Questions amazighs vues de Bretagne

Voici un moment que je voulais faire état ici du manifeste de Fehat Mehenni, Algérie : la question kabyle, paru aux éditions Michalon. En publiant une tribune libre dans Le Monde élargissant le questionnement, Amar Ben Tahar et Inès El-Shikh, géopolitologues, m’en offrent l’occasion. Point de vue doublement minoritaire, car breton, sur les interrogations soulevées…

Franchement, vu de Bretagne, que Najat Vallaud-Belkacem, Yamina Benguigui et Kader Arif (élu aussi depuis député de Haute-Garonne) soient entrés au gouvernement et seraient d’origines kabyles, comme le relèvent Amar Ben Tahar et Inès El-Shikh dans Le Monde, ne fait ni chaud, ni froid.

Ce en dépit des liens culturels tissés entre la Bretagne et diverses régions maghrébines. Seraient-elles et il issus du Moyen-Orient que notre indifférence serait identique : leur implantation en Bretagne est fort faible, hors peut-être périodes estivales…
Nous aurions sans doute été plus sensibles, comme ce fut le cas lorsque Kofi Yamgnane fut nommé ministre, si l’une ou l’un des nôtres intégrait un gouvernement français.
Là, nous relevons surtout que la Bretagne a élu – sauf en Morbihan – un fort contingent de femmes à la députation (très majoritairement des socialistes), et de rares élus plutôt ostensiblement sensibles aux aspirations régionalistes.

En revanche, oui, ce qui se passe dans le monde amazigh ne nous laisse pas de marbre.
Est-ce si condescendant ou révélateur de l’opinion douteuse que toutes les civilisations ne se valent pas que de relever ce que dénonçent ces deux chercheurs dans leur tribune bizarrement intitulée « La “berbétité” (sic) des États du Maghreb, la plus longue guerre froide de l’Histoire » ?

En gros, nous ne nous sentons plus stigmatisés par nos voisins français en Bretagne ou en France, alors que les Imazighen le sont toujours, de la Libye au Maroc, au nom d’une prétendue identité arabe qui nous semble davantage mythique, artificielle, voire fallacieuse que la française. Peut-être par ignorance… ou incapacité à concevoir cette arabité.

Très sensibilisés à l’amitié entre les nations ou peuples celtiques, nous ne rêvons pas d’un califat celtique, ce que tant les Imazighen que certains prétendus « arabes » du sud méditerranéen pourraient souhaiter pour eux-mêmes. Trois millénaires de cultures celtique et amazigh pourraient cependant fonder nos revendications respectives ; pour celles des « arabes », ne reposant que sur l’apparentement de diverses religions, mettons, coraniques, nous pourrions nous gausser : certes, persévérez « jeunes gens », mais surtout pas si fort, vous gagneriez à en rabattre. Cela étant, le passé est le passé, et ce qui importe, en politique, pour les peuples et sociétés, c’est l’avenir.

Persécution, mépris, suprématisme

Et puis surtout, « Arabes » du monde amazigh, vos attitudes, communes (plus largement répandues) ou accentuées (hégémonistes militantes) froissent fort nos sentiments, nos valeurs. Tout·e Arabe (ou Amazigh) peut devenir un·e Breton·ne sans avoir à se convertir à quelque type de spiritualité que ce soit. Bien sûr, nombre d’entre vous partagent nos sentiments, se sentant davantage de quelque part que partie intégrante d’un plus vaste ensemble, qu’il soit religieux ou d’autre nature.

Mais force est de constater qu’hormis au Maroc (où des progrès notables se renforcent, en dépit d’oppositions), laïcs ou non, dans cette partie du monde qui va de l’ouest égyptien à l’Atlantique, la culture et l’identité amazighs vous défrisent majoritairement.

Comme nous-mêmes, mais cela s’est apaisé pour nous, car des Bretonnes et Bretons se sont voulus plus français·e·s qu’autre chose (et pour la « diaspora » bretonne québécoise, par exemple, l’identité locale domine à présent), des Kabyles se définissent d’abord algérien·ne·s. Leurs compatriotes non-kabyles y sont certes aussi pour quelque chose, incitant au reniement. Mais après tout, c’est votre droit de vous penser d’abord algérien·ne·s…

Je ne reviens pas sur le panorama assez objectif à mes yeux que dresse cette tribune libre du Monde. Oui, en Libye, Kadhafi a ostracisé et persécuté des Imazighens, des heurts se produisent encore avec des voisins d’autres appartenances, Bourguiba et Ben Ali (et sans doute une partie de la classe politique émergente tunisienne actuelle) considèrent « exogènes » identités et cultures kabyles (le pluriel s’impose) ; l’Algérie, qui redoute l’influence des intellectuels kabyles, ménage plutôt la chèvre arabe que les choux kabyles. Même le Maroc laisse largement à désirer dans les faits…

Politicien controversé

Chanteur très largement apprécié, Ferrat Mehenni a eu, aux yeux de certains, l’outrecuidance de se déclarer, en 2001, président du Mak (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie, sous-entendu algérienne) et de former une sorte de fantomatique gouvernement provisoire en exil, le GPK, composé de diverses « diasporas ». Le GPK, sitôt formé, a connu des dissidences. Certains, alors même qu’il reste contraint de vivre en France, l’accuseront même peut-être de double jeu. Il a surtout l’audace de dénoncer une arabité artificielle pour beaucoup et aussi l’antisémitisme visant les personnes de cultures juives ou différentes.

Tout irait « bien » si, en Algérie, les Kabyles n’étaient que des « ploucs » (qualificatif longtemps associé aux Bretons en France). C’est loin d’être le cas et le préfacier de Mehenni, Salem Chaker, dénonce « la stratégie “algérianiste” des élites politiques kabyles » qui n’a pas fait progresser ni la démocratie en Algérie, ni le sort économique commun des moins bien nantis, et encore moins celui des régions kabyles, encore de surcroît confrontées à des problèmes sécuritaires.

La nouvelle Assemblée française ne compte que deux élus régionalistes pur jus : deux Martiniquais. Mais Paul Molac (Ploërmel), soutenu par l’UDB et les Verts (il se joindra au groupe EELV), et le PS, tandis que Jean-Luc Bleuven (DVG, Brest), de sensibilité voisine sur le plan culturel, ce qui reste fort peu. Nous n’avons donc de leçons à dispenser à personne.

Mais nous venons aussi de vivre une campagne électorale farcie de références à une identité et des valeurs françaises, pour certaines réelles, d’autres factices. Des universelles que nous avons en partage ont été délavées en tricolore « grand teint ». Cela suscite une certaine empathie. D’autant plus que, même si la comparaison serait fort exagérée, nous nous sommes sentis contraints, face au sarkozysme radical dont le Front national n’est qu’un avatar clientéliste, d’apporter nos suffrages au nouveau pouvoir français. Sarkozysme radical et fondamentalisme religieux exacerbé teinté d’arabité ne sont certes pas équivalents, mais des rapprochements sont constatables. Nous avons eu nos collaborateurs et nos résistants, vous avez connu ce dilemme.

En dépit du grand écart des situations – politiques et économiques – respectives, le livre de Ferhat Mehenni nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes.

C’est pour moi, indépendamment de la personnalité ou du rôle de l’auteur, un ouvrage qui inspire. Une Algérie fédérale, telle qu’il la prône, pourrait inspirer une France fédérale.  Plus de deux millions de Kabyles (dont environ la moitié de nationalité française) vivent en France, dont certains, peut-être, ont entendu ce qu’exprime Mehenni : « pour renoncer librement à son identité, il faut en avoir une très forte, la vivre sans écueil, sans oppression et être persuadé que l’acte d’union ne la menace en aucune façon, ou bien être sûr de gagner au change une autre identité plus épanouissante et plus enrichissante que celle que l’on troque. ». Message universel.

Pacifique autonomie

Ce traité de réflexion politique, visant à favoriser le rassemblement en évitant l’affrontement interne et la confrontation brutale avec le pouvoir central, est une source d’inspiration. Une incitation aussi à surtout ne pas se désintéresser des mouvements sous-jacents des sociétés amazighs. Peut-être pourront-elles nous « renvoyer l’ascenseur ». Finalement, pour les Bretonnes et les Bretons, avoir trois ministres d’origines kabyles au gouvernement français n’est peut-être si anodin.

Peut-être sauront-elles (et il) mieux faire comprendre au Premier actuel, qui est opposé à la réunion de la Bretagne sous une forme régionale englobant la Loire-Atlantique, le sens de nos revendications. Cela déplairait sans doute à celles et ceux qui exacerbent et instrumentalisent les antagonismes, notamment entre Français et « étrangers » (dont certains ne le sont plus depuis fort, fort longtemps). Cette vision conduit vite à considérer celui qui n’est pas de son bord tel un « étranger de l’intérieur », qui le devient doublement s’il aspire à une plus large autonomie (mais, « bizarrement », les officines et forums proches du FN n’osent pas déjà s’en prendre aux « bobos-intellos-gauchos » bretons en les dénonçant comme doublement « collaborateurs et collaborationnistes » de « l’islamofacisme », comme il n’est jamais question, de ce même côté, de « racaille harki-kabyle islamiste »).

Certes, ces mêmes ministres peuvent se considérer hostiles à toute forme de communautarisme, privilégier d’autres origines que géographiques (comme « fils d’ouvrier » ou « fille d’intellectuel ») et se montrer donc fort peu sensibles aux revendications autonomistes ou régionalistes. C’est tout à fait leur droit. On l’a vu avec le fils d’immigrant Mélenchon, fort peu enclin à soutenir les langues régionales.

Mais la question kabyle risque de se poser, dans les années à venir, peut-être pas partout de la même manière, plus cruciale, d’un point de vue géopolitique. Resterions-nous passifs,  en spectateurs excentrés, en Bretagne ou dans les villes fortement bretonnes de France, si l’actuel gouvernement français en venait à conforter les pouvoirs en place au Maghreb et Proche-Machrek dans leurs tentatives de répression des aspirations amazighs ?
Comment réagirions-nous si Toubous, Touaregs et Berbères libyens se liguaient ?

Bien sûr, comme l’exprime François Alfonsi, spécialiste des questions touarègues et élu corse, « personne ne mènera le combat de la Kabylie par procuration. ». Bien évidemment, rappeler que le livre de Ferhat Mehenni est précieux de par le panorama qu’il dresse de l’histoire kabyle et en raison d’analyses qui nous semblent justes sur la question de l’arabité et les perspectives autonomistes ne vaut pas approbation (ou appréciation critique) de ses décisions en tant que président du Mak.
L’autonomie, voire l’indépendance, on l’a vu dans le cas de la Slovaquie, on le verra peut-être avec l’Écosse, ne suppose pas forcément l’affrontement. La Bretagne ne se déchirerait sans doute pas de la France si elle obtenait une beaucoup plus large autonomie ou « devolution ».

C’est bien sûr d’autant plus facilement envisageable qu’il n’y a plus de véritable ressentiment breton et que la France ne considère plus cette région tel un territoire en forte dissidence.
La voie que préconisent Mehenni et celles et ceux ayant rompu avec lui mais restant attachés à ses vues est pacifique, respectueuse des Algériens attachés à leur arabité.
Elle mérite l’intérêt bien au-delà de la Kabylie…

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

Une réflexion sur « Questions amazighs vues de Bretagne »

Les commentaires sont fermés.