Rue89 (et d’autres sites) a repris intégralement l’un des articles d’un site de la mouvance de celui de « Sauver les lettres », soit le site de Loys et Sophie, deux professeurs certifiés enseignant dans des lycées français. Loys, dont le patronyme serait Bonod (indiqué sur Rue89, dont c’est la seule contribution à l’original), a piégé ses élèves de classe de première, en se faisant Petit Poucet semant la Toile d’inepties, qu’il a retrouvées dans 51 copies sur 65 (78 %). Petites réflexions sur les bons et mauvais usages de l’Internet en divers domaines…

Tout d’abord, je vous incite à vous reporter à l’original, soit au site proche de « Sauver les lettres » (vous trouverez l’autre intitulé et l’adresse réticulaire – l’URL – par la suite, plus bas : car si je vous l’indique dès à présent, vous ne reviendrez sans doute pas me lire de sitôt, tant ce site et ses liens sont captivants).

Je ne suis absolument qualifié pour traiter de pédagogie, en dépit de la fréquentation assidue de trois professeures de français (auxquelles je fournis le lien de suite par courriel, au cas où elles ne l’auraient pas déjà consigné). Je m’étais tellement barbé à l’IUFM (du temps de la préparation du capès d’anglais) que je l’avais déserté rapidement, et je n’ai en fait enseigné – tout autre chose que l’anglais – qu’en fac (bac+2 à bac+5). Mais pour traiter de l’Internet, ma foi… j’ai quelques références.

Tout d’abord pour en avoir essuyé les plâtres français, dès 1993 (avec un modem à 96 bps, nous en sommes à 56 kbps et bien au-delà). Ensuite pour avoir créé certaines des premières rubriques traitant de sites dans la presse informatique. Puis, et non enfin, avoir obtenu un DÉA (mastère 2), publié ensuite sous une forme plus attrayante, dont pratiquement toute la documentation était issue de sites universitaires et autres traitant du sujet (comme j’étais aussi un praticien du dit sujet, le jury, pas vraiment au fait de ce qu’était alors la Toile, n’a pas osé me le reprocher trop fort).

Ce préambule quelque peu tarte est cependant nécessaire. Créant une page sur Wikipedia, il m’a été demandé où j’avais « pompé tout cela ». On a bien voulu me croire lorsque j’ai répondu que j’avais synthétisé nombre de mes propres contributions dans des magazines, des revues, diverses publications, et des recherches encore en cours. Cette longue page a été ensuite enrichie et affinée par les meilleurs spécialistes francophones du domaine, elle avait bien failli disparaître. L’innovation a parfois bien du mal à passer, et il semble en être ainsi des NTI dans l’enseignement secondaire en France.

Un apport et un fardeau

L’Internet a totalement bouleversé diverses de mes pratiques. Pour un journaliste, c’est une aide précieuse, incontournable. Mais très contraignante. Auparavant, on suivait un événement, on prolongeait et éclairait un communiqué ou des documents, ou on recueillait le ou les avis d’un, deux ou trois sachants, et c’était joué. En fonction des sujets à traiter, cela reste vrai, surtout en presse quotidienne (le temps pour se documenter est fortement réduit, il faut faire tomber la copie).

Cependant, il est désormais fortement recommandé de savoir vraiment formuler des requêtes (je l’ai enseigné en école de journalisme), de maîtriser deux-trois langues, d’avoir quelques notions d’autres, de faire preuve d’un flair affuté pour recouper, valider, compléter, prolonger, &c.

Le journalisme sérieux et documenté est devenu l’une des activités les plus chronophages de notre époque. Je n’ai jamais passé autant de temps à lire, consulter, depuis que je ne lis plus de livres qu’aux toilettes ou lors de phases de détente. Par chance, ayant lu quoi ? cinq ou six mille livres ou davantage encore ? et des Himalaya d’articles, je lis très, très vite – quitte à relire très soigneusement – et je saisis encore à peu près à la vitesse du compositeur d’imprimerie que je fus.

Mais tentez d’imaginer le vécu d’un spécialiste de la presse scientifique et technique d’à présent. Un exemple ? Projetez-vous dans l’esprit d’un chroniqueur de typographie traitant de l’œuvre récente d’un créateur. Auparavant, nous consultions une vingtaine de spécimens de fonderies, quelques livres savants, et nous avions nos références. Il y a désormais des centaines de milliers de polices visualisables en ligne, des myriades de contributions d’un excellent niveau. Transposez pour le domaine de votre choix ; s’il est quelque peu vaste, que vous n’en avez pas une connaissance vraiment pointue et ancienne, envisagez ce que cela implique.

Le « ouaibe tou-ziro » et les « contenus riches » nous ont encore compliqué la tâche. Il faut désormais se taper des vidéos sans le moindre verbatim d’accompagnement, tout juste au mieux un vague “abstract” pour se faire une idée de ce que l’on devra entendre.

Il se trouve que je rédige ou remet en forme aussi quelques travaux universitaires d’étudiantes étrangères, voire d’étudiants français (c’est un total ou quasi-bénévolat qui n’enrichit quelquefois que mes bibliothèque et médiathèque). Je décèle des tombereaux de copiés-collés et parfois le pire : un fatras de références non actualisées (et par exemple, en législation sociale, des citations de textes anciens ayant depuis lors fortement évolués prises pour contemporaines).

Il est même devenu possible de rédiger un très solide (et fort bien noté) rapport de stage sans avoir jamais mis le moindre pied dans l’entreprise ayant employé l’étudiant. Mais quel travail de moine ! Que d’heures à démêler le pertinent du hors-sujet, à distinguer les reprises de l’original, à consulter et trier, remettre en forme.

Utiliser à bon escient l’Internet est déjà un exercice de haute volée pour un rédacteur aguerri, alors, pensez à l’écolier qui le prend pour une panacée.

Ce trop bref aperçu (si, si ! bref ! ce n’est qu’une esquisse rapide) amène à savourer encore davantage la géniale mystification de Loys Bonod.

La vie moderne

Voyez, sur le site « La Vie moderne », comment ce professeur de français s’y est pris pour piéger ses élèves puis en tirer les conclusions de son désormais fameux « Comment j’ai pourri le web ». Mais surtout, attachez-vous à traquer les inepties du corrigé qu’il a concocté et retrouvées dans près de 80 % des copies de deux classes de première. Car, malheureusement, il donne fort peu d’indices permettant de départager ses fanfreluches, calembredaines, traits d’humour potache, du pertinent.

Ne connaissant absolument rien de Charles de Vion d’Alibray et découvrant son sonnet Ainsi que l’arc-en-ciel, il ne m’a de prime abord sauté aux yeux que ce passage « Diane fuyant Actéon » (c’était sans doute l’inverse) puis ce possible anachronisme « contrairement aux poème que composera ensuite un Pierre de Ronsard ». Vérification rapide faite sur Wikipedia, il me semble que Vion fut très peu (litote) contemporain de Ronsard, qui donna sesOdes et ses Amours dès 1552 (Vion publie et meurt vers les années 1650).

Loys Bonod ne révèle qu’une supercherie : il a inventé une certaine Anne de Beaunais pour coiffer ses élèves d’un bonnet d’âne. En revanche, la graphie « Dalibray », qu’il indique, me semble attestée par des historiens du Livre en tant que variante du plus courant « d’Alibray ».

Top chronomètre : amusez-vous à déceler toutes les incongruités de ce « pseudo-commentaire le plus lamentable possible ».

Laissez de côté les clichés, topiques, lieux communs éculés qui ont dû lui être inspirés tant par ses prédécesseurs dans la carrière d’enseignant que par la prose habituelle de ses élèves.

Premier hiatus décelé, les « cent couleurs incertaines » de l’arc original deviennent « majestueuses » dans le corrigé. « Somptueuses », à la rigueur, pourrait encore passer.

Selon mes incertains souvenirs, on s’attachait beaucoup moins à la stylistique et à l’art de la prosopopée voici quelques décennies. J’ai comme l’impression confuse que l’influence des linguistes aurait durement pesé sur l’enseignement du français et qu’au lieu de vraiment comprendre, les élèves sont davantage incités à détricoter. Mais glissons, ce n’est peut-être qu’un préjugé.

Je ne saurais m’attarder sur ce « sonnet de cour » peut-être dérivé de je ne sais quel « thomiste » (pas d’Aquin, cherchez pourquoi…), qui m’évoque plus une récréation qu’autre chose, ni même le qualifier. En revanche, le présumé oxymoron « rougir/pâlir » n’aura sans doute pas échappé à votre sagacité (si c’est une figure de style répertoriée, elle est bien sûr tout autre).

À vous de jouer pour la suite. N’arrêtez qu’au final le chronomètre. Constatez le temps passé et les connaissances acquises ou revisitées, actualisées.

Conclusion hâtive

Notre farceur conclut de manière lapidaire par  « ce paradoxe : on ne profite vraiment du numérique que lorsqu’on a formé son esprit sans lui ». Je diverge. Tout d’abord, la formation des esprits me semble pouvoir aller l’amble avec la fréquentation de l’Internet. Quant au numérique, au sens plus large, il est bien utile pour faciliter, grâce l’intertextualité, des textes munis d’un appareillage de notes.

Loys Bonod ne « croit pas du tout à une moralisation (…) du numérique à l’école ».

Là, je ne vois pas trop ce qu’il suggère. L’Internet n’est pas, en soi, « sauvage », même si son utilisation « sauvageonne » est fort trop souvent indéniable.

Je suis incapable de commenter ce présupposé puisqu’ayant découvert l’Internet sur le très tôt ce n’en était pas moins sur le tard, à deux décennies de la fin de mes études secondaires. J’étais de surcroît armé d’une formation journalistique initiale et continue (grâce aux fameux stages du CNPJ), s’accompagnant d’une pratique quotidienne.

La confrontation avec l’immense masse documentaire, la consultation d’interprétations divergentes de la sienne, me semble au contraire très formatrice. Dans les écoles confessionnelles, les lectures étaient surveillées, les auteurs mis à l’index n’ayant pas droit d’accès aux cartables ou aux salles d’études. Et quoi ? Devrait-on faire des écoles des internats, des prytanées militaires, limiter le corpus à des ouvrages estimés « sûrs » ? Gageure à présent.

Je me souviens de cette fameuse lettre d’enseignante britannique adressée à une mère d’élève dans laquelle l’éducatrice admettait avoir proféré qu’un kilomètre était plus long qu’un mile mais récriminant car le pupille avait mordicus soutenu le contraire, avec obstination, faisant ainsi preuve d’une opiniâtreté contraire à la discipline. Pourquoi donc n’avait-elle pas accès à un site de conversion de mesures ?

Que préserver ?

Comment peut-on s’y prendre, dans les établissements d’enseignement étrangers, pour concilier pratique de la consultation en ligne, lecture d’ouvrages de référence, &c. ?

Selon quelle logique faudrait-il que la conciliation de diverses méthodes et approches soit impossible ?

Dans l’enquête d’Alice Bombay « Systèmes éducatifs : ce qui marche ailleurs » pour le mensuel Ça m’intéresse, je n’ai pas trouvé de référence à la pratique des consultations en ligne. Je ne doute guère que la visite du Net Pedagogy Portal fournisse au moins quelques pistes.

Ayant rapidement étudié la dictionnairique, et conservant des versions anciennes de divers dictionnaires et encyclopédies, m’étant aussi intéressé à des méthodes variées, françaises et étrangères, d’apprentissage de diverses langues, je crois à l’évolution, à la diversité des approches, à la complémentarité.

Quant au numérique au sens le plus large, m’étant immergé dans divers monuments historiques reproduits en 3D, je n’y ai rien trouvé de particulièrement « amoral » ou « immoral ».

Quel outil autre que l’Internet ou une tablette permet par exemple de confronter pratiquement ligne à ligne diverses versions d’un même texte, voire aussi son manuscrit fidèlement transcrit, ou diverses traductions, avec autant d’aisance ?

La démonstration de Loys Bonod brille par sa pertinence sur un point : les NTI mal maîtrisées peuvent entraîner des aberrations. Son initiative en est un quasi-parfait exemple.

Mais, en leur temps, l’incunable et le livre imprimé, fossoyeurs de la culture orale antérieure, furent aussi décrétés « immoraux ». Devons-nous éternellement déplorer de n’avoir pas appris par cœur ce que les Celtes et leurs druides auraient pu nous léguer ?

Ces questions, ce me semble, devraient retenir aussi l’attention des enseignants des lettres…