La France, son despote et leur justice

Beaucoup d’encre a coulé sur la visite d’Etat effectuée le 28 avril dernier en Tunisie par Sarkozy qui a suscité bien des interrogations. Cependant l’énigme de la mise en examen du neveu de Leila Ben Ali par la justice tunisienne pour «complicité de vol en bande organisée»*, à la demande de la justice française, quelques jours seulement après cette visite, est restée entière ;

Depuis, une grande question taraude les Tunisiens: notre « justice » serait-elle devenue une « vraie Justice » ? Va-t-elle désormais établir son pouvoir sur tous les citoyens sans discrimination ? Est-ce -que l’heure est arrivée où tous ceux qui ont violé la loi en toute impunité, vont rendre des comptes ?

Cela arrivera bien un jour, mais aucun indice ne permet d’affirmer que c’est le cas aujourd’hui ; et le régime de Ben Ali a encore de beaux jours devant lui. L’institution judiciaire, assujettie au rôle de serviteur des intérêts privés du clan au pouvoir, continue pour l’instant de couvrir d’un voile de légalité l’abus de pouvoir.

Comment alors expliquer que la justice ait pu exercer son mandat sur un membre aussi puissant et visible du clan, qui s’est particulièrement illustré par de nombreux faits d’armes dans le domaine des abus de droit et des violences ; combien sont-ils ceux qui ont fait les frais de sa vengeance personnelle et ont été jetés en prison pour lui avoir résisté ?

Quelques semaines plus tôt, à l’occasion de la campagne de condoléances présentées à la famille Trabelsi pour le décès de la mère de Leila, les biens nouvellement acquis par ce jeune âgé de 34 ans et qui ne possédait rien le jour de l’accès au pouvoir de sa tante, il y a 20 ans, sont remontés à la surface ; on y apprend qu’il est à la tête d’une holding, la « Med Business Holding », qui contrôle pas moins de 10 sociétés dans la promotion immobilière, la distribution des matériaux de construction, jusqu’au secteur agricole, où il vient d’acquérir dans des conditions controversées une propriété à Mornag de 100 hectares pour une bouchée de pain ( 200 mille dinars, soit 108 000 euros ).

Cette campagne d’allégeance qui a couvert des pages entières des quotidiens tunisiens une semaine durant, a été une mine d’information et une source d’inquiétude pour les Tunisiens;

Outre son caractère outrageusement servile et humiliant pour les citoyens, elle a permis de révéler l’ampleur de l’asservissement des institutions de l’Etat, des organisations nationales et des entreprises publiques; comme elle a donné une visibilité à l’étendue des domaines économiques contrôlés par le clan : services, construction, banques, agriculture, agroalimentaire, transport, hôtellerie (dont le plus influent est le groupe Karthago qui comprend entre autres Karthago Airlines, Koral Blue Airlines, Karthago Private Jet, Karthago Hotels, Karthago Travel Services et qui vient de prendre le contrôle de Nouvelair)…etc. Cette insolente démonstration de force fut stoppée après quelques jours, à l’initiative d’amicales recommandations sur le danger de potentielles réactions néfastes et aussi par crainte du mauvais ?il ; et l’?il des Tunisiens était, il faut reconnaître, plutôt malveillant face à cette démonstration.

Nul besoin d’être prophète pour deviner qu’on ne peut pas détenir un tel pouvoir, jouir d’un tel appui au sommet de l’Etat et être comptable de ses actes devant la justice.

Un mandat international avait été lancé en janvier 2008 contre Imed et Moez Trabelsi (son frère) par le parquet d’Ajaccio pour leur implication dans le vol d’un bateau (http://www.kalimatunisie.com/article.php?id=71 ) appartenant à un puissant banquier proche de l’Elysée ; L’affaire aurait été probablement classée n’eut été la qualité de la personne lésée par ce vol ; Il semblerait que Ben Ali ait cédé à une demande de Sarkozy de voir la justice tunisienne « donner suite » à la commission rogatoire lancée par la justice française.

Ce que l’on a pu constater, en tous cas, c’est qu’à peine l’avion présidentiel français avait-il décollé de Tunis Carthage que deux magistrats français (Risson et Thorel) arrivaient à Tunis pour interroger les personnes impliquées dans ce vol, et essentiellement Imed et Moez Trabelsi;

Tout semble indiquer que la coopération du parquet tunisien faisait partie du deal conclu à Tunis : appui inconditionnel à Ben Ali contre collaboration judiciaire et sécuritaire !

On n’insistera jamais assez sur le fait que cette visite d’Etat du président de la France constituait un appui salvateur d’un poids significatif et sans précédent, au régime de Ben Ali, depuis son accession au pouvoir ; Sarkozy n’a pas été avare en compliments, déclarant, contre toute évidence, lors du dîner offert par son homologue tunisien : « Aujourd’hui, l’espace des libertés progresse. Ce sont des signaux encourageants que je veux saluer. »; il précisera, néanmoins aux journalistes en off « « bien sûr qu’il n’y a pas de démocratie en Tunisie. Mais on n’y a pas les mêmes critères qu’en France ». Pas plus qu’il n’a ménagé son engagement politique et économique aux côtés d’un régime qui s’essoufflait et qui ne savait comment faire face à une crise économique et sociale qui pointait son nez à la faveur d’un contexte mondial récessif ; Les derniers événements de Gafsa et de Feriana en sont un révélateur et forment la partie émergée de l’iceberg.

Bien sûr, la controversée « Union pour la Méditerranée », la lutte contre l’immigration illégale et le terrorisme étaient au coeur de cet échange de bons procédés, mais l’affaire de yacht volé faisait, sans nul doute, partie du package ;

Ainsi Ben Ali s’est-il trouvé dans la fâcheuse position de mettre un membre du clan en posture de rendre des comptes ; raison d’Etat oblige ! Quitte à lui dresser les filets qui freineront sa chute ; et les filet étaient bien là : Imed Trabelsi est jugé par la justice de son oncle par alliance, bien moins regardante que la justice française ; et qui saura donner un aspect purement formel à cette poursuite.

L’absence de Leila des cérémonies d’accueil de l’illustre hôte, officiellement excusée pour le deuil de sa mère, (en réalité elle se trouvait à Dubai) prends une tout autre éclairage ; celui de son opposition à la démarche de la justice française contre son neveu, en soi iconoclaste et dégradante;

Gageons qu’on trouvera un bouc émissaire qui s’auto chargera du délit et innocentera l’impudent neveu ; ainsi tout le monde sortira gagnant dans cette affaire, illustration de ce que Sarkozy aime à nommer « contrat gagnant-gagnant » ; Justice aura été rendue au banquier privilégié et le neveu sortira blanc comme neige de cette affaire qui lui aura appris que, même dans le monde de la mafia, il y a des règles à respecter et des précautions à prendre.

Le vrai perdant dans cette affaire, ce sont les Tunisiens qui se sont sentis, eux, doublement humiliés ;

– Par la France et son président qui a envoyé un message à peine voilé de racisme politique, dont la substance serait « les Tunisiens doivent se satisfaire de leur « despote éclairé », parce qu’il est un bon serviteur des intérêts français et européens et ils doivent enterrer leurs aspiration à la liberté et mettre une croix sur un quelconque soutien à une éventuelle démocratisation de leur régime ».

– Par Ben Ali, qui leur a encore une fois dénié tout droit à l’information, entourant cette affaire d’une opacité totale – seule l’AFP a rendu compte, laconiquement, de l’arrivée des 2 magistrats français- et démontré un haut degré de soumission à l’ancienne puissance coloniale, pourvu qu’elle l’aide à maintenir son pouvoir absolu sur ses « sujets ».

Rappelons à ce propos, que plusieurs citoyens avaient fait une requête en Mai 2007, invoquant l’article 26 du code de procédure pénale – qui prévoit que des particuliers saisissent le procureur de la république de délits dont ils ont connaissance – demandant au parquet tunisien d’ouvrir une information judiciaire sur cette affaire qui éclabousse l’image de la Tunisie, ce qui ordinairement préoccupe la propaganda ; mais le greffe a refusé de l’enrôler.

La France, qui préside le mois prochain l’Union européenne, devrait réfléchir à deux fois à cette version française de la politique néo-conservatrice, promue par l’administration Bush et qui a démontré sa contre productivité, outre le fait qu’elle commence à passer de mode. Le mépris et l’humiliation, loin de prévenir le terrorisme, alimentent la haine et la violence. Et c’est la stabilité et la sécurité, tant recherchées, qui sont mises en danger et fragilisées.

Sihem Bensedrine – Kalima Tunisie – 11 juin 2008

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* Un mandat de dépôt a bien été émis contre Imed Trabelsi le 19 mai 2008, suite à son interrogatoire au Palais de justice à Tunis, mené par le doyen des juges d’instruction et en présence des 2 juges français, mais il n’a pas été exécuté et Imed Trabelsi n’a pas été conduit en prison, comme nous l’avions rapporté dans Kalima.

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