Bien sûr, il est permis d’imaginer que les propagandes gouvernementales dans les pays européens véhiculent de fausses, ou biaisées mais commodes, conceptions sur les participants au djihad… Mais l’exemple espagnol (et catalan) semble bien susceptible dresser un profil du djihadiste-type issu des pays européens et maghrébins. Ce serait un paumé, petit ou grand délinquant, en quête de rédemption…


Incidemment, on commence à mieux comprendre pourquoi les katibas syriennes salafistes s’en prennent aux envoyés spéciaux des pays européens. Le dernier en date des journalistes kidnappés en Syrie, l’Espagnol Marc Marginedas, d’El Periòdico, aurait été plus ou moins localisé : il serait, selon le ministère espagnol de l’Intérieur, aux mains d’une katiba affiliée à al-Qaeda. Sans doute à l’Esil (le califat d’Irak et du Levant), semble-t-il.

Or, ces groupes sont de plus en plus composés de jeunes gens d’origines diverses mais provenant de pays européens et du Maghreb.

Dans le cas de Marc Marginedas, ancien correspondant permanent en Algérie, on peut fortement supposer qu’il subira les mauvais traitements infligés à divers confrères d’autres pays (France, Italie…) pour des raisons similaires. Il ne faut pas que ses geôliers algériens, espagnols, français, ou britanniques puissent risquer de sympathiser avec lui. Donc, peut-être, de s’épancher. En sus, comme ces derniers sont majoritairement d’anciens délinquants, autorisés à piller et accumuler les prises de guerre, les journalistes représentent une forte valeur marchande.

Aux dernières nouvelles, le manitou de la cellule djihadiste dite de Ceuta (ou Sebta), ville autonome et enclave espagnole au Maroc, a été arrêté (hier) à Vilvoorde (ou Vilvorde, banlieue nord de Bruxelles). Ismael Abdelatif Allal semble être le numéro un de la cellule des dix jihadistes dits de Ceuta (qui recrutaient aussi au Maroc). Ils ont fourni une petite centaine de recrues aux katibas syriennes. Lesquelles présentent un profil finalement assez peu différent de celles de Tunisie (sauf, bien sûr, pour les Tunisiennes pratiquant le dijhad sexuel, soit la prostitution en BMC – bordels militaires contrôlés – sanctifiée en mariages temporaires) ou du Maroc (voire d’Algérie).

Le yihadismo catalan et espagnol (y compris à Ceuta et Melilla) est majoritairement le fait de jeunes gens pour la plupart mariés et jeunes ou moins jeunes pères de famille (généralement un ou deux enfants). Les célibataires ne représentent qu’un petit tiers des candidats à la lutte armée. Il s’agit d’hommes majoritairement de 20 à un peu moins de 40 ans. Ce sont en général des précaires, sans perspective de carrière, ou (ici, inclusif) de petits et moyens délinquants.  Ce qui frappe surtout c’est que la plupart se sont détachés des préceptes de l’islam : ils fument (pas que du tabac) et boivent (pas que de l’eau ou des sodas). Bref, outre quelques cas de « dérangés du bocal » (déficients mentaux légers, ou catalogués dans la nébuleuse catégorie des bipolaires), il s’agit de gens se reprenant en mains sous l’influence de prédicateurs, conférant un sens à leur existence en se ralliant à un islam rigoriste (mais cela peut être aménagé) et violent, combattant.

Le niveau d’études peut être très variable, mais la plupart s’estiment déclassés. On se situe donc très loin de la figure du bienheureux (vénérable en 2001, béatifié en 2005) père Charles de Foucauld, aristocrate, officier – et être sans doute resté officier traitant, soit deuxième bureau sur les bords – qui trouve la rédemption dans l’érémitisme proche du soufisme. Mais, finalement, érudition en moins (Foucauld devint géographe, anthropologue, linguiste), car à quoi bon être féru d’autre chose que du coran, et propension à transformer la délinquance en acte autorisé par la tradition, cela participe d’un même besoin de rédemption.
Les preux et pas toujours si pieux écuyers ou chevaliers chrétiens étaient sans doute partagés entre quête spirituelle et appât du gain, désir d’aventure, selon des modalités parfois similaires.

Ce qui justifie tout, c’est que des sœurs et frères musulmans seraient maltraités et que la solidarité doit s’exercer. Dans le cas de la Somalie ou de la Syrie, le fait que les maltraitants soient d’autres musulmans ne joue pas : l’ennemi est de fait infidèle, renégat, traître, &c. Cela vaut aussi sans doute pour le journaliste jordanien, Souleiman Khalidy, retenu en otage (ou déjà exécuté, on ne sait trop par qui). Le sentiment d’appartenance à une communauté (mythifiée, de frères d’armes qui ne savent déjà qu’ils risquent de s’affronter, de s’éliminer les uns les autres, en fonction des rivalités des chefs) est aussi un puissant ressort. Selon le professeur Jordi Moreras, de l’université de Taragonne, les djihadistes adhèrent à « un discours qui les fait se sentir bien » ou ressentir meilleurs qu’auparavant. Au lieu de rejoindre Moon ou les Hare Krishna, la katiba fait l’affaire…

Selon le bourgmestre de Vilvoorde, Hans Bonte, ville où vient d’être arrêté Allal, de vingt à trente jeunes gens de la localité seraient déjà partis combattre en Syrie. On estime que le contingent belge en Syrie est d’environ deux cents jeunes combattants. À Vilvorde, une adolescente de 16 ans a aussi été recrutée pour se livrer aux mariages temporaires (le zawaj mutaa, en fait le tapin) en Syrie… Ce qui les voue automatiquement à enfanter, si elles ne sont stériles : préservatifs, pilules, tout moyen contraceptif, sont prohibés.

En fait, ce n’est qu’une supposition : elle peut tout aussi bien, selon une tradition coranique, réactivée par deux « savants » de l’université cairote Al-Azhar, Izat Afiyah et Abd el Mahdi Abdelkader, donner cinq fois son sein à téter aux combattants de manière à ce que cet acte maternel lui épargne la concupiscence de ses frères d’armes, lesquels l’enverront peut-être, dans ce cas, au martyr.

Mathieu Guidère, de l’université de Toulouse, insiste que, pour les jeunes femmes ou les jeunes hommes, prédicatrices et prédicateurs savent fort bien jouer sur le ressenti, le sentiment de culpabilité, de s’être écarté du droit chemin. Tout comme lors des récollections catholiques romaines, le lavage de cerveau alterne exaltation collective, isolation recueillement individuelle, promesses d’un au-delà radieux, fustigation d’un passé douteux.

Selon l’avocat tunisien Badis Koubadji, à l’arrière du front syrien, près d’Idlib (ou Idleb, Edleb, au nord d’Hamah, entre Alep et Lataquié), un camp rassemblerait un millier de jeunes femmes, les unes vouées au repos des guerriers, les autres à d’autres taches. Alaya Allani (univ. de Manouba-Tunis) estime que le phénomène reste toutefois marginal, et peut-être exagéré à des fins de propagande (pro-régime syrien, islamophobe, autre…). Abdel Rami, de l’université Hassan II de Casablanca, partage ce point de vue. Cela étant, faute de pouvoir espérer très vite les vierges de l’au-delà, le jeune djihadiste peut espérer de jeunes moins houris restées encore fraîches (l’abattage se limiterait à six passes quotidiennes, sauf pour les concubines des chefs, moins partagées). La propagande est à double face… Si d’ailleurs les houris n’étaient en fait que des « raisins blancs » (selon un spécialiste de l’araméen ancien), les motivations seraient moindres.

Mais tout comme les « révolutionnaires » libyens se sont emparés de véhicules, ont réquisitionné des villas avec piscines, les jeunes djihadistes du front syrien savent aussi vanter les avantages du djihad à leurs copains. S’ils se laissent convaincre et se retrouvent dans des ruines, avec un ravitaillement déficient, ce sera la faute à pas de chance. Et s’ils sont suspectés de désertion, ils sont éliminés, abattus, ou drogués et expédiés au martyr.

Les liens entre Sharia4Belgium, qui promettait « une mariée par combattant », et le Maroc, mais sans doute aussi d’autres pays, s’alimentent de la fiction d’une oumma aspirant au califat depuis l’Indonésie jusqu’à l’Écosse et la Norvège. En face, c’est bien sûr le complot général. Des chrétiens ou des athées. Ainsi, par exemple, le Lions Club égyptien est déclaré affilié à la franc-maçonnerie, l’ancien mufti d’Égypte, Ali Gomoa, est un infidèle renégat masqué, &c.

Les actes islamophobes – qu’on ne sait trop à qui attribuer, soit à des groupuscules anti-musulmans et xénophobes, soit à des islamistes radicaux sachant en exploiter la portée – entretiennent la propagande islamiste. Laquelle voit en tout musulman, toute musulmane refusant d’adhérer à ses vues une ou un kafir, kouffar ou mouchrikine, ou mécréante en puissance. Qui n’est pas moujahid devient suspect d’apostasie rampante, d’être une, un pseudo-musulman. Toute loi qui n’est pas issue de la charia est malsaine, à prohiber, haram. De toute façon, toute agression est possible contre quiconque, du fait du principe qu’Allah reconnaîtra les siens, et ressuscitera les victimes tuées par erreur. Tuer des enfants n’a aucune importance, ils sont ignorants, tout juste peut-être coupables d’un shirk (péché) mineur, et de toute façon, comme tout être humain, voué à la mort : écourter son passage sur terre n’est rien puisqu’il gagnera plus vite la vie éternelle.

C’est ce qui fait que les sœurs Abdi, 16 et 17 ans, deux Canadiennes mais clairement d’origines somaliennes, portant le foulard et vêtues selon les préceptes musulmans, aient été prises pour cibles par les shebabs somaliens de Nairobi lors de l’attaque du centre commercial Westgate Mall. Musulmanes ou pas, peu importe, la distinction se fait à présent entre djihadistes et autres… Fardosa Abdi a été grièvement blessée à une jambe, sa sœur Dheeman a indiqué que des musulmans en prière avaient été aussi visés, blessés, tués sous ses yeux… Elle a sans doute été épargnée par erreur ou manque ponctuel de munitions. Leurs parents, Ahmed et Sugra Abdi, ne sont pas loin de considérer que l’islam n’est plus un, mais, comme l’indique l’examen, multiple. Il reste, à Nairobi, à retrouver les corps de quelque 80 personnes officiellement portées disparues. Des grenades ne font pas la distinction entre mahométans, chrétiens, israélites, animistes ou autres…

Cela peut paraître un raisonnement bizarre, mais il est soutenu mordicus sur les forums islamistes où musulmanes et musulmans prônant le respect des mécréants « justes » (et forcément susceptibles de se convertir, une fois éclairés) se font copieusement insulter.

L’ennui est que, contrairement à la plupart des religions chrétiennes, toute plus ou moins calquées sur l’orthodoxie ou le catholicisme romain, soit admettant une autorité unique (pape, patriarche) ou collective (synode, conférence…), qui fait, défait et refait (admet, condamne les israélites, les réhabilite, dénie ou restaure l’humanité des homosexuel·le·s, interdit ou rétablit le mariage des prêtres…) l’islam est totalement inamendable en ce sens qu’un tafsir (commentaire, exégèse) en vaut un autre, que n’importe qui ou presque peut émettre une fatwa qui pourra être contredite par une autre totalement inverse. Chacun sa charia personnelle, en quelque sorte.

Ce qui fait que, selon l’émetteur, toute institution ou disposition démocratique peut être décrétée haram ou halal. Ce qui fait qu’un Hassen Chalghoumi (imam tunisien proche d’un islam makélite teinté de soufisme) est aussi légitime à ses propres yeux que peut l’être un autre imam ou prédicateur ou cheikh qui autorisera le seul mariage sous le contrôle d’un tuteur (généralement un parent) ou se contentera de la présence de deux témoins quelconques (ce qui légalise le mariage coutumier temporaire).

Ismael Abdelatif Allal (ou Al Lal, dit «Stifo ») était résident à Ceuta (Sebta) mais il avait échappé à une rafle policière le 21 juin dernier dans le quartier d’El Principe.  Il avait une seconde résidence à Vilvorde, et effectuait la navette entre Belgique et Espagne et Maroc. L’Espagne et la Catalogne ont fourni au djihad en Syrie un contingent quasi égal à celui de la France (guère plus d’une centaine de djihadistes). Il est âgé de 38 ans, un pré-quarantenaire, tout comme les autres recruteurs, Yassin Ahmed Laarbi (dit « Pistu »)  et Karim Abdesalam Mohamed (tout deux 39 ans). On ne sait s’ils accompagnaient leur bleusaille jusqu’à la frontière turco-syrienne ou s’ils pénétraient aussi en Syrie (histoire d’honorer une adolescente au passage ?) avant  de reprendre un avion depuis la Turquie. Les recruteurs ne sont plus candidats au martyr, pas davantage que les imams prêchant le jihad.

La Turquie, qui a favorisé un temps les katibas djihadistes sunnites en Syrie, s’est sans doute vue incitée par l’Union européenne et les États-Unis à ne plus faciliter le transit des jeunes djihadistes. Pour des islamistes – et donc non pas seulement musulmans – se présentant « modérés » tout l’Occident est de mèche avec le Qatar et l’Arabie pour financer, armer en sous-main, les fondamentalistes radicaux combattants. Cela ne facilite pas non plus la pénétration de l’aide humanitaire, mais comme ses acteurs occidentaux sont à présent tirés à vue ou pris en otages comme les journalistes, c’est accessoire. De plus, les katibas pillant aussi ou cherchant à contrôler des localités kurdes, il était facile d’accuser la Turquie islamiste de tirer profit de cet état de fait. Ce genre de thèse sert bien sûr le régime de Bachar al-Assad qui se pose ainsi, contrairement aux évidences, en ennemi d’Israël, protecteur des Palestiniens, &c.

Il est très difficile de faire la part des choses de manière totalement objective. Par exemple, une Irakienne (ou deux) vient de trouver la mort à l’ambassade d’Irak à Damas. Le régime en attribue la cause à un tir de mortier provenant des lignes « terroristes » qui a aussi blessé trois autres femmes. Comme le pouvoir à Bagdad est proche de l’Iran,  cela peut sembler plausible. Cela peut tout aussi bien être un coup tordu pour inciter des milices chiites irakiennes à affronter, en Syrie, les milices sunnites irakiennes.

Tous ces gens s’entretuent persuadés qu’Allah est de leur côté. Et qui détient le pouvoir en Russie est sans doute béni par l’église orthodoxe russe, y compris quand vient d’être décidé l’envoi d’armements plus récents en Syrie (selon la presse israélienne).

Selon le Washington Times, onze groupes islamistes actifs en Syrie se sont coalisés pour rejeter les vues de l’Armée syrienne libre (ou ce qu’il en reste) et prôner l’instauration d’un État islamiste appliquant la  (sa) charia.  Ahmed Saleh Touma, de la Coalition nationale syrienne, est donc désavoué.  Parmi ces 11 groupes, il en est plusieurs issus de l’ASL, donc dissidents à présent, dont la 19e division de l’ASL. L’État (califat) islamique d’Irak et du Levant semble lui aussi marginalisé. Peut-être lui faudra-t-il se soumettre ou être démis (il est plutôt bien armé et équipé).

C’est déplorable, mais ces jeunes djihadistes et leurs recruteurs font finir par faire en sorte qu’un dictateur sanglant soit bientôt considéré préférable à eux-mêmes. Ou aussi qu’un pouvoir militaire tel l’Égyptien, qui censure à présent la presse (et ferme le quotidien des Frères musulmans, Al-Hurriya Wal Adala), soit toléré, voire encouragé. Au très islamiste Soudan (du nord), on en est déjà à une trentaine de manifestants tués. « Non à ceux qui font de l’argent au nom de la religion », scandent les manifestants protestant contre le coût de la vie. On ne peut préjuger de quel islam se réclamerait un pouvoir de substitution.   

Les musulmans djihadistes trouvent leur rédemption (et souvent la mort) dans leur variante particulière du judaïsme « corsé » par les ambitions et convoitises de leur prophète. Pour le moment, comme on le constate en Libye, où le fils du ministre de la Défense vient d’être kidnappé, où un libéré de Guantanamo vient d’être accueilli en héros et ancien du djihad en Afghanistan, où un drapeau pacifiste (décoré d’empreintes digitales) a été incendié à Benghazi, &c., ce sont surtout des musulmanes et des musulmans qui en font les frais. C’est peut-être ce que prévoyait au fond Bernard-Henri Lévy… C’est en tout cas l’opinion que s’en font, parfois pour des raisons opposées, nombres de Libyennes et Libyens se souvenant encore de BHL. Un vrai djihadiste à sa manière, mais plutôt recruteur de l’arrière… La nouvelle Libye voulue par BHL est classée par Transparency International au 160e rang (à 16 de la queue du classement) pour son niveau de corruption, inversement proportionnel peut-être à son niveau de piété. Des douzaines de véhicules armés étasuniens, des GMV, fournis aux forces spéciales libyennes par les États-Unis, ont été saisis, ou subtilisés, ainsi qu’une centaine de fusils M2 et une autre de pistolets Glock, ou des lunettes de visée nocturne. Une partie de cet arsenal se retrouvera en Syrie, en Somalie ou ailleurs, sans doute de nouveau au Niger, au Mali… En tout cas, au nombre des tués et blessés en Libye, le personnel diplomatique européen ou étasunien ne pèse pas vraiment lourd : c’est négligeable par rapport aux victimes musulmanes.

En Tunisie, où le gouvernement le plus pieux depuis peut-être l’an 700 est depuis deux ans au pouvoir, le ministère de l’Intérieur vient de saisir Interpol : un jeune Tunisien aurait diffusé, depuis « un pays européen », une photo de lui le montrant foulant le coran aux pieds. Ce sera sans doute plus facile de le retrouver que de trouver des touristes, de la croissance, la stabilité des prix. Ou de retrouver les 14 terroristes d’Aqmi ou d’Ansar Al Charia encore en fuite et que le gouvernement d’Ennahdha avait choyé dans un premier temps. Fouler aux pieds un coran serait, en Tunisie, un trouble de l’ordre public, c’est à présent aussi le cas depuis l’étranger. Tandis que la misère ne trouble vraiment personne…

Mourir en état de rédemption revient à mourir guéri. Tant pis pour les autres, malades, forcément malades, qui n’ont pas cette chance. C’est un peu ce que, dans les faits, enseigne le djihad…