Qui connaît un peu Danièle Vaudrey, ancienne journaliste spécialisée auto-moto, puis grande reporter radio-télévision (RFO notamment), n’aura aucun mal à déceler que la narratrice, Juliette, de Comptez-vous ! (éditions du Net), n’est autre que l’auteure. On pourrait lui reprocher de n’avoir, avec ce petit récit d’ambiance, produit assez de journalisme, étayé par des témoignages davantage développés, par des compilations de faits et de « données » sur la survivance de la ruralité et les formes encore peu ou mal cernées des divers modes de rurbanité. Cela viendra (peut-être), mais ce n’était pas son propos du moment. L’incursion dans le vécu d’une recenseuse du canton de Plérin, dans les Côtes-d’Armor, n’en campe pas moins des personnages et situations qui susciteront l’étonnement (voire la connivence de qui se reconnaîtra) des lecteurs.
De qui avait signé une thèse d’histoire sociale portant sur la « population déracinée de la ville nouvelle de Saint-Michel-sur-Orge en Essonne », ou de la très consciencieuse – et talentueuse – journaliste très documentée de multiples reportages, j’avoue que j’attendais plus ambitieux, mieux étayé.
D’un autre côté, le journalisme peut user ; d’un autre encore, quand on sait ce que l’étude par immersion de son proche voisinage (voire, pour je ne sais plus quelle sociologue anglaise des tout débuts du siècle dernier ou de la fin de l’antérieur, de son village natal) peut comporter d’inconvénients, de risques de devoir affronter des cabales, je peux concevoir le parti-pris de Danièle Vaudrey, pudique, préférant l’esquisse, l’évocation (« je ne balance pas, j’évoque…), à la dissection clinique d’un terroir.
La mission des recenseuses et recenseurs n’est pas de tout repos. Cela vaut partout, mais davantage encore lorsque le cadastre rural imbrique propriétés et territoires dans un méli-mélo parfois inextricable, ou que, la nuit tombée, on se retrouve embourbée et obligée de trouver un voisin équipé d’un tracteur pour se tirer du froid engourdissant et d’une très incertaine localisation.
Juliette, la narratrice, remémorera bien des souvenirs à des collègues d’occasion qui auront ou non enfreint leur résolution : « plus jamais ça ». Pour sa part, elle rempilera peut-être, mais sans doute plus sur un nouveau secteur trop ardu à explorer, baliser, comme celui qu’elle s’imaginait au moins vaguement connaître.
« Elle croise une collègue, à bout de nerfs elle aussi. Elle n’en peut plus d’être traitée “comme un chien” » : elles partageront un sandwich (à défaut de gamelle chaude préparée au logis de l’une ou l’autre en prévision d’une tournée en habitats épars) et nous n’en saurons guère davantage. C’est quelque peu dommage, même si les propres expériences de Juliette suffisent à rendre compte de l’ampleur rébarbative de la tâche. Laquelle réserve cependant de fort bonnes surprises, des rencontres insolites, franchement cocasses, des moments de franche hilarité, de réconciliation avec l’humanité incarnée par des individualités chaleureuses.
Les revêches, les malotrus, les soupçonneux (il faut croire que même dans les masures on redouterait la visite du fisc), les insupportables, les outrecuidantes, ne se reconnaîtront que peu ou pourront faire semblant d’imputer au voisinage leurs comportements odieux.
En revanche, les personnages sympathiques, un animateur culturel itinérant, un rurbain accueillant, et sans aucun doute ce « vieux gars » séducteur existant tel qu’avaient vécus ses arrière-grands-parents, &c., l’agriculteur bonhomme et secourable, revivront la rencontre avec Juliette avec les mêmes pointes de conviviale complicité de l’instant : ils sont décrits avec une réelle tendresse.
J’en atteste, en Bretagne, nichées dans les landes ou bocages, des marches de l’est en littoral d’Iroise, des abords du Mont « normand » aux confins du Pays de Retz, se trouvent encore des demeures où sol de terre battue, évier de grès, lit clos, et large table massive aux « écuelles » creusées à même le bois forment l’essentiel du mobilier et du « confort » à l’ancienne.
C’était l’univers d’un mien cousin, à la mode bretonne, près de Pluherlin. Un hameau de quelques âmes (un logis de maître à présent restauré, une petite église, quatre-cinq habitations ou maigres exploitations) devenu coquet village à lotissements pavillonnaires mais comportant aussi quelques forts belles et vastes demeures modernes.
Ce n’est pas cette « couleur locale » que j’aurais apprécié davantage décrite, mais les réflexions de Juliette-Danièle sur ce nouveau paysage démographique et bâti me laissent un peu sur ma faim.
Elle relève par exemple « le nombre étonnant de célibataires, pacsés ou en union libre, pas seulement chez les plus jeunes », qui lui semble insolite, inattendu, insoupçonné, dans un tel secteur cantonal. Ou que les autochtones d’implantations étalées dans le temps ne se fréquentent guère, ne cherchent nullement à se sentir progressivement « du même monde ».
« Le suburbanisme n’existe pas qu’autour des mégapoles », ou des villes moyennes ou des gros bourgs, remarque Juliette qui s’inquiète : « pauvres bambins qui grandissent dans un tel isolement, si loin de leurs copains ». Sans possibilité peut-être de se livrer à des guerres des boutons, faute de cohésion sociale, ou de l’absence de volonté des parents de se départir d’une mentalité de tour d’ivoire.
À l’écart des « routes digitalisées » des systèmes GPS, sous la neige (eh oui, elle se fait de moins en moins rare en Bretagne hivernale) de vieilles dames s’engourdissent à « attendre le facteur » à un croisement car il ne vient plus jusqu’à elles. La factrice itinére d’ailleurs « au chrono » : pas le temps de s’attarder, ni de s’écarter du tracé de la tournée. Le temps est aussi compté pour la recenseuse qui doit tout boucler en deux mois d’hasardeux repérages puis de problématiques collectes. Pas de quoi « creuser » le terrain, ce que Danièle Vaudrey fit longuement pour sa série des « mystères » et « affaires criminelles » des Côtes-d’Armor (voir son site, Dessine-moi un mot).
D’où sans doute cette mise en ordre rapide d’un carnet de notes soustraite au temps d’une autre écriture (un roman à paraître ce mois, Les Ailes du délire, chez Mon petit éditeur, traitant de l’inversion d’une relation mère-fille due à un Alzheimer).
Mais ces 80 pages aérées d’un style tonique « s’avalent » vite et procurent l’envie de refaire le parcours : à bicyclette, par exemple, et de préférence aux beaux jours. L’aventure au détour d’un chemin creux vaut sans aucun doute celle du coin de la rue (de Bruckner et Finkielkraut, coll. Points), et Danièle Vaudrey vous donnera peut-être l’envie de dénicher des figures équivalentes en singularité à celles de ses protagonistes. Ce point de vue d’une ex-Rémoise, Genevoise, Montréalaise, Parisienne, Antillaise, citoyenne du monde, sur un proche environnement qu’elle s’imaginait devenu familier mais ne soupçonnait guère, attisera assurément votre curiosité…