C’est rare ; donc vaut d’être relevé. Pour qu’une ou un second, surtout appartenant à l’armée mexicaine de redchefs d’un grand quotidien « hexagonal », ait droit à autre chose qu’à la nécro usuelle d’un petit feuillet, il ne suffit pas que le train de sa dépouille arrive en retard. Pascal Virot, de Libération, parti prématurément (56 ans), s’est vu décerner la double page, avec portrait sur trois cols et demi ; une fausse justif’ de mise en valeur en cette édition « dominicale » (sam. & dim.).
Obituary que pourraient, le plus tard possible, lui envier nombre de consœurs ou confrères britanniques… c’est dire !
Il faut être fondatrice, rédactrice en chef, grand reporter – et encore, pas systématiquement – pour bénéficier du traitement posthume alloué à un Pascal Virot : double page, un 5 octobre pas vraiment creux (cour d’Espagne secouée, PSG-OM, Twitter en bourse, Lampesuda, &c.).
L’usage veut que, pour un redchef adjoint, qui ne serait par ailleurs ni écrivain connu, ni personnalité en vue, ou habitué de l’étrange lucarne, une telle nécrologie découle d’un événement tragique : attentat visant la personne ou celle d’un grand personnage qu’elle accompagnait, fait de guerre, catastrophe d’ampleur, intrigant fait-divers, &c.
Dans un film sur la Genève calviniste, Pascal aurait magnifiquement incarné un juge du consistoire ou un échevin influent, un ministre intègre, bref, l’austérité personnifiée. Il ne manquait pourtant pas d’humour : il l’exprimait peu, discrètement, ne s’esclaffant guère longtemps. Je ne crois pas qu’il fut jamais surpris à se gausser publiquement d’un subalterne en réunion ou comité de rédaction. Il m’avait pourtant repris publiquement, dans le bocal des rédacteurs en chef de l’Agence centrale de presse, en présence de l’ami Dann Chétrit (devenu par la suite plasticien, sculpteur et toujours parapentiste), et de leur homologue économiste (qui put se recaser tôt à BFM).
Aucun, aucune de mes collègues chef·fe·s de desk ne m’avait indiqué qu’une dépêche se lisait, puis se relisait deux fois. Soit théoriquement, cinq relectures (auteur·e, chef·fe de service, desk). Une coquille me valut son amicale tape sur les doigts. Les quatorze mois qui suivirent, jusqu’à la dépêche finale, l’ultime, que je validais avant d’aller définitivement « couper les fils “télégraphiques” » de l’ACP, prouvèrent qu’il ne m’y reprit plus…
C’est en voyant et observant Pascal que j’avais opté, à l’ACP, pour une mise de passe-muraille. Ancien grand reporter, fort en gueule, hâbleur, blagueur, &c., j’avais vite compris qu’à ce poste, je n’allais guère durer si je ne me calquais pas, si possible en plus terne, sur lui, de préférence. Matthieu Écoffier et Antoine Guiral, de Libération, ont fort bien relevé son apparence : « corseté été comme hiver dans des chemisettes pastel à manches courtes et des pantalons au pli de légionnaire… ».
Lisez en ligne le billet de la rédaction en chef, et le « Ne comptez pas sur moi pour jouer au cool » d’Écoffier et Guiral, et vous retrouverez à l’identique le Pascal que nous connaissions rue du Sentier, à l’ACP, sur le plateau de Reuters.
La rédaction (j’allais écrire « toute entière », ce qui vaut dans un tel cas redondance) lui aura rendu l’hommage qu’il méritait : pas la moindre coquille discutable (quoique… cool est-il bien entré dans la langue française ? ce « IVe » dont – ici – je traite mal la e, petites capitales pour IV ?). Nous avions en partage connaissance et fréquentation assidues de nos classiques orthotypographiques, soit les Guéry, le Code (d’avant le « nouveau » de Robert Guibert, ou une édition peu antérieure), le Guide (« le romand »), beaucoup moins le Lexique (de l’Imprimerie nationale). J’imagine que – au moins initialement – le traitement des guilles double chevron – sans insécable – de la marche maison de ce qui fut jadis « mon » Libé lui a picoté le cuir chevelu.
Le seul petit truc qui m’a surpris, c’est cette référence aux stagiaires « qu’il mettait un point d’honneur à vouvoyer ». En presse quotidienne, nous accueillons deux types de stagiaires : celles et ceux d’écoles de journalisme, ou de futur·s haut·e·s fonctionnaires. Au CFPJ, où nous repassions pour une ou deux semaines, souvent annuellement, tutoiement et emploi d’un « ami » étaient de rigueur, quels que soient l’âge ou l’ancienneté de la carte de presse. Le voussoiement était réservé aux étrangers à la profession… avec une exception parfois pour qui, du Livre (des ouvriers du…), était sympa (toutes les typotes, les clavistes, de Libé, l’étaient).
J’imagine, au lu de son numéro de carte (45700), que nous avions abordé la presse dite dure – agences, quotidiens, périodiques d’informations – à peu près à même époque (antérieurement pour mon compte, mais me dispensant de carte pour Libé et d’autres).
À Libération (post-Libé, donc), la culture agence n’est pas tout à fait étrangère aux divers services. Jean-Pierre Perrin, par exemple, du service étranger, est issu du bureau bisontin de l’Agence France-Presse. Mais il personnifie plutôt l’esprit baroud. Pascal, c’était vraiment le sec’ de rédac’ vintage par excellence. J’espère que le moule n’est pas tout à fait cassé.
Pourtant, je les haïssais presque, les « sèches » et « secs », avant de les rejoindre, les quitter, les retrouver. Surtout celles et ceux à peine dépotés de l’une des nouvelles pépinières (tout ce qui n’est pas Paris rue du Louvre, Lille, Strasbourg) et destinés à gravir les échelons sans avoir jamais ou presque pataugé dans la gadoue du terrain.
J’ai beau connaître leurs cadences, je trouve insupportable qu’ils vous renvoient systématiquement la copie, incapables d’assumer leur autre tache, celle d’apporter un complément en puisant dans les archives, d’enrichir : d’un autre éclairage en encadré, d’une actualisation de dernière minute. Alors qu’en niaiseux à goutte de lait sous le nez, ils s’arrogent la prérogative de commettre les pires bourdes sans même vous consulter (ainsi de mes effervescents – nord-californiens – devenus, de Château-Thierry à Colombey-les-Deux-Églises, des « champagnes » californiens).
Pascal était tout autre : jamais suffisant, très rarement cinglant. Mais j’imagine que Libération l’a maintes fois fait bouillir intérieurement. Avant d’ironiser : « un journal, c’est fait pour emballer le poisson ».
Pascal ne m’a rien appris, j’ai beaucoup réappris à son contact. Je crois qu’il apportait à l’encadrement de ses équipes ce qu’un colonel forcément sévère mais juste peut insuffler à un régiment disciplinaire. Même un Blueberry-like l’aurait salué avec respect. L’un des rares types de sa pointure, catégorie métiers du Livre et de l’édition, à m’avoir jamais impressionné, c’est ce directeur de l’Universalis qui m’avait rétorqué un « mieux vaut se tromper avec la Britannica qu’avoir raison en solo ».
« Il était soucieux de transmettre le métier » : certes, et de très belle façon, à la manière d’un maître de manège du Cadre noir ou de la Spanische Hofreitschule. Il en mimait fort bien la raideur.
Je déplore très fort de n’avoir eu le temps d’aller lui rendre une courte visite rue Béranger. J’attendais pour cela de passer à l’honorariat : je n’allais pas lui faire songer à tant et tant d’autres confrères ou consœurs sur le carreau, ou prétendre m’en soucier comme d’une guigne.
Autre rédacteur en chef d’exception, Pascal Sellier (La Voix du Nord, L’Union…) avait encadré, en évidence au mur de son bureau, je ne sais plus quelle citation d’un romancier primé et pigiste littéraire célèbre (pas J.-L. Bory, mais il aurait pu la reprendre pour lui) voulant que les journalistes sont certes exécrables mais que leur fréquentation lui était de loin moins désagréable que d’autres. Il n’a pas légué cette sorte d’ex-voto à son successeur, un reitre au service des Hersant (et qui l’est resté). Pascal Virot était trop réservé pour ce type de manifestation publique qui lui aurait peut-être semblée trop démonstrative. Mais il vous faisait ressentir la teneur de ce que Pascal Sellier affichait : d’un abord redoutable, il était particulièrement bienveillant.
Sa part de mystère l’auréolait d’une sorte de halo dont il ne se départait guère : que fort rarement, très brièvement. En retrouvant un vieux CD ou disque externe de sauvegarde, peut-être retrouverais-je une photo de lui, sans doute pas aussi bonne que celle de Xavier Lambours qui couvre presque le tiers de la double de l’édition imprimée. Faute de temps pour solliciter son autorisation, je la lui subtilise en la rendant inexploitable : la version tramée, recadrée serrée, révèle peut-être mieux que l’originale ce que je devine… Soit que Pascal esquisse un imperceptible sourire.
Quarante ans après, l’espace d’un nº 10076, furtivement, Libération est redevenu Libé, avec cette nécro insolite, car décalée des usages. Paradoxal, mais pas tant que cela. Un Pascal Virot se situait à la fois au centre et à l’écart. Un peu comme le serait un hussard noir dans l’école républicaine d’à présent, oserai-je. S’il était encore de ce monde, je crois qu’un Maurice Clavel adresserait à ce monsieur le censeur qu’il restera très vivement regretté par l’ensemble de la presse écrite telle qu’il la concevait. Lui et l’autre (presse, pas Clavel) se seraient insupportés (à moins d’en avoir fait un chef de fab’, un redchef technique).
N’empêche, cette nécro de fin de semaine recèle une ironie sous-jacente, affleurant à peine, propre à le faire glousser en son linceul ou sa bière. Ce traitement digne d’un pipeule pour lui, qui était imperméable au vrombruissage et « exécrait la “peoplisation” (sic, car comment le prononcer ?) », cocasse, non ? Total d’accord, il le valait bien. Cinq photos, dont trois en situation, trois intertitres, deux encadrés… Une petite vingtaine de mots de François Hollande saluant sa mémoire… Rien de Carla Bruni ?
Au fur et à mesure que sa « longue maladie » – comme on disait encore naguère – gagnait sur lui, l’acuité de sa lucidité semblait, à le lire (trop rarement à compter de fin 2012) s’affuter.
En mai 2007, dressant le portrait d’André Labarrère, défunt maire de Pau, Pascal titrait « Pau a perdu son “Sphinx” ». L’ancien parking aérien de la rue Béranger de même, semble-t-il.
Si j’avais soumis cette copie foutraque (à présent, je peux me le me permettre, et ne m’en prive pas) à Pascal, il m’aurait sans doute dit : « Jef, tente de trouver un élément de comparaison… ». Alors, peut-être, les deux pages de Libération (pp. 3 & 4, 16 juin 2006) pour la nécro de Raymond Devos ? Je crois aussi que Devos ne souffrirait pas non plus de cette comparaison, car Virot était tout autant quelqu’un de très peu commun. Ce qui explique sans doute ces pages 25 et 26 de ce Libération Week-End.
La nécro, écrivait Marie-Laure Florea (Questions de communications nº 19, 2011, p. 50), « vise aussi (…) à s’accompagner soi-même face à la mort » en créant un « lien mémoriel ».
Au Parnasse des journaleux, s’il existe, j’espère que je ne me retrouverai pas trop loin de la compagnie d’un Virot, professionnel remarqué et ô combien marquant.
Le vaste espace du cloud n’est pas trop étroit pour contenir les témoignages de toutes celles et ceux devant quelque chose à Pascal Virot, les lignes ne nous sont pas comptées, mais je m’en tiendrais là.
Car je l’entends (presque) me glisser : « trop long, ramène à deux feuillets, et pas la peine d’insérer dans le train de brèves ».
P.-S. – Pascal, c’est bien l’une des rares fois où, sur Come4News, je me relis (enfin, une fois seulement, car il ne faut pas pousser et se prendre trop au sérieux). Quant à ce « Colombey-les-Deux-Églises » alternant caps et bas-de-casse, je crois que c’est l’usage dominant, que je déplore, mais Jean-Pierre Lacroux inclus s’y résignait. Cette localité est bien sise en marche de l’inexpugnable appellation champenoise surprotégée ; mais cela, comme tant et tant d’autres choses, tu ne l’ignorais pas.
N.-B. – Qui n’a rien à voir, ou si peu : la pénibilité, tu parles… Pour les retraites, cela sera sans doute très restrictif. La « chefferie » du desk de l’ACP fut dispensée tacitement de l’application de l’interdiction de fumer sur les lieux de travail. Alors que nous étions en plateau dit open space. Pour le service du matin (pris à quatre heures et quelques, après passage au kiosque proche de la rue Montmartre, histoire de se munir des titres économiques en vue de la revue de presse), de toute façon, cela ne prêtait guère à transgression : c’était du seul en poste jusqu’à mi-service. Ensuite, les cadences étaient telles que… pas question de nous accorder le temps d’aller en griller une à l’extérieur. J’ai travaillé posté (agence, mettage, bouclages, &c.) pratiquement un quart de ma vie professionnelle. Pascal Virot fumait autant que moi. Cela ne lui aura pas porté chance. C’était encore à une époque où un, une journaliste en rédaction était soit fumeuse, fumeur actif (large majorité), soit passif (faible minorité).
Évidemment, je conçois que [i]Libération[/i] ait banni les espaces insécables avant et après les guilles ouvrante ou fermante.
Là, sur [i]Come4News[/i], dans les corps de texte, je me tape des &-n-b-s-p (avec le point-gul’ derrière) un par un. Alors qu’un Alt+0160, c’est quand même plus rapide (fonctionne dans les commentaires).
Mais parfois, j’en ai copieusement ma claque.
Impossible de copier-coller, il faut resaisir constamment.
Donc, je m’en dispense parfois (euphémisme). Même trop souvent.
Alain Hurtig me signale qu’il ne sait plus trop si le regretté JiPé Lacroux avait évoqué ces deux clochers.
Instinctivement, j’aurais : Colombey-les-deux-églises.
Mais évidemment :
Deux-Églises-les-Colombey.
Un peu comme, dans les titres d’œuvres, adjectif antéposé puis nom avec les deux initiales en capitales.
Petit échange avec Alain.
– Oui, on a parfois aussi le « deux » en bdc.
– Non : l’adjectif antéposé prend la cap du substantif qui lui est postposé. Si tu veux le bdc à « deux », écrit donc « église » tout en bdc, ce qui par ailleurs te réconcilia avec le patriarcat de Constantinople et celui autocéphale de Bucarest (mais te fâchera avec Lacroux : dans la vie il faut savoir choisir ses fidélités !)
– Euh, quand j’écris « on a parfois aussi », c’est que je l’ai constaté, que c’est avéré, pas que j’approuve.
Oui, je veux bien me fâcher avec un peu tout le monde, mais cela ne saurait être durablement.
Bien évidemment que la raison finirait par l’emporter, donc que je finirai par l’emporter ! 😉
Les Deux-Églises, c’est un exemple abstrait formé sur le moule de Trois-Fontaines (Marne), Trois-Rivières (Québec), Quatre-Vents (près Chanteloup, mais je ne sais plus lequel).
Où je fautais, c’est avec le « les » (et non lès).
Ce « les » est un lèse je ne sais plus quoi.
Mais tu as raison, au fond, on s’en fout.
Car depuis, j’ai lu l’histoire [i]Barthélémy se tient à l’aube du langage[/i], que Doublas Coupland, dans [i]Génération A[/i] (VF Au Diable Vauvert éd.), attribue à son personnage Julien Picard. Auparavant, j’ai vécu une période paléo-barthélémienne, mais sans trop de zèle ni d’emphase superflus, bien chemise noire ou brune de l’orthotypo, mais sans vraiment faire de victimes.
Ex de Libé (1994-2007), j’ai bien connu Pascal Virot. Enfin « bien » est exagéré, tant Pascal prenait soin de marquer ses distances avec les familiarités de mise dans la corporation. C’est précisément pour cela que je l’aimais, pour sa cravate aussi, son humour froid, sa réserve narquoise, son refus du pathos lacrymal si souvent suintant des murs du journal. Aussi je me permets de vous féliciter pour ce beau portrait, vous que je n’ai pas connu, mais avec qui j’aurais sûrement sympathisé, à en juger par votre souci de la langue et de la typo.
Merci, Jean-Luc, de votre appréciation.
Effectivement, à l’ACP aussi, Pascal était un peu « distant ».
En fait, on l’était un peu tous dans le boulot (c’était un rythme très, très soutenu).
Pas vraiment de vraies poses pour nous, enfin, au desk, sinon après le boulot.
Et Pascal se mêlait rarement à d’autres à l’annexe du coin.
Je pense qu’il était pressé de rentrer chez lui.