Orthotypographie : évocation du clown Nietzsche, alias Wagner, dans Libération

Je n’ai hélas ni l’honneur, ni l’avantage, de connaître Robert Maggiori, doublement confrère puisque traducteur et journaliste.
J’ose – et espère ardemment – imaginer qu’il n’a pas remis sa copie telle que publiée dans ce Libération daté de ce jour (3 octobre courant).
C’est bien la toute première fois que je lis un philosophe considérant que Nietzsche est clown – ce qui pourrait s’envisager – et surtout révélant que le pseudonyme de Friedrich était Wagner…
C’est pourtant ce que j’ai lu – littéralement – sur le site de Libération, et tout en appelant à une confraternelle indulgence, je n’en considère pas moins que la ou le fautif devrait payer sa tournée, en bas, en face, rue Béranger.
   

Vieille blague de cours de récréations, circa 1960 :
Tu as acheté le dernier 45 tours de Mozart ?
Ah ben non, je ne savais pas qu’il était sorti…  Au fait, il n’a pas été malade ? Mais non, suis-je bête, cela me revient, c’est Wagner qui est mort.

Du temps du Hérisson et de Marius (publications G. Ventillard), hebdomadaires illustrés dits d’humour, la petite jeunesse se satisfaisait de peu.

Du temps des débuts de Libération, voici 40 ans, lorsque je « montais » à Paris – alors, plutôt Montreuil – pour rencontrer des chef·fe·s de rubriques (surtout Femmes, Écologie, Social…), et tenter de récupérer le produit de quelques piges, nous nous souciions davantage des notes de clavistes (des typotes) que d’orthotypographie. Mais quand même… J’avais toujours veillé, pour l’Agence de presse Libération, de surveiller au moins l’orthographe. Mes papiers étaient transmis par bande perforée, et les subtilités de L’Abrégé du Code (typographique, celui des cadres et ouvriers du Livre), je les réservais à mes activités de composition (plomb, puis plaques offset).

Je m’étais déjà un peu piqué d’orthotypographie, la suite allait envenimer mon état, et je suis même passé par la case « correcteur » de maison d’édition, du Labeur, avant de revenir à la presse. L’ennui, quand vous rédigez et traitez d’orthotypographie, c’est que pratiquement toute la profession, sans parler d’autres confréries, est à l’affut. Le regretté Yves Perrousseaux (au fait, c’est Jacques André notamment qui parachève, avec un troisième tome, son Histoire de l’écriture typographique, chez Adverbum), manuéliste, se faisait sévèrement taper sur les doigts, argumentait, rectifiait (ou pas, selon qu’Aurel Ramat et d’autres le confortaient ou non).

Robert Maggiori a rédigé un article intitulé « Points de salut » consacré à l’essai À coups de points (éds de Minuit), que son auteur, Peter Szendy, a sous-titré « la ponctuation comme expérience » (débat possible sur la liste typographique nationale : un titre, d’article, d’œuvre, s’italise-t-il ou non, un sous-titre doit-il être dans ce contexte, traité telle une citation ?). Je ne sais si c’est aussi rigolo que Eats, Shoots & Leaves (« le » Truss, qui a donné naissance à l’expression “In Lynne We Truss”) ou aussi barbant, à la longue, que le Traité de la ponctuation française (« le Drillon, 448 p. avant index et autres éléments d’appareillage).
Peu importe, je ne vais pas vous gaver avec ma bibliographie de l’orthotypographie et de la typographie (amateurs, férues, congrus, faire offre : j’ai conservé quelques ouvrages intéressants).

En revanche, et par très cru contraste, le chapeau est franchement pissotant. Il vaut d’être tiré au carreau d’arbalète. Citation authentique : « ils restent modestes, les signes de ponctuation, laissant à la phrase le soin de faire sens, alors qu’ils pourraient, s’ils voulaient, le bouleverser ou le tourner en bourrique : “Nietzsche dit : ‘Wagner est un clown’” – “Nietzsche, dit Wagner, est un clown”. » Sic

Est-ce du fait de l’auteur, de la sèche ou du sec de rédac’, je ne sais…

Quand on cite, en français en tout cas et en employant la langue française pour la principale du corps du texte, on emploie les guilles dites françaises. Lesquelles ont deux emplois de premier niveau exclusivement. Soit celui dit de distanciation (dans ce cas, pas d’italisation) ou de mise en valeur ou évidence (l’italique se conçoit aussi en cet emploi), soit d’emphase. Nos guillemets – ou guillements – restent romains, tout comme lorsqu’ils encadrent une citation authentique d’un tiers (par rapport à l’auteur·e qui peut placer quelque chose de son cru entre guilles ouvrantes et fermantes), laquelle citation authentique gagnera toujours à être composée en italique(s).

Ce qui fait, que puisque je cite Maggiori, j’ouvre les guilles, démarre en itals, et bascule en romain ce que, lui, cite. J’emploie bien sûr des guilles de second niveau, voire de troisième niveau. Sur leur emploi, leur choix, se référer au Lacroux et alii (dont votre serviteur), version en ligne grâce aux bons soins d’Alain Hurtig.

L’autre impair qui ne passe pas, c’est d’avoir ouvert et de ne point refermer. Si j’étais Maggiori, j’aurais tenté de veiller à ce qu’après une porte ait été ouverte, elle soit refermée (je sais, non seulement c’est difficile, pour de multiples raisons, mais désormais, de petit·e·s d’jeun·e·s tout juste issu·e·s d’une école de journalisme savent bien mieux que nous les bons usages de la presse quotidienne, périodique, &c.). Or les deux phrases en itals dans l’original demandaient un point après, soit les guilles de second niveau, soit directement après le mot clown. 

J’aurais tenté de faire en sorte que ce qui partait à l’imprimerie ait cette forme : 

– ils restent modestes, les signes de ponctuation, laissant à la phrase le soin de faire sens, alors qu’ils pourraient, s’ils voulaient, le bouleverser ou le tourner en bourrique : « Nietzsche dit : "Wagner est un clown".» – « Nietzsche, dit Wagner, est un clown. ».

Eh oui, si, en anglais, comme le signalent diverses marches et le Chicago (Manual of Style), on aurait quelque chose comme he said: – ou, au final, said he. – avec ici, l’incise entre tirets semi-cadratin pour esquiver une difficulté méritant une véritable disputatio (dont je ne vous inflige pas les détails), en français, l’auteur (ici, non pas Maggiori, mais un certain Wagner), peut intervenir dans la citation. Dans ce cas, on bascule en romain. 

De mémoire (quarante, trente-cinq ans, c’est lointain), les clavistes de Libé employaient encore les espaces insécables (MSWord les gère par la commande Ctrl+Maj.+barre d’esp. ; employer aussi AltGr+0160, ou, pour le HTML, le code bien connu que je ne vais pas reproduire ici en mode image à nuage de points… non point de ponctuation, mais bitmap). 

Dans ce châpo (ou chapeau), m’ont étonné aussi les émoticons, ou souriels, non suivis d’une virgule. Effectivement, en général, hormis la fusion des sclams (exclamation) et interrogatifs et du signe « points de suite », de manière à obtenir quelque chose comme ?.. ou !.. (Unicode, sauf erreur, n’a pas déjà reconnu le deux points de suite), certaines ponctuations ne sont pas suivies d’une autre. Par exemple, l’abréviative &c. comporte un point qui ne sera pas suivie d’un autre, de fin de phrase. Mais… dans le cas d’un émoticon, entité rassemblant plusieurs signes, qui ne sont pas tous de ponctuation (mais aussi des diacritiques) ? Et d’ailleurs, une parenthèse droite (ex-fermante) s’accommode très bien d’une autre ponctuation subséquente.

J’attends avec gourmandise (ce sera fait plus tard dans la soirée) de lire l’intégralité de l’article de Maggiori sur l’essai de Szenzy (et plus tard, le Szenzy aussi). Mais je souhaite vivement ne pas trouver d’autres infractions aux codes, guides, manuels, marches, &c. Je risquerais de m’emmêler les laquos et raquos (des guilles, autrefois ouvrantes ou fermantes, devenues sénestres ou dextres).

Dans ce cas, je devrais m’infliger des lignes de lorem ipsum manuscrites (le lorem impsum, ou faux-texte, passé dans la langue française, ne s’italise donc plus, mais provient du dolorem ipsum quia dolor – de Cicéron – dont je suis en peine de dire s’il impose, ici, des guilles ou non).

Au fait, si l’amorce de l’article de Maggiori vous a intrigué, consultez donc, sur Wikipedia, l’entrée Scriptio continua.

Tout autre chose : pourquoi donc laisser des articles de deux lettres, voire des mots d’autant de signes, en fin de ligne ?

Pourquoi donc ce :

Les effets de la ponctuation sous la loupe du
philosophe Peter Szendy

Alors que l’on avait le choix entre :

• Les effets de la ponctuation sous la loupe
du philosophe… ;

• Les effets de la ponctuation
sous la loupe
du philosophe…

(Ah, c’était pour vous indiquer que le point-virgule de fin d’item d’énumération s’admettra à la suite – et non « suite à » qui véhiculerait une notion inverse – des points de suite, mais que l’on se dispensera du point final de clôture d’énumération, en tout cas derrière les points de suite).

Les signes de ponctuation, mais aussi tous les caractères (et leurs glyphes, ou représentations graphiques), fournissent de quoi rédiger des pages et des pages sur leurs origines, avatars, transformations, &c. Ainsi, en Bourgogne, les copistes ont-ils abrégé la suite s-s (ss) en x.
Ce qui fait que le gentilé Auxerre se prononce encore osserre.
Je me demande parfois si l’on a pas écrit autant sur les écritures que sur les Écritures. Et encore, je ne vous parle pas des langages machine (qui, tel l’indo-européen, devenu très partiellement langue orale tout récemment, permettait de tenir des discussions autour des machines à café sans que les profanes puissent y entendre quoi que ce soit).

En la matière, la glose finit par l’emporter, en volume, sur le texte fondamental. La démonstration en est encore dispensée par ces huit lignes du chapeau de l’article de Maggiori qui m’en auraient fait pisser de quoi remplir un tanker d’encre d’Internet si je ne me retenais. Et si cela se trouve, je ne suis pas, ne serai pas le seul…

P.-S. – Ce n’est certes point pour être orthographiquement correct que j’ai recadré la photo d’Hélène Bamberger. Sur l’original, Peter Szendy tient à la main ce qui semble être un cigarillo ou, pire, une roulée papier maïs. Si, en sus, cet homme n’aime pas les animaux, il ne saurait être un parfait scélérat, ni même à moitié mauvais.

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

Une réflexion sur « Orthotypographie : évocation du clown Nietzsche, alias Wagner, dans Libération »

  1. Hep !

    Mélenchon-Pacu le bout de couille entre les dents pour les municipales :

    [url]http://www.leparisien.fr/politique/jean-luc-melenchon-hollande-est-un-homme-d-embrouilles-06-10-2013-3200383.php [/url]

    Que va-t-il encore nous infliger ?

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