Je suis un cliché vivant.

Je ne saurais expliquer le pourquoi, le comment.

Nul ne peut imaginer…

Un jour ça m’est arrivé, sans crier gare. Je ne peux pas dire : voilà, ça y est, je n’ai plus de toit!

Je pourrai vous dire qu’elle est partie, elle, mon âme sœur, enfin, ça c’est ce que je croyais !

 

Elle est partie, avec ses valises, ses habitudes, sa chaleur, et puis nos enfants. Je ne suis plus très certain désormais qu’ils soient miens. Ils ne m’aiment plus. Un jour je me suis levé, tant bien que mal, le corps usé par ces substances que je prenais pour oublier.  Je me suis levé et me suis retrouvé seul, face à moi-même. Un peu comme chaque jour depuis des mois déjà, sauf que ce jour là était différent. Elle était partie, avec ses valises, ses habitudes, sa chaleur, et surtout nos enfants !

 

J’ai essayé, maintes tentatives, désespérées, inutiles. Seul dans l’abime de cette triste vie. Seul, alors que je ne l’étais pas, mais que je n’avais pas su voir ces mains mille fois tendues.

 

Et puis la descente sans fin, sans fond auquel me raccrocher. J’ai tout perdu, absolument tout perdu… même moi.

 

Un jour je me suis réveillé, sans comprendre. A quoi bon ? Ca sert à quoi finalement de comprendre comment on en est arrivé là ? A rien, puisque le chemin ne fait que commencer !

 

Tous les jours je me lève. Tous les jours j’ai mal, au corps, au cœur. Mon ventre et mes dents me font atrocement souffrir, de tant de privations et d’excès.

 

C’est paradoxal, je suis tout et son contraire !

Je suis un animal dans un corps d’homme. Je vis tel un animal sauvage dans un monde soit disant civilisé…

 

Personne ne me voit, je vis dans votre ombre, à l’abri de votre regard. Je vis sous vos toits douillets et chauds. Je me cache la nuit, non plus pour me préserver de vos yeux fragiles, juste pour me sauver du froid mordant qui s’insinue chaque nuit un peu plus dans tout mon être.

 

J’ai toujours froid, partout, en chaque instant. La nuit je tente de survivre. Le jour je vous sollicite.

Je n’ai pas le choix, ou tout du moins je n’en vois pas d’autre ! Ca a été dur et ça l’est toujours. J’en suis réduit à la mendicité. Plus aucun amour propre, plus aucune fierté. J’ai lutté pour ne pas pleurer, mes yeux noyés par tant de souffrances.

Je ne pouvais pas vous regarder sans avoir pitié de moi, sans m’en vouloir, rebus de la société que je suis.

Et puis on s’habitue. Pas à quémander, ça on ne s’y habitue jamais, on s’habitue à l’idée qu’il faut en arriver là pour tenter de survivre.

 

Vous me voyez, tous les jours. Vous savez le feu rouge qui dure des heures, à l’angle du pont de Saint Cloud, sur les quais de Seine, celui là même qui relie votre labeur à votre tendre maison. Vous me voyez, puisque je vous demande votre aide pour survivre.

La dame dans la voiture grise, elle, me voit, ne ferme jamais sa fenêtre. Même si elle n’a rien de matériel à m’offrir, c’est son sourire quotidien qui me fait tenir ! Le sien et celui de cet homme à moto qui pose toujours sa main sur mon épaule. C’est avec eux que je me sens humain, un simple rapport humain : un bonjour, un sourire, un regard…

Et toutes ces vitres fermées, ces regards fuyants et ceux méprisants, ceux qui font semblant de ne pas me voir, encore plus mal à l’aise que moi, parce que je les mets face à leur lâcheté…

Moi je vous vois, et je ne dis rien. J’ai perdu foi en l’homme et surtout en moi, parce que je ne suis plus rien, pas même un être humain. Je dégoute tout le monde, ou presque. Les mains tendues se font rares.

 

Et si je disparaissais, croyez vous que vous vous en apercevriez ? Non bien sûr, parce que j’ai été comme vous, fut un temps. Moi aussi j’ai fui ! J’ai eu peur de la différence, j’ai eu peur de ces hommes et femmes réduits à la mendicité pour survivre, j’ai eu peur parce que je ne voulais pas voir que cela pouvait aussi m’arriver !

 

Alors je vous le dis, regardez-moi, je ne suis pas contagieux. Regardez-moi, je ne vous ferai aucun mal. Regardez-moi, pour me rendre ma dignité, celle d’exister aux yeux de quelqu’un. Réapprenez-moi à vivre, j’ai besoin de m’aimer, de m’aider.

 

Ce soir encore je retournerai à mon campement de fortune. Il est laid, froid et sans vie, à mon image. Je l’ai fait de mes mains. Un duvet posé sur quelques cartons récupérés de ci de là. Un réchaud trouvé dans une poubelle de magasin. Une casserole rouillée chapardée sur un trottoir. Un point d’eau spartiate, fontaine à eau trouée venant probablement  d’une grande entreprise, pour ma toilette. Mais l’hiver approche et l’eau gèle. Et je sais que cela vous préoccupe, non pas que vous pensiez à moi, mais parce que votre voiture mettra plus de temps à démarrer.

 

Je n’ai plus de vie, plus d’honneur. Mon âme sœur est partie. Mes enfants ne doivent pas savoir. Ils ne doivent pas voir ce père qui n’est plus rien, qui n’a plus rien, pas même l’envie de continuer.

Je voudrai pourtant m’en sortir, pour eux, pour leur prouver que la vie peut tout vous reprendre en un instant, mais que l’on peut en sortir grandi, vivant et humain.

Mais aujourd’hui je n’y arrive pas. Je ne sais plus comment faire, oui, comment faire pour redevenir vivant…

 

Je suis un cliché vivant.

Je suis ce que vous appelez sdf, sans domicile fixe, sans amour propre, sans dignité, dans un corps vacillant, sans âme et sans envie.

 

 

 

L’INSEE révèle que 800.000 personnes ont déjà vécu à ciel ouvert sur le sol Français.
Aujourd’hui, il est difficile de quantifier ces personnes qui ont tout perdu.
Elles seraient  133.000 sans abri,
38.000 vivant en chambre d’hôtel,
18.116 en foyer social,
85.000 en logement précaire (en camping, mobil-home, cabane…),
411.000 seraient hébergés par des tiers.
Toute origine, sexe et âge confondu, la très grande précarité en France touche indistinctement les hommes, femmes et enfants, même si les plus touchés sont les jeunes hommes.
Un tiers de sans domicile fixe travaille.
Le suicide, la maladie, les problèmes de dépendance, de santé et d’hygiène sont leur lot quotidien.
Ne fermons pas les yeux, rendons, chacun à notre niveau, un peu de dignité aux oubliés dont la précarité est le seul mot d’ordre.

 

Sources : INSEE, Fondation Abbé Pierre.