Il était attablé dans un café lyonnais, il est pris à partie par quatre supposés « coreligionnaires » qui, dans le champ d’une caméra de vidéosurveillance, le rouent de coups. Mais les agresseurs courent toujours depuis près de deux semaines : les images sont inexploitables. Ce fait-divers conforte l’opinion de François Lassagne, auteur d’un dossier de Science et Vie d’avril 2010 intitulé « Le bluff de la vidéosurveillance ». La « vidéoprotection », comme la présentent les bénéficiaires de ce très juteux marché, est-elle en fait une arnaque ? Et les « pouvoirs publics » en sont-ils les complices ?


Selon une dépêche d’agence, un  présumé mahométan lyonnais (en fait un Sénégalais pas forcément musulman) aurait subi un tabassage en règle de la part de quatre  auto-proclamés coreligionnaires qui lui reprochaient d’avoir, en prenant un café le vendredi 13 août dernier, rompu le ramadan. Sur la cause de l’incident, qui peut soulever des hypothèses sur la bonne foi de la victime, inutile, ici, de s’étendre. Ce « fait de société » est significatif selon d’autres critères, en raison de la « chute » de la dépêche : « L’agression a été filmée par une caméra de surveillance, mais la qualité des images empêche une identification des auteurs. La police a lancé un appel à témoin pour faire avancer l’enquête. ». 
 

Je suis tombé par hasard sur le numéro de juin de Science et Vie dont le courrier des lecteurs  ne comportait qu’une seule lettre, celle d’un chaud partisan de la vidéosurveillance.  La rédaction lui répondait, chiffres à l’appui, que le taux d’élucidation des méfaits était supérieur dans les localités n’ayant pas opté pour la généralisation de la vidéosurveillance. Je ne reviendrai pas sur le dossier du mensuel, dont voici le « châpo » : « Censées lutter contre l’insécurité, les caméras de surveillance prolifèrent dans l’Hexagone. Or, la majorité de leurs images ne seront jamais visionnées, faute d’un nombre suffisant de personnes ! Et si l’idée de l’analyse automatique paraît séduisante, elle reste expérimentale. ». En revanche, je veux bien admettre que la reconnaissance automatique des formes, dont les applications pour faire respecter les droits d’auteurs des photographes qui voient leurs images parfois reproduites à l’infini sur la Toile ont été l’un des moteurs, soit perfectible. Mais elle suppose des images nettes, et dans le cas des investigations criminelles, que les visages soient découverts ou que les silhouettes puissent être identifiées avec certitude.

 

Le formidable groupe de pression de la vidéosurveillance peut arguer que, en investissant toujours davantage dans des équipements hauts de gamme, les dispositifs pourraient finir par devenir fiables et permettre d’analyser des millions d’images de passants afin de les confronter aux silhouettes d’auteurs de méfaits surpris par une caméra de très haute définition. On en est encore loin. Mais on va déjà « plus loin » dans ce qui pourrait bien être, tout comme les « avions renifleurs » (de pétrole) d’Albin Chalandon, une véritable arnaque. Il s’agit à présent de doter des endroits sensibles de capteurs et détecteurs comportementaux, voire d’analyseurs d’ondes cérébrales, afin de détecter des éléments « agités » ou « potentiellement dangereux ».

 

C’est un fabuleux marché. Il génère de très bonnes marges bénéficiaires pour ses acteurs, des rentrées de TVA et nous promet-on, des embauches de vigiles privés et des économies de fonctionnaires de la police et de la gendarmerie. Les pouvoirs publics croient-ils vraiment à ces fumeuses promesses d’efficacité ou font-ils semblant de les prendre au sérieux pour faciliter les bénéfices de ce secteur de la sécurité privatisée ?

 

Selon un analyste de ce marché, « l’essentiel des 37 millions du fonds interministériel de prévention de la délinquance a été consacré en 2009 à l’achat de caméras de vidéoprotection. ». Il est question de tripler le nombre des caméras déployées. Les embauches suivront-elles ? Seront-elles efficaces ? En 1999, un figurant déguisé en gorille avait pu s’infiltrer au milieu des joueurs de deux équipes de basket sans que les personnels, pourtant attentifs devant leurs écrans, ne le remarquent. Bien évidemment, si les surveillants avaient été avertis à l’avance d’une possible intrusion d’un acteur costumé, ils l’auraient assez rapidement détecté. Et lorsque, sur information, des policiers sont alertés d’une possible attaque de banque, les dispositifs vidéo constituent un apport précieux. Mais diminuer la présence physique d’agents, fonctionnaires nationaux ou territoriaux, personnels d’agences privées, en se « reposant » sur la multiplication de dispositifs automatiques coûteux (détecteurs de mouvements, caméras, voire scanners) est une gageure. Les « flaireurs » d’explosifs existent depuis longtemps : ils n’ont pas formidablement fait chuter le nombre des attentats terroristes…

  L’intérêt des pouvoirs publics pour la « vidéoprotection » (terme gouvernemental inspiré par le puissant lobby de la vidéosurveillance) s’est considérablement accru depuis que Michèle Alliot-Marie a été titulaire du ministère de l’Intérieur. Michel Delpuech et Alexandre Jevakhoff étaient alors ses directeurs de cabinet, et lors d’un colloque de novembre 2007, elle estimait  « que l’efficacité de la vidéosurveillance pour améliorer de façon significative la sécurité quotidienne n’est plus à démontrer. Des expériences étrangères l’ont largement prouvé, notamment au Royaume Uni avec l’élucidation de meurtres d’enfants et de crimes terroristes. Des expériences locales en France le montrent quotidiennement. Le temps est donc venu de donner à la « vidéo-protection » l’élan nécessaire à son développement. ». Il se trouve que, depuis 2007, Scotland Yard et les autorités policières britanniques ont fortement remis en question l’efficacité de la vidéosurveillance. Si quelques meurtres d’enfants ont pu être élucidés, ils n’ont pas pu être prévenus et les moyens déployés, en ressources humaines particulièrement, ont été considérables. Fin 2007, Michèle Alliot-Marie fixait « l’objectif de tripler en deux ans le nombre de caméras sur la voie publique, afin de passer de 20 000 à 60 000. ». C’est bien sûr sur le mode d’un « partenariat public-privé » qu’elle entendait l’atteindre, voire le dépasser.   Rappelons quel était l’état de lieux dressé en 2009 par l’Assemblée nationale :

– la diminution prévue du nombre de commissaires de 2 000 à 1 600 entre 2004 et 2012 : cet objectif est presque atteint puisqu’on dénombrait 1 625 commissaires au 1er juillet 2008 ;

– une diminution du nombre d’officiers de 15 000 à 9 000 entre 2004 et 2012. La réalisation est en ligne avec cette prévision : leur effectif a été ramené à 1 713 officiers au 1er juillet 2008 ;

– le repyramidage du corps d’encadrement et d’application (gradés et gardiens). Leur nombre total devant passer de 100 000 en 2004 à 108 000 en 2012, on recensait déjà 106 241 gradés et gardiens au 1er juillet 2008 ;

– l’augmentation des effectifs du corps administratif, technique et scientifique, qui sont passés de 13 000 en 2002 à 16 164 au 1er juillet 2008, et dont l’importance a été réaffirmée

 

On ne peut certes que se féliciter de voir plus d’agents et de sous-officiers sur le terrain, et moins de charges de traitements (et de retraites) d’officiers et de hauts fonctionnaires, de même que le renforcement de la police scientifique n’est pas un objectif contestable. Mais la part des effectifs dédiés à la vidéosurveillance ne va-t-il pas obérer celle de ceux affectés sur le terrain ?

 

Ces marchés sont particulièrement attractifs. Prenons le cas, récent, de la Ville de Paris, qui a attribué à Ineo (GDF-Suez) et Citelum (Véolia), un marché de près de 156 millions d’euros, la durée de la concession étant de 16 ans et demi. Commentaire de HNS-Info : « chacune des 1 305 caméras installées à Paris coutera au minimum 119 525 € aux Parisiens. Chaque année, ce sont 9 453 369 € qui vont disparaitre en fumée… ». Pour Lyon, depuis 2003, la ville consacre environ 855 000 € par an à la vidéosurveillance (près de 59 000 euros par caméras pour leur seule installation), mais, selon le rapport  de la Chambre des Comptes de Rhône-Alpes de mai 2010, « le nombre d’affaires pour lesquelles les enquêteurs ont recours aux images enregistrées est marginal, même si celles-ci sont parfois significatives. ».   

 

Dans un dossier publié par le quotidien L’Union en avril 2010, Tanguy Palaver estimait : « La vidéosurveillance publique, en revanche, mérite de ne pas échapper à la question de l’efficacité et du prix. Brice Hortefeux défend des améliorations allant jusqu’à 40 % dans les villes équipées. Mais la méthodologie d’évaluation du dernier rapport public est douteuse, car elle ne base pas ses comparaisons sur les mêmes entités géographiques. Elle met même en avant des situations contre-productives. Et omet tout aspect économique. Un rapport de Londres de septembre 2006 évoque un impact très faible, dans une ville pourtant suréquipée… ». Relevons que le rapport des autorités du Grand Londres de septembre 2006 n’avait pas pu échapper à l’attention de Michèle Alliot-Marie et de ses directeurs de cabinet, MM. Delpuech et Jevakhoff lorsqu’elle s’exprimait publiquement à ce sujet (voir ci-dessus). Le Royaume-Uni comptait alors une caméra pour 14 habitants, mais le taux d’élucidation des crimes et délits grâce à ces dispositifs n’était que de… 3 % (à Londres, c’est un cas élucidé ainsi pour… mille) ; ce qu’elle ne pouvait pas ignorer.

 

La question est donc posée : à qui profite le bluff ? Aux seuls acteurs privés du marché ? Existe-t-il encore, en ce domaine comme en d’autres, comme l’a démontré le livre de Jean Galli-Douani aux éds Bénévent (Clearstream-EADS, le syndrome du sarkozysme), des « rétro-commissions » ?  On relèvera que, dans les affaires décrites par Jean Galli-Douani et pour le fulgurant essor de la vidéosurveillance favorisée par les pouvoirs publics, les principaux protagonistes sont en grande partie les mêmes.

 

Certes, il y a eu des mouvements dans le personnel ministériel, et en 2007 (jusqu’en juin 2009), Éric Woerth était ministre du Budget : il lui appartenait de piloter les arbitrages et à veiller aux investissements des ministères. L’essor effréné de la vidéosurveillance ressortirait-il lui aussi de la nébuleuse du Woerthgate ? La question mérite d’être posée, voire soigneusement soupesée, documentée.

 

L’Inspection générale de l’administration (IGA) vient, ce mois d’août 2010, de rendre un rapport quelque peu controversé sur l’efficacité de la vidéosurveillance. Il tend à établir que, depuis 2000, le nombre des crimes et délits aurait augmenté deux fois moins vite dans les villes équipées que dans les autres. Mais l’augmentation ou la diminution des effectifs de police sur le terrain dans ces mêmes villes et dans les autres ne fait pas vraiment l’objet d’une fine analyse. Pire, le rapport relève que « mesuré globalement, l’impact sur le taux d’élucidation reste encore peu marqué dans les villes équipées de vidéoprotection, même si un nombre croissant de personnes est mis en cause ou identifié grâce au caméras. ». On peut d’ailleurs se demander si la délinquance se déporte vraiment des lieux abondamment surveillés vers d’autres, plus ou moins voisins, moins dotés d’effectifs sur le terrain : on pourrait comparer ainsi Neuilly ou Levallois avec d’autres localités de la banlieue parisienne, des localités fortement dotées de policiers avec d’autres qui en seraient moins pourvues mais disposeraient de nombreux dispositifs de vidéosurveillance. Voir aussi si la délinquance dans des lieux fermés (parkings, hôpitaux…) très surveillés ne se reporte pas sur des zones proches serait fort utile…

 

Revenons, à cet égard, au cas de Lyon et au rapport de mai 2010 de la Cour régionale des Comptes de Rhône-Alpes. « Sur les trois dernières années, la délinquance de voie publique (DVP) baisse de 22,6 % sur l’ensemble de la ville. Elle baisse de 23,5 % dans les îlots où le dispositif de vidéosurveillance est installé et de 21,9 % dans les îlots ou aucune caméra n’est installée. S’il est vrai que l’on n’observe pas d’effet « plumeau » (déplacement de la délinquance) puisque la délinquance baisse partout, la différence entre les zones équipées et les zones non équipées est pour le moins ténue. Sur la période 2005 à 2007, cette différence est un peu plus significative : alors que la ville enregistre une baisse de 13,8 % en moyenne, celle-ci est de 16,4 % dans les quartiers où il y a des caméras et de 12,7 % dans les quartiers où il n’y en a pas. Il faut souligner que cette évaluation de l’impact de la vidéosurveillance est très imparfaite, notamment parce qu’en réalité, les secteurs réellement vidéosurveillés représentent moins de 10% de la surface des ilots considérés comme équipés. ». Le problème, c’est que la nature des faits, des infractions, est peu détaillée. Tapage nocturne persistant du fait de groupes statiques, feux de poubelles, dépôts d’immondices sont des domaines où la vidéosurveillance excelle, et ces faits entrent dans les statistiques globales. Pour les vols à la roulotte, l’activité des pickpockets, c’est une toute autre histoire. L’efficacité est faible. Au final, la Cour régionale estime : « L’utilisation du dispositif dans l’activité policière quotidienne pour les atteintes aux biens et aux personnes est secondaire. ».

 

Nul doute qu’il ne faut pas dénier toute efficacité à ces dispositifs. C’est l’un d’eux, d’audiosurveillance, qui a déclenché l’essentiel du Woerthgate. Doter les cabinets ministériels, les restaurants proches des deux Chambres, voire les tribunes des hippodromes ou les club-houses des golfs huppés, &c.,  serait-il pour autant efficace ? On peut en douter…

 

Mais rassurons-nous : forts des observations des magistrats des cours régionales des Comptes, Michèle Alliot-Marie et son directeur de cabinet, Alexandre Jevakhoff, sauront sans doute alerter Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, de l’efficacité limitée de la seule vidéosurveillance. Tout le monde peut se tromper, et il n’y a pas de honte à faire amende honorable, ou à recommander par exemple à François Baroin, ministre du Budget, de veiller plus attentivement à l’utilisation des fonds publics dévolus à la télésurveillance. De cela, nous ne saurions douter.