoup plus musclé, le jeune Boubker Jamaï a fait du « Journal » une affaire basée sur le contre pouvoir. Le ton est musclé, le texte est souvent enrichi d'une documentation et d'une recherche professionnelle de l'information qui séduit le lecteur et donne une crédibilité et une audience certaine au « Journal Hebdo». Mais la critique des institutions (monarchie, armée, intégrité territoriale) est devenue acerbe et à la limite obsessionnelle, à tel point que certains médias étrangers commençaient à prendre « Le Journal Hebdo » pour un hebdomadaire lié à un parti politique d'opposition et Boubker Jamaï pour un opposant au régime.
Les lignes rouges
Même dans les pays les plus démocratiques au monde, des lignes rouges existent ; elles sont tacites, mais elles existent. Etre communiste aux Etats-Unis est un acte antipatriotique, oser en faire l'éloge est suicidaire. Etre sympathisant de l'ETA en Espagne, équivaut à être séparatiste, voire terroriste. Critiquer ouvertement l'armée revient à dévoiler des secrets d'Etat susceptibles de servir à l'adversaire pour nuire au pays. En Europe, jeter un soupçon ou une critique sur l'holocauste est passible de fortes amendes et de peines d'emprisonnement. Aux Etats-Unis depuis 2001, les médias sont sous la coupe de l'armée qui oriente la ligne éditoriale dans le but de servir « les intérêts supérieurs » de la nation en « guerre préventive » permanente contre le « terrorisme ».
Or, notre pays est en guerre froide pour son Sahara. Les ennemis de notre intégrité territoriale utilisent des brèches dans nos propres médias pour semer le doute quant à l'issue du bras de fer que nous menons depuis plus de 30 ans pour défendre notre cause nationale et préserver nos droits historiques sur nos provinces sahariennes. Fallait-il, dans le cadre de la liberté d'expression fermer les yeux sur des « dérapages » et si oui, jusqu'à quand et dans quelles limites ?
Il est vrai que plus l'information du »Journal » est « osée » et bouscule les lignes rouges, et plus elle plait aux lecteurs qui découvrent enchanté que le Maroc a véritablement changé puisque cette information touchant le domaine sacré n'a pas été censurée. Plus le prochain numéro pousse le bouchon un peu plus loin. L'Etat a juré qu'on ne le prendra plus au piège de la censure ou de l'interdiction qui peuvent être recherchées pour donner une certaine aura internationale à une publication en quête de lecteurs mais qui ternissent inutilement notre image de jeune démocratie et nuit à notre économie.
Faut-il rappeler que dans la récente affaire de Nichane, ni le Roi, ni le gouvernement ne s'étaient à priori sentis offusqués par des « blagues » et que l'Etat n'a décrété l'interdiction 8 jours après la parution de la revue que dans l'intérêt même de l'hebdomadaire et pour préserver l'ordre publique. Mieux, Nichane, reconnaissant son erreur s'est d'emblée « excusé d'avoir offensé la sensibilité religieuse des marocains ». Les journalistes ont affirmé devant la Cour qu'ils étaient « musulmans dans un pays musulman et de surcroit monarchistes ». Son parrain « Tel-Quel » a présenté dans un numéro avant le jugement un dossier favorable aux islamistes modérés jugés « ouverts » aux concessions dans plusieurs domaines et certains seraient « ministrables » dans une coalition. Que de la défense intelligente.
Or, rien de tel chez « Le Journal hebdo» qui,au contraire, a présenté pour le début d'année un dossier sur « les 60 personnalités qui défont le Maroc » touchant tout le cercle du pouvoir. Aucune concession sur la ligne éditoriale. De quoi s'attirer toutes les foudres. Et les foudres ont fini par tomber avec cette amende de 3.000.000 de dhs (270.000 €), pour diffamation à la suite de laquelle Boubker Jamai a dû démissionner de son poste de rédacteur en Chef pour « sauver Le Journal » et sa petite famille et a annoncé son départ pour l'étranger.
Internet : les e-journaux et les blognautes
Mais à l'heure de l'internet où des milliers de journaux, des millions de blogs et de forums et des milliards de commentaires pullulent sur la toile, faut-il continuer à en vouloir au « Journal Hebdo » ou faut-il se mettre à niveau et vendre « le Maroc qui gagne », « le Maroc qui bouge », « le Maroc des droits de l'homme»,« le Maroc de l'égalité des femmes », « le Maroc des festivals »,« le Maroc où il fait beau 11 mois sur 12 » ?
Aujourd'hui internet représente une audience suffisamment large pour que des Etas, des gouvernements, des partis politiques et des entreprises s'y investissent. Non seulement en créant des portails interactifs, mais surtout en créant des cybers journaux et des blogs journaux gérés par des milliers d'internautes rémunérés sur la publicité et dont la tache consiste à vendre un produit, une idée, ou une orientation politique. Ainsi la guerre des blogs a-t-elle déjà commencé. Au Etats-Unis, le Congrès vient de débloquer 75 millions de $ pour financer des « bognautes » (journalistes de blogs ou blogs des internautes) pour la campagne anti Iran destinée à grossir les faiblesses du régime, et faute d'en trouver, la consigne est … d'en inventer.
« Le Journal Hebdo » et Boubker Jamaï dans ce paysage n'ont plus, comme il y a 5 ou 6 ans seulement, le monopole de la capture de la rumeur ou de l'information « strictement confidentielle » et qui dérange ou dépasse les lignes rouges. N'importe qui peut, à partir d'un cyber, ouvrir un blog ou réagir à un article et écrire n'importe quoi sur internet sans pour autant être inquiété ou démasqué. En bien ou en mal, cette information peut être relayée et faire l'effet d'une boule de neige. Le Maroc, malgré tout l'arsenal technologique ou juridique ne pourra pas stopper ses détracteurs. Et la liberté de presse, ils sont légions.
Pour les contrecarrer, le Maroc doit se mettre dans cette dynamique des « blognaux » et promouvoir ce qui marche : les programmes d'investissement colossaux, Tanger Med, les Autoroutes, les Corniches de Rabat, de Casa, d'Agadir, les villes nouvelles, l'habitat social, les accords de libre échanges, 10 millions de touristes horizon 2010, le Code de la Famille, les Droits de l'Homme et la Liberté de Presse et pas seulement se contenter des publicités faites par google et destinées à vendre des Riads ou à louer des maisons d'hôtes à Marrakech ou à Essaouira.
Dans ces conditions, doit-t-on comme l'a affirmé le Ministre de la Communication Nabil BenAbdallah « regretter » la démission de Boubker Jamaï, ne doit–t'on pas craindre les conséquences de son départ pour l'étranger ? Dans tous les cas, puisque pour le Ministre « la démocratie au Maroc est aujourd'hui à même de supporter différents courants d'opinion y compris la ligne éditoriale de M. Aboubakr Jamaï ». Alors, dans ces conditions pourquoi continuer à le harceler ? Et d'ajouter « mais dans le cas d'espèce il s'agit d'une affaire de justice et d'un jugement qui peut être considéré comme sévère, mais dans lequel le gouvernement n'assume aucune responsabilité ».
Un pas en avant, un pas en arrière
Les journalistes Jamaï sont parmi les meilleurs journalistes au Maroc. Ils ont contribué par leur culture, par leur ouverture d'esprit, par leur pragmatisme et par leurs convictions à décloisonner l'espace médiatique marocain et ce dont tous les journaux ont profité. Il faut leur reconnaitre ce mérite et leur rendre cet hommage.
Quoiqu'on n'approuve pas toujours leurs points de vue ou leurs éditoriaux, on ne sent pas chez les Jamaï un anti monarchisme, on sent chez eux une révolte audacieuse et précoce du genre de celle du fils envers son père. « Je ne suis pas votre fils » réplique Boubker Jamaï à un ancien ministre de l'Intérieur qui l'interpelle « Mon fils » lors d'un fameux débat télévisé et cela a suffit pour lui faire perdre son contrôle : « Si tu étais mon fils, je t'aurais… ». En Europe, cela aurait fait un scoop de tonnerre du genre » Kracher » de Sarkosy. Mais pas au Maroc, car au Maroc, on a l'impression qu'on avance d'un pas et qu'on recule d'un autre. Et c'est çà, qui est vraiment très … « REGRETTABLE » !
Bravo
Article très complet! bravo !