La Biélorussie s’est lancée, avec l’aide du groupe public russe Rosatom, dans la construction d’une centrale nucléaire à la frontière lituanienne. Si les autorités assurent que ce futur équipement ne présentera aucun risque, les inquiétudes se multiplient en Europe, tant en ce qui concerne la sécurité de ces installations que le projet énergétique russe, alors que Moscou se montre de plus expansionniste.
A l’est de l’Europe comme à d’autres endroits du globe, le nucléaire est au cœur des enjeux géopolitiques. Récemment, Moscou a décidé de publier un décret suspendant l’accord PMDA (Plutonium Management and Disposition Agreement) sur la limitation des stocks de plutonium utilisables pour la confection d’armes nucléaires signé avec les Etats-Unis en 2000. Les deux pays s’étaient engagés à éliminer chacun 34 tonnes de plutonium militaire excédentaire issu de la guerre froide, afin de les recycler sous forme de combustible à usage civil. Le Kremlin a justifié ce retour en arrière par « l’émergence d’une menace sur la stabilité stratégique, résultat d’initiatives inamicales de la part des Etats-Unis d’Amérique à l’égard de la Fédération de Russie ». Si ces questions semblent dépassées en Europe, la Russie pourrait bien remettre le nucléaire au cœur des débats non seulement sur la politique énergétique mais également sur la défense européenne commune.
« Dernière dictature d’Europe »
Pierre d’achoppement du moment : le projet de centrale nucléaire à Ostrovets, dans la région biélorusse de Grodno. Qui, à lui tout seul, a fait ressurgir la géopolitique de l’atome dans notre Vieux Continent sans que les dirigeants européens ne s’en émeuvent plus que ça. La décision du président biélorusse Alexandre Loukachenko de construire, avec le concours d’Atomenergomash, la filiale de l’entreprise d’Etat russe Rosatom, deux réacteurs de type AES 2006 d’une puissance de 1 200 MW chacun, à 50 kilomètres de Vilnius, capitale de la Lituanie et porte de l’Europe, suscite quelques inquiétudes. Et pour cause : la totalité du projet doit être réalisé pour la somme maigrelette de 9,7 milliards de dollars provenant tout droit de… Moscou. Résultat : la centrale d’Ostrovets n’inclura pas de sarcophages autour des réacteurs – des constructions qui n’ont pourtant rien de superfétatoires, puisqu’elles ont pour objet de contenir les radiations en cas de fuite.
Pour rassurer son voisin lituanien, Minsk affirme que la probabilité d’un accident serait inférieure à un tous les dix millions d’années. Mais là encore, les incidents de Fukushima ont montré au monde que la question n’est pas « quelle est la probabilité d’un incident », mais « à quel point les installations sont efficaces au cas où il devrait se produire ». Et ce d’autant que la Biélorussie a demandé une intervention d’urgence à Rosatom le 11 août dernier afin de remplacer la cuve d’un réacteur après un incident qui datait du début du mois de juillet. En l’état, le moindre dysfonctionnement de la centrale entrainerait une évacuation totale des 550 000 habitants de la capitale lituanienne voisine et un risque très élevé de contamination pour les Etats baltes, la Suède, la Pologne, le Danemark, l’Ukraine et l’Allemagne.
Devant la levée de bouclier des pays de la région, Minsk a fait mine de bien vouloir négocier, tout en donnant le feu vert au prestataire russe pour que les travaux commencent sans se soucier des études transfrontalières d’impact sur l’environnement et sans respecter les exigences de sûreté de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Pourtant, nombre d’interrogations demeurent. Les organisations russes de défense de l’environnement, les seules qui ont eu accès à des informations sérieuses concernant le dossier, ont notamment rappelé que la zone affichait un potentiel sismique élevé. De plus, elles dénoncent le fait qu’aucune étude transfrontalière d’impact sur l’environnement n’a été réalisée. En plus du silence du gouvernement biélorusse face à ces critiques, le travail des lanceurs d’alerte a été largement muselé en Biélorussie, pour beaucoup d’observateurs « la dernière dictature d’Europe ».
Donnerez-vous de la voix, M. Junker ?
En plus des réserves environnementales, les critiques économiques du projet de centrale à Ostrovets se sont également multipliées. Leur but : pointer du doigt l’expansionnisme russe en Europe par le biais des investissements massifs dans les centrales nucléaires. Sous la direction de Sergeï Kirienko, un proche du président russe, Rosatom s’est installée dans 40 pays et vise un carnet de commandes de 130 milliards de dollars d’ici à la fin de l’année. Cette croissance tous azimuts a été décrite comme une menace par nombre d’ancien Etats de l’URSS, qui voient dans la prolifération de ses projets une manière pour le Kremlin de continuer à renforcer son influence régionale, à un moment où tout dans le discours russe met l’accent sur l’élargissement. Le discours autour d’une « Novorossia » promu par le gouvernement et le retour des tensions frontalières avec l’OTAN seraient de nature à démontrer un retour de l’expansionnisme de Moscou.
Le projet de centrale, dès lors, aurait pour beaucoup une portée géopolitique. La Russie est un important pays exportateur de matières premières. Dernièrement, Moscou a vu son économie ébranlée par la chute vertigineuse et prolongée du prix du baril de pétrole. De plus, ses exportations gazières se sont réduites du fait des sanctions économiques internationales décrétées à son encontre après l’annexion illégale de la Crimée et les révélations faisant état de sa participation active à la guerre civile en Ukraine. A plusieurs occasions, le Kremlin avait utilisé son gaz comme moyen de pression diplomatique sur l’UE ou encore l’Ukraine. Derrière ce projet, nombre d’observateurs ont vu l’intention du régime de Vladimir Poutine de diversifier son influence politique en opérant un transfert vers le nucléaire – avec, qui plus est, une centrale au rabais à moins de 20 kilomètres de la frontière européenne extérieure.
Certains observateurs voient même dans le choix d’Ostrovets une réponse de la Russie au renforcement de la présence des contingents de l’OTAN en Europe. Si le projet fait de plus en plus parler de lui, il faut dénoncer un silence coupable des institutions exécutives européennes. Malgré un appel lancé par le Parlement européen, le 6 juin dernier, pour l’heure, ni le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, ni les commissaires Environnement, Karmenu Vella, et Energie, Maros Sefcovic, ne se sont saisis du dossier. Et ce en dépit d’accidents majeurs comme ceux de Fukushima (Japon, 2011) et Tchernobyl (Ukraine, 1986), qui laissent encore un souvenir douloureux, en particulier dans la région. La Biélorussie – qui n’est pas membre de l’UE – n’entre pas dans leur champ direct de compétences ? L’excuse est évidemment insuffisante. Pour rappel, les radiations ne s’encombrent pas des frontières, elles.
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