Dans un entretien avec Mathieu Magnaudeix, de Mediapart, Olivier Filleule, chercheur, relève qu’il conviendrait de « dépasser le dialogue de sourds entre des protestataires se réclamant de la légitimité de la rue (et donc du nombre) et des pouvoirs autistes refusant le dialogue… ». N’est pire sourd, on le sait, que qui ne veut pas entendre. Ce qui sans doute, dans les mobilisations (des pouvoirs, des partis, des syndicats, de la rue, &c.), tient à ce qui ne veut pas être entendu, et notamment que la réforme des retraites n’est qu’un « prétexte ».

 


Pourquoi donc Nicolas Sarkozy et une large partie de sa majorité ne veulent-ils rien entendre, ni la rue, ni les résultats des sondages ? Parce que le dogme incontournable du financement des retraites par répartition selon les modes de calcul actuel est intangible et conduit à des déficits inéluctables des divers régimes tels qu’ils sont ? Ou tout simplement parce que la famille Sarkozy et les milieux d’affaires auxquels est liée veut instaurer une généralisation des retraites par capitalisation pour les seuls épargnants capables d’en créer les juteux dividendes ? Ce qui aboutirait à ce que les rentiers et les salariés pérennes puissent espérer – sans pouvoir en être assurés du fait des krachs boursiers –une retraite d’un montant supérieur à l’aide sociale à la charge d’un peu tout le monde (car financée par l’impôt, frappant majoritairement les classes moyennes, et la TVA, acquittée surtout par les particuliers). Du fait de l’inexorable montée du chômage et de la baisse d’activité en Europe et Amérique du Nord en particulier, c’est vouer la survie d’une forte majorité des travailleurs (salariés de plus en plus précarisés, artisans, commerçants, petits investisseurs, &c., subissant l’effet du dépérissement économique, de la baisse du pouvoir d’achat et de la raréfaction de leur clientèle), aux solidarités familiales et aux aides sociales. L’activité productive réelle, hors pays émergents,  est partout ou presque en baisse dans le Vieux Monde, ce très durablement, les seuls profits attendus étant ceux d’une spéculation échappant très largement à l’impôt. Cela vaut tout autant pour les pays estimés performants, comme l’Allemagne, qui produit hors d’Europe et exporte encore assez fortement – jusqu’à quand ? – que pour les autres, qui s’enfoncent inexorablement, à des rythmes divers, dans une crise due à la délocalisation de la production réelle (hors mouvements de capitaux).

 

Olivier Filleule est un spécialiste des études de genre et de la sociologie de la mobilisation. J’avais pu le rencontrer lors d’une soutenance de thèse sur la mobilisation malgache de 1991, laquelle aboutit à un renversement du pouvoir en place au profit de modes de gouvernance assez voisins. Ce ne fut pas que le nombre qui l’emporta, mais il pesa beaucoup plus fortement que celui des participantes et participants aux manifestations françaises, dont Olivier Filleule relève qu’il découle des « chiffres officiellement transmis aux médias [qui] sont le produit d’arbitrages et de calculs politiques qui n’ont pas forcément grand-chose à voir avec la réalité éventuellement observée. ». Il considère qu’il faudrait « cesser de vouloir à toute force mesurer le poids d’un message politique adressé aux autorités par voie de rue à l’aune du seul nombre de manifestants. Au fond, le nombre de manifestants, on s’en moque un peu… ». La mobilisation malgache, très inventive, avait eu recours à une multitude de formes d’expressions et non aux seules grèves et défilés à heures fixes.

 

On peut effectivement penser que le nombre de celles et ceux qui manifestent et celui des mobilisés potentiels sont sans commune mesure. Du fait des chiffres de celles et ceux qui renoncent à manifester ou ne le font que sporadiquement, de ceux qui seraient prêts à d’autres formes de mobilisation mieux adaptées à leurs contraintes (renvoi, trop forte perte de pouvoir d’achat), mais aussi de celui du contingentement des manifestations, « canalisées » pour n’aborder qu’une revendication : un mode de calcul des retraites satisfaisant peu ou prou les objectifs des seules centrales syndicales.

 

La question des retraites cristallise, mais ne reflète pas les réelles attentes des Françaises et des Français. Ce qu’attendent les jeunes, c’est de pouvoir décohabiter  avant d’avoir atteint une trentaine d’années. En France comme en Espagne et d’autres pays européens, l’âge d’accession à emploi durable, pas forcément pérenne, mais moins précaire, c’est de plus en plus la trentaine, tant pour la plupart des diplômés que pour les non-qualifiés. L’accession à un logement, loué ou acquis en s’endettant très fortement, en est retardée d’autant. Ce qu’attendent les trentenaires à cinquantenaires, c’est une moindre pénibilité du travail, ou un travail moins déqualifié. Une réelle flexibilité de l’emploi qui ne soit pas dictée par la pénurie est aussi une forte attente. De plus, le sentiment de devoir tout accepter, y compris bien sûr une disponibilité quasi-totale sans réelle compensation (heures supplémentaires non rétribuées et chichement compensées par des récupérations), des salaires stagnants pour la plupart, une productivité exigée toujours accrue en dépit de l’informatisation et de la mécanisation de certaines tâches, créent du ressentiment. Une majorité de cinquantenaires n’étant pas déjà au chômage aspirent à travailler plus à leur rythme, sans craindre des mutations imposées, d’être harcelés pour les pousser à céder la place. De ce point de vue, la question des retraites est bel et bien un « prétexte ». Il l’est bien sûr beaucoup moins pour les jeunes considérant que les plus anciens bloquent leur accession à l’emploi ou à des responsabilités plus grandes, de même que pour ceux qui, lessivés, ne supportant plus les temps de trajet qui s’allongent, le stress, les vexations, aspirent à l’oisiveté ou à une reconversion douce. Nombre de retraités demeurent très actifs, engagés dans des tâches associatives, par exemple, et fournissent même un travail supérieur pour une rémunération, autre que symbolique, proche de zéro.

 

Parmi les mieux lotis des retraités une majorité consent une part variable de ses revenus à aider de plus jeunes, devenus de plus en plus durablement impécunieux. Ces retraités sont généralement moins imposés que les actifs, mais certains seraient prêts à consentir un effort de solidarité intergénérationnel via l’impôt. Simplement, ils ne voient pas leurs impôts favoriser la création de crèches, d’emplois, mais surtout la revalorisation des retraites des parlementaires, des dépenses somptuaires, de multiples prébendes (dont des « emplois » rémunérés pour des obligés des politiques et des organisations syndicales, patronales ou autres, pour les plus favorisés d’entre les retraités). Comme les parlementaires, de tous bords, les considèrent en tant qu’électorat peu susceptible d’être mouvant, la question de solliciter cet effort n’est jamais ouvertement posée. De même, le relèvement de prélèvements sociaux autres que ceux des cotisations des actifs n’est abordé que très frileusement, tant par les syndicats (qui tiennent à leur représentation paritaire), que par les partis d’opposition. La question de l’harmonisation des régimes n’est que peu évoquée : le pouvoir se sert de ces régimes pour calmer certains secteurs bénéficiaires de régimes spéciaux, les syndicats et l’opposition ne sont pas très chauds pour sacrifier leurs multiples administrateurs, délégués, emplois préservés inamovibles.

 

C’est aussi la question cruciale de la valeur travail qui n’est jamais soulevée. Est-elle vraiment liée à la productivité ? Dans ce cas, ce n’est pas ceux qui rapportent le plus d’argent en faisant de l’argent qui devraient être les mieux récompensés, ni même ceux qui « rationalisent » davantage le travail des autres (qui, eux, travaillent donc davantage sans en bénéficier), mais celles et ceux qui font réellement décroître la part de travail de chacun sans pour autant réduire ses ressources. Or le constat est que la valeur travail qui n’aboutit pas à créer une valeur capital pour soi-même est dévalorisée, tandis que la valeur capital qui croit peu ou prou d’elle-même est la seule valorisée. Travailler n’est plus en soi considéré comme une activité réellement rémunératrice et source de bien-être pour toutes et tous. Il faut travailler pour créer et accumuler du capital et ensuite le faire fructifier ou le maintenir, ce qui devient la seule manière de pouvoir envisager une retraite décente. Les exceptions, celles de dirigeants de sociétés pouvant à la fois accumuler du capital et bénéficier de retraites dites « chapeaux » ou de « parachutes dorés » sont rarissimes.

Il est d’ailleurs fort possible que celles et ceux ayant intégré ce raisonnement soient de plus en plus nombreux et qu’ils aient renoncé à toute forme de mobilisation, soit qu’ils pensent profiter de l’accumulation de leur capital, soient qu’ils se sentent incapables de jamais pouvoir parvenir à épargner au-delà de ce qui permet d’envisager une consommation différée (pour, par exemple, amortir les coups durs du chômage, des ennuis de santé, de la maintenance d’un logement pour les petits propriétaires, &c.). À quoi bon se mobiliser si les dés sont pipés ?

 

De ce point de vue, le nombre des manifestants ne peut que décroître et la mobilisation, comme le souhaite le pouvoir en place, s’essouffler. Ou se radicaliser encore davantage. Dans ce cas, le pouvoir pourrait le souhaiter, espérant qu’un cycle provocation-montées de violences-répression, conduise une majorité à se résigner, à privilégier un appauvrissement lent, mais moins drastique ponctuellement (que celui qu’induit le chômage technique, par exemple). On ne se mobilise pas sans aspiration à un mieux-être. L’objectif syndical d’un aménagement de la réforme des retraites correspond à l’espérance d’un moindre mal-être (pour les bénéficiaires des éventuels aménagements). Sans être sociologue de la mobilisation, on peut émettre des doutes sur son efficacité. Le pouvoir ne veut rien entendre. De la capacité des syndicats et de l’opposition à vouloir entendre les autres aspirations, dépassant la revendication immédiate, dépend sans doute le succès ou l’échec de la confrontation.