Vous ne voudriez quand même pas passer un côté d'un chef d'oeuvre?

Le cinéma français se porte très bien, merci.

Enfin, une portion du cinéma français se porte très bien.

Celle des Bronzés 3, Taxi 4, Arthur et les Minimoys, la Môme, bref celle des films largement soutenus financièrement et notamment co-produits par les chaînes de télévision qui se tiennent le raisonnement suivant : grande production consensuelle (Qui n’aime pas Piaf ? Qui n’aime pas Samy Nacéri -oups, mauvais exemple-) =  cible potentielle large = budget promotionnel et marketing conséquent = gros succès public en salles =  exploitation juteuse du DVD pour les fêtes de Noël plus prime time lucratif d’ici quelques années.

Et ce qui est génial dans cette équation lorsqu’elle est appliquée à un public de plus en plus frileux qui refuse de prendre des risques et qui se complaît dans la découverte de ce qu’il connaît déjà (sic(k)), c’est qu’elle fonctionne à tous les coups.

Hop on investit tous les espaces publicitaires de France et de Navarre, on occupe toutes les ondes radios, on fait défiler toutes les stars du film chez Ardisson, Arthur, Fogiel et Laurent Ruquier et on s’assure que la critique lue (genre celle de Télé 7 jours) mette trois bonnes grosses étoiles baveuses au film et le public se rue en masse pour voir le film en famille le week-end qui suit.

Si le film est bon et bien c’est l’heureuse exception et il aura gagné le droit de rester sur les écrans plus de deux semaines et tout le monde se gaussera du merveilleux effet bouche à oreille.

Si le film est mauvais, c’est pas grave car la stratégie mentionnée aura permis au film d’atteindre le seuil de rentabilité dès la première semaine et avec un peu de chance s’il parvient à atteindre le seuil critique de notoriété (copyright Stanislas 2007), il pourra continuer sa carrière grâce à cette petite phrase magique : « Ouais c’est vrai que c’est pas génial mais il faut l’avoir vu. »

La profession a bien tenté de donner le change en attribuant une bonne partie des Césars à Lady Chatterley mais cette brutale mise en avant est bien la preuve que ce qu’on appelle les films d’auteurs  nécessitent une autre forme de reconnaissance pour continuer à exister et sont de plus en plus relégués dans la catégorie méprisante et fourre tout du film de festival (comprendre le film chiant qui n’intéressera que les trois pelés qui se masturbent avec les cahiers du cinéma dans une main et l’intégrale d’Alain Resnais dans l’autre).

Mais voilà, le seul problème d’un tel système avec quelques films qui s’octroient la plus grosse part du gâteau financier et beaucoup d’autres qui doivent se partager les miettes, c’est que lorsque déboule sans crier gare un film aussi lucide, génial, glaçant, intelligent, subtil, tétanisant et réussi que Très bien, merci  d’Emmanuelle Cuau, personne ne va le voir parce que personne n’en a entendu parler.

 

Heureusement, un irréductible groupe de critique veille et va tenter de vous convaincre qu’il faut que vous alliez voir ce film là, maintenant, tout de suite parce que d’ici une semaine, il sera trop tard.

Il n’est pas dans mon habitude d’ouvrir ma critique à proprement parler par le synopsis du film, je laisse ça à Télé 7 Jours et aux journalistes qui ne savent pas comment remplir leurs articles.

Mais pour le coup, je vais faire une entorse à mon orgueil légendaire parce que c’est tout simplement brillant de simplicité.

 

Alexandre Maupin (Gilbert Melki)  est un comptable sans histoire mais gentiment rebelle sur les bords qui vit tranquillement avec Béatrice son épouse.

Un soir alors qu’il rentre du travail, il assiste à un contrôle d’identité  qui lui semble injustifié et s’arrête pour regarder. Agacés, les policiers lui demandent de dégager mais Alexandre s’obstine et finit par se faire embarquer. Sans le savoir, il vient de mettre le doigt dans l’engrenage de la grande machine à broyer de l’individu.

 

Dès la première scène (verbalisation dans le métro), on sent une tension, une oppression, le sentiment diffus mais implacable que toute cette répression aveugle et pourtant légitime (du point de vue légal) va faire des dégâts humains lorsqu’elle rencontrera la moindre opposition.

Comment Emmanuelle Cuau parvient elle à faire passer cette idée après à peine trente secondes de film ? Je dirais d’une part que c’est ce qui s’appelle le talent et que d’autre part ceci fera l’objet d’une analyse plus poussée un peu plus loin.

 

Dès que surgit la scène d’interpellation, on pense tout de suite à Brazil de Terry Gilliam, on pense à la mouche qui transforme un Tutlle en Buttle (où est ce l’inverse ?) en tombant dans la machine à écrire, on pense à Kafka aussi, au Joseph K. du Procès, on pense à tout cela, on se sent de plus en plus vulnérable et un étrange sentiment de malaise commence à ramper le long de votre colonne comme une monstrueuse sangsue.

C’est là la première réussite de ce film qui dénonce sans pointer lourdement du doigt la gangrène bureaucratique de notre société et ses dérives qui pourraient être résumées par cette formule :

Personne n’est responsable mais tout le monde a le droit.

Les policiers ont le droit d’incarcérer Alexandre sans motifs puis de l’expédier en HP, le médecin a le droit d’ordonner une hospitalisation psychiatrique sans même s’être entretenue avec le patient, elle a le droit de présenter la demande d’hospitalisation à la demande d’un tiers à sa femme en la lui présentant comme des « formalités administratives ».

Nous sommes ici dans le règne de l’expertise aveugle qui refuse de remettre en question sa propre compétence aussi bien que la chaîne hiérarchique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la phrase : « Ce n’est pas votre métier » revient comme un mantra dans le film pour tout justifier.

Une fausse neutralité qu’épouse toute en finesse la mise en scène.

Car celle ci n’est pas là pour démontrer mais bien pour montrer.

Pas d’esbroufe visuelle, pas de plans tape à l’œil, juste l’enregistrement en apparence objectif d’une succession de faits parfaitement logiques, souligné par ces sauts dans la narration et ces raccords brutaux qui nous projettent irrésistiblement vers la prochaine étape de cette balade aux enfers (pas de descente, ni d’ascension, tout reste sur le même plan).

Faussement objectif car  Emmanuelle Cuau  a de toute évidence peur de ce système, elle veut le dénoncer, nous amener à prendre conscience de sa violence dissimulée mais c’est encore là le génie du film, elle le dénonce sans lourdeur, sans  illusions et surtout sans idéalisme de boy scout et psycho-sociologie de comptoir.

 

En effet, face à une telle machine technocratique à broyer de l’humain, on pourrait s’attendre à ce que le salut vienne de l’Homme, de la solidarité et de la fraternité entre les victimes.

« Pas du tout » nous répond la réalisatrice avec beaucoup de lucidité. Chacun se préoccupe avant tout de ses petits problèmes sans pour autant réaliser qu’ils sont partagés par beaucoup de personnes ce qui du coup renvoie chacun à un individualisme complètement impuissant.

Une scène qui arrive aux deux tiers du film résume parfaitement ce message :

Béatrice conduit dans son taxi une femme au sourire crispé. Soudain, d’une voix très calme, cette femme dit : « Vous savez, j’ai peur. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai peur. Si je ne vais pas voir mon psy deux fois par semaine, je ne sais plus quoi faire ».

A ce stade du film, cette femme exprime le même sentiment que celui qui devrait saisir le spectateur à la gorge face à cette spirale asphyxiante et oppressante qui ne lâche pas si facilement ses proies. Mais Béatrice  au lieu de lui dire : « Oui je comprends moi aussi j’ai peur quand je vois ce qui est arrivé à mon mari » et lui crache un « Bon écoutez, vos problèmes j’en ai rien à faire parce que j’ai déjà les miens alors arrêtez de geindre et restez tranquille » Forcément, la cliente demande à sortir.

Il y aurait pu avoir solidarité et réconfort, à cause de l’égoïsme, il n’y a eu que conflit et incompréhension.

Dans « Très bien, merci », il n’y a que des Hommes et surtout pas des héros.

 

Même Alexandre, victime et symbole héroïque tout désigné porte en lui une ambivalence que Gilbert Melki façonne avec un talent époustouflant et pour tout dire, un peu inquiétant.

Lors du premier  contrôle de police, on sait très bien qu’il devrait partir, on a envie de lui dire « Arrête de jouer au con, ça va te retomber dessus » mais il insiste jusqu’au bout, jusqu’à la rupture et quelque part, il finit par être agaçant à ne pas vouloir rester à sa place et de narguer l’autorité avec son petit sourire satisfait de fouteur de merde dans son bon droit.

Cette ambivalence culmine avec le mensonge et le retour au problème de la cigarette dans le métro qui voit Alexandre passer de l’autre côté de la barrière, le transformant lui aussi en force agaçante d’oppression.

Pareil pour sa femme qui en plus de la scène du taxi ne lui est pas d’un grand secours et finit par accepter le mensonge sans chercher un seul instant à le confronter.

Finalement, Emmanuelle Cuau semble nous dire que face à l’oppression du système, on ne peut pas plus compter sur les autres y compris nos proches que sur nous-même.

 

Et comment se sortir de cet engrenage ?

Là encore, Emmanuelle Cuau enfonce le clou sans se soucier des mains sensibles et idéalistes qui traînent et pose le problème dans une des dernières scènes du film :

Un ami d’Alexandre lui propose une combine. Il refuse. L’ami lui dit qu’il n’y a pas de rapport mais ce qu’ils lui ont fait à Alexandre et ce que c’était légal ? Est-ce que c’était juste ?

Alexandre dit qu’en effet, ça n’a aucun rapport.

Mais en fait si, ça a tout à voir.

Conclusion terrible de la réalisatrice à travers le dénouement : dans une société où l’arbitraire et l’injustice règnent en maîtres incontestés en dépit d’une façade citoyenne juste et responsable, il faudrait être bien bête pour être honnête.

Très bien,  merci, c’est tout ça. C’est aussi une analyse piquante du monde du travail et du recrutement, c’est un regard froid et désenchanté mais juste sur le couple, c’est quelques respirations bienvenues pendant le film pour faire un peu retomber la tension, c’est surtout un film qui parle vrai sans tomber dans la naturalisme nombriliste et c’est surtout un film essentiel et remarquable.

Mais un film cynique et désabusé ?

Non ! Car pendant le générique de fin retentit bruyamment le morceau de Léopold Mozart qui avait été interrompu par les personnages pendant tout le film  accompagné de  son  chant de coucou primesautier.

Tout cela n’était donc pas un vol mais bien une balade au beau milieu d’un nid de coucou.<!–[if !supportFootnotes]–>[1]<!–[endif]–>

 Ou quand le rire (jaune) est la seule chose qui vous reste…

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<!–[if !supportFootnotes]–>[1]<!–[endif]–> En anglais « to be cuckoo » : être fou, dingue, givré, fêlé, maboul.