Dyslexiques, vous n’avez plus d’excuse pour lire mal ou insuffisamment bien. Il vous suffit de transcrire un texte (en coupé-collé ou après reconnaissance optique des caractères) dans la police Open Dyslexic, d’Abelardo Gonzalez, et le tour est joué. En sus, elle est gratuite. Mais pourquoi donc resterais-je si sceptique ? 

Je croyais sincèrement pouvoir me dispenser à jamais de commettre un nième article sur la, ou plutôt les, lisibilités. J’en ai pondu dans des revues spécialisées en graphisme et typographie, et même dans une revue scientifique, jusqu’à l’écœurement ou presque. Serait-ce en vieux scrogneugneu, ne supportant pas que ses quasi-certitudes soient bousculées, que je réagis, n’en déplaise à Abelardo Gonzalez, créateur des quatre graisses (romain, gras, italique, gras italique) de la police de caractères Open Dyslexic, avec une circonspection de mauvais aloi ?

D’abord, qui est cet Abelardo Gonzalez ? Inconnu à mon bataillon. Piètre argument d’autorité qui fait, par exemple sur Wikipedia, des gens totalement ignorants d’un domaine, ne s’étant pas trop donnés la peine d’effectuer quelques recherches, vous disqualifient tout ce qui provient d’un nouveau venu.

La presse nourrit parfois des réflexes inverses, et Abelardo Gonzalez, informaticien du New Hampshire,  s’est vu consacrer nombre d’articles de chroniqueurs ayant pris pour argent comptant ses déclarations voulant que sa police Open Dyslexic favoriserait la lecture pour les personnes éprouvant des difficultés à identifier lettres, syllabes et mots.

Deux-trois choses à retenir

Je m’étais longuement penché, après d’autres, sur les « polices de cahier », soit celles dédiées à l’apprentissage de la lecture par, principalement, des écoliers des petites classes. En France, un concours de création de telles polices avait même été organisé (en fin de siècle dernier ? j’ai oublié, et malheureusement, pratiquement tout le monde, et au premier chef le ministère français de l’Éducation, a remisé polices et finalistes dans les limbes de la documentation administrative), sous la présidence de l’ami Jean-François Porchez, graphiste, typographiste, &c.

Ce n’est guère la première fois qu’une ou un créateur, dessinateur de caractères, diffuse (commercialement ou en accès libre), de telles polices spécialisées. L’autre tarte à la crème de la création typographique, c’est les alphabets dédiés à la signalétique (affichages en aéroports, panneaux routiers, signalétique de zones industrielles ou touristiques, &c.). Dans ce second domaine, il est des réussites indéniables mais tout nouveau venu se doit d’affirmer la supériorité de ses créations, sans franchement réussir à l’établir indubitablement. Il n’est pas sûr que la signalétique en helveticas ait été beaucoup plus lisible, pour les Allemands, Autrichiens et Suisses de la première moitié du siècle dernier, que leurs plus usitées frakturs que les secondes ont reléguées à l’usage d’enseignes d’auberges ou de restaurants « typiques ». 

Il y a, grosso modo, trois niveaux de lisibilité. Le premier, intrinsèque, dépend du dessin même des caractères, plus ou moins contrastés (avec des contreformes plus ouvertes), plus ou moins fortement axés (même pour le romain, a fortiori pour l’italique), plus ou moins bien étudiés pour chaque force de corps.
Le second niveau s’apprécie lorsque la police est mise en œuvre. Un beau dessin, bien lisible, formera des mots peu lisibles si, par exemple, les caractères sont trop condensés ou trop espacés (en partant du principe que leurs approches aient été originellement bien conçues). Il est aussi considéré que, pour un titre ou une phrase courte, les bas de casse (minuscules) sont plus facilement lisibles que les capitales (majuscules).
Le troisième niveau tient à la mise en page de textes plus longs, au respect de la ponctuation, à de multiples facteurs dont les plus connus sont l’interlignage, la longueur (ou l’étroitesse) de la ou des colonnes, &c.
Tout ou presque peut être sujet à controverses.

Mais s’il est bien un constat qui met tout le monde d’accord, c’est que la partie supérieure des lettres est beaucoup plus distinctive que l’inférieure. C’est patent pour les alphabets dits latins (frakturs germaniques inclus), et j’imagine même pour les cyrilliques.

Option singulière

Open Dyslexic est doublement « ouverte » puisque proposée gratuitement au téléchargement et modifiable sans autorisation préalable nécessaire mais aussi marquée par un assez bon contraste des caractères (les contreformes sont amples, même si, pour les « e », il pouvait être mieux fait).

En revanche, l’option de renforcer les contours à leur base ne manque pas de surprendre. Cela prend à contrepied toutes les notions les plus solidement établies.
Cela étant, je ne suis pas dyslexique, et avant Gonzalez, un typographe néerlandais, Christian Boer, avait lui aussi renforcé l’épaisseur des contours à la base, et selon des tests menés à l’université de Twente, les dyslexiques pratiquant sa création, Dyslexie, auraient constaté un meilleur confort de lecture.

Que fait Gonzalez, si ce n’est d’accentuer encore la démarche initiale de Boer et avoir l’obligeance de diffuser gracieusement ses polices alors que Boer, ou plutôt, par exemple, AuxiliDys, commercialise 85 euros la seule graisse romaine de base (et 195 euros les quatre graisses, davantage pour des utilisations particulières).

Pour le moment, j’attendrais de voir si les tests menés dans divers instituts spécialisés concluent à de substantielles améliorations découlant de l’usage de cette police. Cela étant, un institut spécialisé aura toujours intérêt à utiliser des outils ad hoc pour crédibiliser ses méthodes et argumentaires.

Gonzalez aurait remanié les glyphes de la Vera Sans de Bitstream (une police tout aussi Open Source). Il aurait notamment modifié plus radicalement les italiques.

Une seconde déclinaison de l’idée de Boer s’est incarnée avec la Gill Dyslexic (dérivée des Gill), vendue moins de dix USD (voir sur pixelscript.net).

Elle se décline en deux versions dont l’une, la Mono est à espacement fixe (et non proportionnel, soit que le « i » vaut, en largeur, talus invisibles inclus, un « m » ou un « w »). 

La question que je me pose, et à laquelle je ne peux répondre, porte sur la part d’effet placebo de l’utilisation de telles polices. Par ailleurs, j’attends avec impatience que le créateur de la Comic Sans se lance dans la diffusion d’une Comic spéciale pour dyslexiques. Les initiés comprendront l’allusion.

À dire « vrai » (allez savoir…), si l’on en croit Jean Foucambert, « la dyslexie n’existe pas dans les civilisations où, l’écriture étant idéographique, on ne se propose pas d’apprendre des correspondances entre les graphèmes et les phonèmes. ».
Mais des chercheurs chinois ont déterminé que des enfants bilingues pouvaient être dyslexiques dans une langue transcrite en idéogrammes ou caractères latins et pas dans l’autre (qui peut être l’une, ou l’autre, contrairement à ce qu’avait cru constater Foucambert). Pour le moment, pédagogues japonais ou chinois n’ont pas encore pensé à modifier la forme des idéogrammes employés. Il suffirait peut-être d’y songer…