Des milliards partis en fumée, un trader censé avoir agi à l'insu de tous, consacrant la faillite de tous les contrôles, un système de l'argent fou qui marche sur la tête et un gouverneur de la Banque de France qui conclut : "C'est le hasard, c'est pas de chance, c'est comme ça, c'est la vie" ? Bienvenue dans le monde de la finance internationale !

Jérôme Kerviel, le trader de la Société générale, héros involontaire de l'énorme scandale financier qui fait la Une depuis plusieurs jours, a été remis en liberté hier soir, contre l'avis du Parquet. Il n'est finalement mis en examen "que" pour "abus de confiance", "faux et usage de faux" et "introduction dans un système de traitement automatisé de données". Exit la qualification d'abus de confiance "aggravé" et l'accusation de "tentative d'escroquerie" réclamées par le même Parquet, qui montre décidément un acharnement un brin suspect. Et l'on commence à voir un peu plus clair dans cette sombre histoire. La faute du jeune homme est d'avoir "explosé sa ligne de crédit", comme il l'avoue lui-même : il n'était certes pas censé engager pour 50 milliards de transactions. Mais s'il a outrepassé les règles, ce n'est que guidé par une forme de zèle.

L'objectif de tous les membres de sa profession est en effet de dégager des profits maximum par la spéculation. Et plus on joue gros, plus on a de chance de décrocher le pactole. Du reste, il affirme que cette pratique est courante parmi ses collègues, connue et "tolérée" par la direction. Alors il a pris des risques – trop – et a finalement perdu sa partie de monopoly. Mais c'est bien le système qui l'a conduit à de tels actes, mû par sa volonté d'apparaître comme "un trader d'exception, un anticipateur des marchés", comme le résume le Procureur Jean-Claude Marin. Dans le but de faire gagner un maximum d'argent à son employeur, et d'en être remercié en empochant une juteuse prime de rendement. De 300 000 euros, précisément : c'est la somme qu'il comptait percevoir à ce titre. Quand on sait que sa rémunération annuelle ne dépassait pas les 100 000 euros, on mesure à quel point le jeu pouvait sembler pour lui en valoir la chandelle . Et là où il faut à nouveau incriminer ce système financier international devenu fou, c'est que Kerviel faillit réussir!

jackpotEn 2007, il parvint ainsi à engranger, pour le compte de la Société générale, des gains de 55 millions d'euros dans le cadre de sa gestion "classique", somme augmentée de quelque 1,4 milliards d'euros réalisés de façon litigieuse, en misant davantage qu'il n'en avait le droit. Que la tentation est donc grande ! Alors re-belote pour 2008 : "Les événements se précipitent au début de cette année, raconte la Tribune de Genève. La Bourse est en pleine déprime. Jérôme Kerviel anticipe alors un retournement du marché et table sur une hausse. Il engage… 50 milliards d'euros sur les marchés à terme ! (…) Si le marché avait pris l'ascenseur, Jérôme Kerviel aurait sans doute été distingué comme un génie de la finance. Or, au contraire, le marché a poursuivi sa baisse. Et le courtier est devenu le paria de sa banque. Le pot aux roses est découvert vendredi 18 en fin d'après-midi. A midi, le courtier était encore gagnant. Le soir, il perdait 1,4 milliard. La Société Générale décide de «déboucler» dès lundi les positions litigieuses de Kerviel alors que la Bourse est toujours aussi neurasthénique. La perte atteint 4,9 milliards d'euros." De génie de la finance à paria en une demi-journée ! Mais si l'on compte bien, on s'aperçoit que c'est la Société générale, en "débouclant" les positions litigieuses, qui a creusé le trou d'1,4 à 4,9 milliards, ce que lui reprochent les avocats de Kerviel, selon lesquels la banque "a choisi dans des conditions tout à fait anormales de liquider des positions qui auraient pu se redresser avec le temps (et) a ainsi provoqué elle-même des pertes". Liquider, le mot semble juste : en pleine dégringolade boursière, la Société générale a vendu dans la précipitation la plus totale. Une décision de son Président, Daniel Bouton, dont le Gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, juge qu'elle a été exécutée de façon "très professionnelle". Bilan : 3,5 milliards de perte supplémentaire ! Or la banque "n’était pas obligée" de procéder ainsi, admet le Procureur Marin, qui justifie néanmoins cette démarche par le risque que tenir "une telle position spéculative sur les marchés pouvait accroître la perte très au-delà de 5 milliards". Monopoly, encore ! Sacrifions tout de suite 3,5 milliards pour éviter d'en perdre davantage ensuite, en vendant au pire des moments, ou bien attendons que la dégringolade de la bourse stoppe pour, sinon redevenir bénéficiaire, du moins limiter les dégâts : voilà le type de décision auquel sont aujourd'hui confrontés les acteurs de la finance internationale. Bouton a-t-il pris la bonne ? La question est posée.

Christian_NoyerPour le Gouverneur de la Banque de France, aucun doute : "Cette décision est probablement la seule qui pouvait être prise pour s'assurer que l'établissement ne courrait pas aussi longtemps un risque dramatique", estime Christian Noyer. Même en plein "lundi noir" des bourses européennes ? Et quid du contrôle censé empêcher un trader de miser l'équivalent du PIB du Congo ? Faisons une nouvelle fois confiance à la fulgurante puissance d'analyse de Noyer : "Le système de contrôle de la Société générale nous apparaissait bon, or apparemment il y a eu des failles", déclare-t-il, parfait en marquis de La Palice. Mais il estime par contre qu'il a "parfaitement fonctionné sur le risque subprime". Rappelons que la perte de la Société générale liée aux subprimes, presque éclipsée par l'affaire Kerviel, se monte à 2 milliards : heureusement que le contrôle a "parfaitement fonctionné" ! A ce sujet, l'Association des petits porteurs actifs (APPAC) est très en colère : "Les actionnaires vont subir les conséquences d'une communication trompeuse et d'un manque de professionnalisme de l'équipe dirigeante" de la Société Générale, déplore son communiqué. Son président, Didier Cornardeau, en livre l'explication au micro des Grandes gueules de RMC : "en novembre – j'ai la lettre des actionnaires devant moi -, on nous dit : "ne vous inquiétez pas, (avec) la qualité du portefeuille d'actions du groupe…" On joue la transparence, c'est marqué. C'est Monsieur Bouton qui l'indique, en novembre, il nous dit : "j'ai provisionné le risque total, 230 millions, sur ces crédits immobiliers américains". Et on nous annonce 2 milliards !" L'APPAC a du coup porté plainte, au nom d'une centaine d'actionnaires de la banque, pour "diffusion de fausses informations ou trompeuses ayant agi sur le cours de Bourse des titres". Si l'information de cette plainte a bien été relayée par les médias, c'est peu dire qu'il nous a fallu longtemps pour retrouver la trace du mensonge de Daniel Bouton qui la fonde.

Entre la présentation de Kerviel comme bouc-émissaire idéal – Daniel Bouton l'a même qualifié de "terroriste" ! -, la dissimulation des pertes liées aux subprimes et le soupçon de délit d'initiés, un administrateur de la banque ayant vendu pour 120 millions d'euros d'actions dix jours avant l'annonce de la déconfiture, on a beau dire que l'argent n'a pas d'odeur, tout cela sent quand même très mauvais. Et l'on ne peut que tomber à la renverse d'entendre l'inénarrable Noyer conclure à propos des 4,9 milliards partis en fumée, au micro de RTL : "C'est le hasard, c'est pas de chance, c'est comme ça, c'est la vie" ! Et le capitalisme financier mondialisé serait, selon la pensée unique libérale dont on nous abreuve, l'horizon indépassable de l'humanité ?

PS : L'illustration "Société Géniale" est tirée d'une vieille fausse pub des Nuls, à déguster pour le plaisir en vidéo ici.

Mise à jour : Le marché à terme Eurex, filiale des opérateurs boursiers allemand Deutsche Börse et suisse SWX, avait alerté la SocGén dès novembre 2007 sur les positions risquées prises par Kerviel, qui a expliqué au Procureur avoir alors "justifié une prise de position qu'il a décrite comme nonspéculative parce que couverte par des warrants qui arrivaient à échéance" (titres qui donnent au porteur le droit d'acheter une action ou une obligation à une échéance donnée, NdA).On n'y comprend pas grand chose, si ce n'est que le contrôle semble avoir été décidément bien léger… D'autant que, selon l'édition papier du Parisien/Aujourd'hui en France, Eurex aurait même commencé à s'inquiéter… dès 2005 ! Par ailleurs, Europe 1 affirme que la ministre de l'Economie, Christine Lagarde, a été mise au courant dès dimanche, et pas mercredi comme elle continue de le prétendre, niant "catégoriquement" cette information que la radio dit tenir d'une source "proche de la Société générale". L'affaire devient de plus en plus amusante !