À la suite de notre article d’hier sur l’exposition des patients de l’Institut universitaire de la face et du cou (IUFC) de Nice à des risques d’infection dus à la présence du pseudomonas aeruginosa, nous avons cherché à comprendre pourquoi cette affaire a mis deux ans pour être rendue publique…
Faute de réponse claire et exhaustive, le témoignage de l’ancienne responsable du laboratoire biologique de l’IUFC, Michèle Viot, apporte un début d’éclairage. Ce type de problème n’est pas – de loin – contingenté au seul IUFC niçois.
Nice-Matin en avait fait état, quasiment incidemment et sans creuser le sujet, mais il a été repris et développé par Michel de Pracontal, de Mediapart, puis par Come4News (voir « l’eau d’un hôpital niçois tourne au jus de boudin ») : dès sa mise en service, l’un des centres de cancérologie de pointe en ORL était massivement affecté par la contamination de son réseau interne d’eau, véhiculant un véritable bouillon bactériologique, incluant la présence du potentiellement létal pseudomonas aeruginosa.
Fort heureusement pour la direction de l’établissement, et indirectement pour Christian Estrosi, maire de Nice, et le préfet, aucun décès découlant de cet état de fait n’a été révélé. Il se peut d’ailleurs fort bien qu’il n’y ait pas eu de victimes gravement atteintes ; cela reste à vérifier. Mais, tant par principe que par obligation, la direction de l’unité était tenue de s’inquiéter du devenir des patients ayant été exposés. Michèle Viot, pharmacienne et chercheuse en biologie chargée antérieurement du laboratoire du Cal (Centre Antoine Lacassagne), chapeautant l’IUFC, affirme désormais publiquement que le Pr Santini avait été à de nombreuses reprises alerté, avait choisi de ne rien faire, et qu’elle doit son licenciement pour « faute grave » (les guillemets s’imposent) à son insistance pour qu’un suivi des patients soit mis en place.
Un curieux licenciement
Il y a au moins trois aspects dans ce dossier : la préservation de la santé publique, le poids économique (et de manière induite, politique) d’un hôpital, un cas surprenant de licenciement.
Que reproche-t-on, selon elle, à Michèle Viot ? Une faute grave pour harcèlement de son personnel. Quelles en sont les autres raisons ? Avec 41 ans d’ancienneté dans la fonction hospitalière, dont 36 à temps plein, et 18 en tant que directrice de laboratoire, le licenciement de Michèle Viot aurait pu grever les finances de l’IUFC. L’autre possibilité était de la muter, après reclassement de l’ensemble du personnel de son labo au pôle central du Chu de Nice, à Archet, dont l’IUFC est l’une des sept composantes. Seulement, faire de la place à une directrice de service en surnombre aurait été, admet-elle, malaisé. Le Chu lui avait d’ailleurs indiqué, dès janvier 2013, ne pas être en mesure de lui offrir un poste équivalent. Son avocate avait contacté les instances compétentes, pour envisager une solution intermédiaire, en vain : son courrier recommandé est resté sans réponse.
Pendant de nombreuses années, et sous cinq directeurs successifs, dont les Prs François Demard et Gérards, prédécesseurs du Pr Santini, Michèle Viot n’avait jamais reçu le moindre avertissement pour harcèlement sur ses subalternes ou autre(s) cause(s). Elle sera licenciée en moins d’une semaine, le 29 mai dernier, et ses avocats, Mes Karine Plata et Franck Koubi, se font fort de faire valoir des irrégularités de procédure que reconnaît l’inspection du Travail, et de pouvoir réclamer pas moins de 800 000 euros d’indemnités (selon Me Plata, les indemnités « incontestablement dues » s’élèvent à 310 000 euros, mais dans la région d’accueil de Bernard Tapie, le préjudice moral est largement plaidable).
« En fait, dans un premier temps, le Pr Santini m’a proposé 189 000 euros, avant de se rétracter… Comme de toute façon l’affaire traînera au moins deux ans, c’est toujours cela de gagné en trésorerie, peut-il penser, » résume Michèle Viot.
Le tort et vrai motif de son licenciement, estime-t-elle, est d’être allée jusqu’à alerter le préfet de l’époque, Christophe Mirmand (depuis nommé à Ajaccio), sur les problèmes sanitaires lié à la multiplication de « bras morts » dans le circuit d’eau de l’IUFC. Comme par hasard, en dépit de l’article 12 du contrat de Michèle Viot, qui stipule que son licenciement devait lui être soumis ainsi qu’au conseil d’administration, cela n’aurait pas été le cas…
Les 11 et 12 mars derniers, hors sa présence, le Pr Santini entendait les 13 technicien·ne·s ou secrétaires que supervisait MIchèle Viot. Sept feront état d’une charge de travail trop lourde, d’une surveillance tatillonne, de divers griefs, dont le plus surprenant : des propos racistes.
Propos qui auraient visé une personne portant le foulard musulman dont Michèle Viot avait obtenu la titularisation, en fonction de ses qualités professionnelles et du fait qu’elle ne se trouvait pas en contact avec le public. L’accusatrice, celle qui avait entendu ces propos, se trouvait bizarrement alors en congé de maternité : admettons qu’elle soit repassée inopinément dans le service, mais Michèle Viot ne se souvient pas de sa présence. Le Pr Santini a aussi recueilli des témoignages favorables à l’égard de la « harceleuse » dont l’un provient d’une employée cumulant 30 ans d’ancienneté et partie à la retraite. Il est formel : jamais de harcèlement visant quiconque.
Bizarrement, ce n’est pas la CGC ou un autre syndicat proche de l’encadrement qui soutient Michèle Viot mais… la CGT. Au risque de perdre sept voix ? C’est sans doute plus compliqué.
« Il semble que le Pr Santini, au mépris des faits, ait exercé un chantage : qui ne témoignait pas contre moi risquait de ne pas être repris par le labo central du CHU… On verra si, une fois mutées, ces personnes se rétracteront ou non… », résume Michèle Viot, qui signale qu’un témoignage défavorable émane d’une personne pour laquelle elle avait demandé une prime exceptionnelle…
L’affaire sera du ressort des tribunaux – Mes Plata et Koubi estiment avoir à plaider « un dossier très solide », la suite le confirmera ou non – et non du nôtre. Notre consœur Véronique Brocard, spécialiste du droit social, ou Le Canard enchaîné, sauront mieux que nous-mêmes évaluer la portée de cette affaire, en soi, et pour ce qu’elle implique plus largement. Car il se trouve que, nationalement, les licenciements de cadres supérieur·e·s à proximité de leur fin de carrière commencent à intéresser Gérard Filoche, ex-inspecteur du Travail, et divers spécialistes et chercheurs en sciences sociales…
Un hôpital sur la sellette ?
Christian Estrosi et sa majorité municipale peuvent fort bien, et à juste titre, se targuer d’avoir doté Nice d’une unité spécialisée performante sur le plan médical (nonobstant ce problème de risques d’infections). Économiquement, c’est moins évident. Selon Michèle Viot et la CGT, « le Cal a frôlé une mise sous tutelle ; l’IUFC a connu des problèmes financiers. ».
Politiquement, cela ne présentait pas de grave inconvénient, mais pouvait donner du grain à moudre à l’opposition. Dans la plupart des villes dotées d’équipements hospitaliers, cliniques et hôpitaux sont des employeurs de premier plan, le maire préside souvent le conseil d’administration, et toute mise sous tutelle ne fait pas jaser que dans les foyers des personnels concernés.
Le Pr Santini – en liaison avec les services compétant municipaux, a priori – aurait contré l’éventualité en engageant diverses mesures, dont une réduction de « la voilure », soit du nombre des actes peu rentables, et la délocalisation du laboratoire de biologie (et bactériologie), ainsi que d’autres types d’économies.
Le problème de l’état du réseau d’eau peut permettre d’engager la responsabilité du cabinet d’architecture, celui du Parisien Michel Beauvais, lauréat du concours, spécialisé en architecture hospitalière, ou celle de l’entreprise Tunzini, responsable de l’équipement en génie climatique. Car personne ne dissimule plus l’ampleur du problème et la possibilité d’un recours contentieux.
Si aucune économie n’était à négliger, reporter (à un successeur ?) le soin de régler les indemnités de licenciement de Michèle Viot soulageait immédiatement la comptabilité. Car les 180 000 euros n’étaient que le strict minimum immédiatement envisageable, et une transaction amiable n’aurait pu être passée sur cette base (voir supra)…
Des risques sanitaires discutables
Il va de soi que le personnel soignant ne se lave pas les mains qu’à l’eau du robinet, que la plupart des patients boivent de l’eau minérale, et que le 22 août 2011, il avait été non pas annoncé, mais étonnamment « rappelé » l’interdiction formelle « de boire l’eau du robinet du bâtiment de l’IUFC ». Un rappel précédé de quoi ?
Diverses autres mesures techniques ont été prises, sans résultat définitif probant. Mais il serait totalement abusif de soutenir que le problème a été évacué, pris à la légère, dissimulé constamment au personnel. Minoré par périodes, admettons…
Pour les patients, il n’en fut pas du tout de même. La suite des propos de Michèle Viot sont très gravement diffamatoires et doivent entraîner, s’ils étaient infondés, une saisine du parquet de Nice en référé et nous nous empresserons de nous soumettre à toute injonction. Mais, comme il s’agit de santé publique, la question se pose : taire expose-t-il à mettre en danger la vie d’autrui, la presse peut-elle faillir à son devoir d’alerte ?
Il ne s’agit pas, selon Michèle Viot, que de l’exposition d’immunodéprimés au pseudomonas aeruginosa, laquelle peut être fatale à court terme ou provoquer de lourdes complications ultérieures. « Il s’agissait d’un véritable bouillon de culture, énorme ! », insiste Michèle Viot, et les mesures préventives ont été, voire restent, à son avis autorisé, insuffisantes.
N’entrons pas dans une analyse de la relation inoculum infectieux/pathologies diverses. Mais pour Michèle Viot, notamment pour les diabétiques, les personnes souffrant de mucoviscidose, de maladies chroniques, les femmes enceintes… « il y a mise en danger de la vie d’autrui », répète-t-elle. Ce qui, en droit, pose problème d’interprétation puisque le risque « immédiat » de blessure, lésion, ou de mort, n’est pas constitué du fait de l’immédiateté contestable. Mais il s’agit d’un délit correctionnel, qui n’est pas, en l’espèce, prescrit (la prescription est de trois ans). Il entraîne une interdiction d’exercer pouvant aller jusqu’à cinq ans.
Or, selon elle, non seulement a-t-elle à maintes reprises alerté sur l’impérative nécessité de suivre les patients ayant pu être exposés, ainsi que bien évidemment d’informer leurs médecins traitants habituels, mais chirurgiens, médecins, soignants, ont été mis aussi dans l’incapacité d’agir en conscience.
« Les dossiers des patients ne mentionnent pas l’exposition au risque, il est impossible de se livrer à une estimation du nombre des personnes mises en danger, il n’y a pas de liste ou, si elle existe, elle n’est pas accessible », dénonce – ce qui reste à établir – Michèle Viot. Que cette liste ne soit pas rendue publique se conçoit fort bien, mais qu’en pensent les médecins et le Conseil de l’ordre des Alpes maritimes ?
Le Dr Jacques Schweitzer, président du Conseil, interrogé, nous a déclaré ce jour : « Je siège au conseil de surveillance de Lacassagne [Ndlr. le Centre Antoine Lacassagne, gestionnaire avec le Chu de Nice du groupement sanitaire IUFC-Chu-Cal] et je n’en ai pas entendu parler avant de découvrir, comme tout le monde, le problème dans Nice-Matin. Je poserai la question lors de la prochaine séance, en septembre. Le Conseil de l’ordre n’a jamais été averti de ce problème… ». Il semble donc que les remarques et interventions du Centre d’hygiène et sécurité de l’IUFC ne soient jamais remontées au conseil de surveillance du groupement de coopération sanitaire…
Pour l’administratrice de l’IUFC, Sidonie Lascols, « toutes les mesures ont été prises » et le personnel et les patients n’ont encouru « aucun risque ». Pour le Pr Santini, l’eau de l’IUFC est « tout à fait potable ». Dont acte ; mais dans ce cas, qu’en était-il encore en janvier 2012, quand sept points de prélèvements non conformes ont été décelés, puis trois autres en mai 2012 ? Pourquoi les éventuels risques encourus par les patients n’ont pas été signalés à leurs médecins traitants, comme le soutient Michèle Viot ?
Une seule chose est sûre : il n’y a pas d’amiante dans les locaux de l’IUFC. Pour le reste… Et l’alimentation interne en eau, si la sécurité a connu des éclipses, notamment lorsque l’adjonction de chlore a été réduite à 0,3 mg/l, pourquoi ne pas tout simplement faire état du fait que tous les médecins traitants des personnes ayant fréquenté le centre ont été dûment avertis ? Pour le moment, la direction de l’IUFC n’a pas estimé utile d’en faire part à Nice-Matin ou à Mediapart.
À divers interlocuteurs, la direction a laissé entendre que le problème avait été exagéré par la CGT qui poursuivrait d’autres visées revendicatives. La CGT du Cal de Nice, à la suite de l’article de Mediapart et du nôtre, estime « qu’il apparaît que les problèmes que nous soulevions engagent la responsabilité des directions ». Cela va en fait plus loin : soit il n’y avait, ne subsiste aucun problème, soit la responsabilité des services préfectoraux, alertés, pourrait être aussi engagée.
Surtout, si d’anciens patients se manifestaient, il n’est pas tout à fait sûr que l’assureur de l’entreprise Tunzini, Axa, consente aisément à endosser les suites du dossier.
De sa mise en service, en août 2011, à la diffusion fin juin dernier d’un note affirmant que l’eau était redevenue parfaitement potable, l’IUFC a reçu et traité des patients de toute la région Paca, et même au-delà. Cela fait vraiment beaucoup de monde… et d’éventuelles poursuites, infondées ou non, douteuses ou plus étayées…
Un cas isolé ?
S’attarder aussi longuement sur le cas de l’IUFC de Nice peut sembler exagéré. Mais il se trouve que si, dans d’autres établissements, les seuils de concentration en bacille pyocyanique peuvent être parfois – temporairement – dépassés, des spécialistes affirment qu’il s’agit d’un problème quasiment constant dans nombre de centres de soins, hôpitaux, cliniques.
Mais d’autres bâtiments étendus et complexes recevant un public nombreux peuvent aussi présenter le même type de risques. Les maîtres d’œuvre en sont-ils suffisamment conscients ?
Les réseaux EFS/EFS (eau chaude/froide sanitaire) peuvent être contaminés en fonction du nombre de points d’eau très peu fréquemment utilisés. Mais les prélèvements, hors cliniques ou hôpitaux, sont rares, ou totalement inexistants.
L’un des Espics de Lyon, relevant de la Clinique mutualiste, avait été fermé peu après sa mise en service, pour décontaminer, du fait de problèmes similaires. À Nice, a-t-on refusé de faire de même tout simplement pour ne pas retarder la mise en service, puis l’inauguration, ou de crainte d’obérer la rentabilité ? Il est vrai que la mise en service avait été retardée de longs mois, pour d’autres raisons liées aux travaux, que le Chu se trouvait privé de service d’ORL en attendant l’ouverture, que cela représentait des recettes en moins, et qu’on peut comprendre que le Pr Santini ait pu avoir été soumis à de fortes pressions…
Dans la plaquette remise aux patients, l’efficacité de l’Équipe opérationnelle d’hygiène hospitalière est vantée ainsi que « les contrôles bactériologiques attentifs et réguliers » portant sur l’ensemble environnemental (« eau, air, surfaces »).
Or, avant même l’ouverture, le Pr Santini s’était ouvert de ses craintes à des proches ou aux personnes les plus directement concernées. « Il n’y a pas eu d’information générale ; nous étions vraiment trop peu nombreux à savoir », indique Michèle Viot. Le jour même de l’ouverture, l’interdiction de boire de l’eau était diffusée par circulaire « dans l’attente des résultats de l’analyse de la potabilité de l’eau ». Simple mesure de précaution, tout devait donc s’arranger. Est-il à présent si sûr que tout soit rentré dans l’ordre, et qui s’en inquiète vraiment à présent, soit, particulièrement, des patients repartis « dans la nature » ?
Non traité dans ce second article, à peine survolé dans le précédent, l’aspect relations entre l’Ars (l’Agence régionale de santé) et le Cal-Chu-IUFC.
Mediapart a bien résumé : l’Ars avait été mise au courant quinze jours après l’ouverture, mais considéré que « [i]la loi ne nous permet pas de mettre en œuvre des mesures coercitives[/i] ». Donc, les correctifs étaient à la discrétion de la direction de l’IUFC.
Mais on ne sait pas quelles recommandations ont été prescrites, s’il a bien ou non été indiqué d’assurer un suivi des patients exposés, &c.
Si on comprend bien, c’était démerdenziezich et inutile de faire des vagues.
[b]On tombe sur la tête ![/b]
Quant à déterminer qui, du cabinet Agence Michel Beauvais, très réputé pour la réalisation d’ensemble hospitaliers, ou de l’entreprise de génie climatique Tunzini, peut être considéré responsable, la question a été posée au chef de projet, Christian Tolosa, du cabinet MB, dont nous attendons la réponse.
Il importe en effet de savoir, pour une meilleure compréhension :
• quand, précisément à quelle date, le cabinet a été averti du problème et par qui ?
• sa responsabilité a-t-elle déjà été engagée ou a-t-il été déjà fait état d’un possible engagement de sa responsabilité ?
L’entreprise Tunzini est a priori compétente : elle compte à son actif le génie climatique du bloc 7 du Chu de Limoges, une intervention sur le pavillon Moreau du CH Esquirol de Tours, le CH (intergl) de Haute-Saône, de cliniques et autres hôpitaux dont celui de La Timone (Marseille).
Mais aussi de l’hôpital Georges Pompidou de 1995 à 2000.
Le choix des intervenants n’est guère, si ce n’est pas du tout, contestable.