Je remonte la rue Ernest Renan, la clope au bec. Je marche un peu étourdi, seul dans le froid de Novembre; il est 4:45 du matin, et je vais à l’ usine. Une usine qui n’ est déjà plus qu’ un souvenir, vestige du monde ouvrier d’ autrefois, et toujours seule échappatoire pour ceux qui comme moi n’ aimaient pas l’ école. J’ en ai fait quelques unes depuis mes 16 ans.
Machine à laver, tube en acier, fonderie, agent de fabrication, laquage, sérigraphie, ébarbage. Robot multifonction toujours debout mais endormi dans une "étable en béton armée" qui sent "mauvais l’ usure humaine".

 Les agences d’ intérims placent et déplacent et monnayent la main d’ oeuvre, l’ Anpe compense à peine. Je me souviens qu’ à cette époque c’ étaient les Italiens qui dirigeaient tout. Puis les Américains, puis les Suédois.
Je n’ étais jamais vraiment pressé à 5h du matin, quand enfin je passais la grille d’ entrée d’ Ar*am Electrolux. Mon baladeur crachait la première des chansons qui allaient occuper mon espace sonore durant pratiquement 8h: je n’ entendrais les bruits du travail que durant la pause. Le travail, n’ était pas si difficile, et j’ avais fais pire. Pas physiquement parlant, quoique j’ai connu des postes qui me causaient quelques soucis avec mon bras en fin de journée.
Mais l’ effet que produisait la "répétition du mouvement" sur mon cerveau était réelle: d’ interminables, mes journées étaient souvent réduites grâce à ma pleine possibilité de faire abstraction de tout ce qui se passait autour de moi, et même de ce que j’ étais en train de faire. Un peu comme ces soirs où l’ on rentre chez soi en voiture perdu dans ses pensées, et qu’une fois arrivé, on se demande qui est-ce qui a conduit la voiture…
Parfois j’ étais convoqué au bureau du "cadre": quand vous refusiez de bosser un samedi matin, on vous tirait gentiment les oreilles, fier de la chance que c’ était pour vous d’ avoir un "contrat". Je détestais ces convocations, où un abruti encostumé incapable d’ écrire deux mots de français correct vous apprenait comment les vrais travailleurs devaient se comporter. Et puis, coup de pas de bol, ma mère bossait ici aussi. Et dans les bureaux en plus.
Alors j’ ai bossé encore. Et encore. Je rallongerais mes nuits afin de jouer d’ avantage de guitare, sans avoir l’ impression de ne me lever que pour aller bosser. Je voyais tous les autres, des connaissances et des amis, ceux que j’ avais toujours connu, ceux avec qui j’ avais partagé ma langoureuse scolarité. Certains étaient satisfaits.
D’ autres comme moi se demandaient ce qu’ ils faisaient là. Il y avait celui qui marchait la bière à la main en mâchouillant son sandwich jambon-beurre à 9 et demi du matin, celle qui nettoyait son poste et répartissaient minutieusement quelques vis et quelques boulots afin de "gagner" un peu de temps à la reprise. Il y avait aussi celui qui, par chance mais surtout par piston avait gagné le droit de ne presque pas travailler en échange d’ arriver plus tôt, de repartir plus tard, de surveiller et de dénoncer et de se faire remonter les bretelles sans broncher. Il y avait un ancien prof d’ histoire, un commerçant divorcé, un fanatique de pêche, un informaticien de la première heure. Tous faisait maintenant la même chose pendant 8h: ils fabriquaient.
750 ouvriers comme une fourmilière au milieu des terminators de l’ électro-ménager.

 Quand j’ avais commencé, pendant que j’ étais encore à l’ école, les choses étaient un peu différentes. Les gens bougeaient plus, celui qui voulait avait un peu de temps pour fumer une clope ou aller aux toilettes, tranquillement.
Et puis il y avait la radio. Même moi qui, en tant normal, ne l’ a supportait pas, j’ attendais chaque bon vieux morceau de blues avec impatience. Maintenant,il n’y avait plus ni radio, ni droit de fumer, ni droit de quitter son poste. Les cadences de travail étaient sans cesse recalculées et les heures supplémentaires étaient fortement conseillées.
Oui en ce début de 1990, bosser dans une usine, c’ était prendre le risque de se perdre un peu. "On t’ avais dit de bosser à l’ école !!" me répétait ma grand-mère…
à l’ école ? Laquelle ? Celle où la plupart des profs avaient été poussés du primaire vers le secondaire par manque d’ effectifs ? Ainsi, durant ma vie scolaire, j’ ai eu la même prof, ignoble en plus, en maths, en français, en Biologie, en dessin(!!) et même en remplaçante de prof d’ Anglais. Spécial dédicace aussi à ce prof tout droit issu du 3ème Reich, qui, en introduction à l’ année scolaire qui arrivait, tapait du plat de la main sur la table en menaçant d’ y poser la tête de celui qui oserait prononcer un mot de trop. Aujourd’ hui, d’ ailleurs, quand je croise ces abrutis de l’ éducation nationale, ils peuvent voir dans mes yeux à quel point il est préférable pour eux de changer de trottoir. Soit!
La vérité, c’est qu’ ici, dans le trou du cul de la France, quand tu n’ es pas né avec une cuillère en or dans la bouche, ou avec cette formidable envie de devenir le premier fils d’ ouvrier avocat, c’ est ou du piston, ou la merde. Moi j’ eu la merde, pendant quelques années. Couper des bouts de tuyaux, ébarber des pièces en fonte, visser, dévisser…parfois j’ avais de la chance, souvent durant Juillet-Aout: je bossais à l’ entretien.
Nettoyage et réparation, loin des cadences infernales. De toute cette période, je garde en moi baucoup d’ images plus que notables, de ces femmes aux mains en sang à ces hommes aux visages piqués par le sable noir bouillant. Je n’ étais pas fait pour cela, mais comme tout le monde, je voulais avancer. Et gagner de l’ argent.
Maintenant que j’ ai un peu évolué, repassé quelques diplômes et surtout que je dispose d’ une certaine expérience dans un autre domaine, je suis sûr de ne plus jamais gouter à cet esclavage humain. Je croise souvent d’ anciens détenus (heu…travailleurs), qui ne parlent que de licenciement ou de chômage technique.
Bientôt, les Ardennes ne pourront plus offrir à leurs habitants la première source d’ emploi: les travaux manuels. Je parle souvent de ces expériences passées avec mon grand-père, un ancien de l’ usine, et aussi un adepte du respect pour le travail bien fait. Je vois dans ses yeux le regret d’ avoir "donné" la meilleure partie de sa vie à une entreprise qui finalement n’ a plus aucun respect pour ses travailleurs, et je sais, que si c’ était à refaire, il aurait choisi une autre voix. Moi aussi.