Non, non, non-non le rabbin n’est pas mort, car il erre encore, car il erre encore. On peut se gausser ainsi de la mémoire du « rabbin » de Calin Neascu et de son devenir. D’abord, ce rabbin à l’improbable patronyme de Zoroastre Zapata Zamolxes, dit « Zoro », personnage par deux fois littéraire puisqu’à Zoro, zéro et demi pour la postérité des écrits de ce littérateur fictionnel, eh bien, ce rabbin n’en est pas un. Zoro est un membre impétrant de la gent de lettres qui meurt en rabbin comme d’autres trépassent en odeur de sainteté. Bel et bien en a  pris à son auteur, Calin Neascu, de faire ainsi périr son Zoro. Lequel n’est pas si périmé puisqu’on le retrouvera peut-être figurant, silhouette ou second rôle dans un futur roman policier.

Calin Neascu est un correspondant de guerre d’occasion et les occasions, depuis le bureau de Zagreb de l’Agence France Presse qui l’emploie, ne lui ont pas manqué. Il est souvent volontaire pour aller couvrir, sur sa zone étendue de la Mitteleuropa et du Caucase, les conflits larvés ou ouverts. Le dernier en date, après la Transnistrie moldave, le Kosovo, ce fut la Géorgie et ses anciennes républiques dites autonomes. Il a poussé aussi son dictaphone et ses carnets de notes jusqu’à Ramallah, en Palestine, mais cette mission n’a pas influencé le choix de l’épisode valant à son Zoro défunt, rabbin malgré lui, de fournir le titre de cet ouvrage de totale fiction.

« Zoro est plus qu’œcuménique, il tâte de toutes les religions, s’écriant Haré Krishna, Om, Allelouiah, Shalom, Inch’ Allah, selon les périodes, » explique une lectrice attentive de La Mort du rabbin. Cette lectrice en a un peu rajouté, et je ne saurais plus dire s’il s’agissait d’une professeure de l’université de Vest à Timisoara ou de l’une de ses étudiantes venues au Centre culturel français de la capitale du Banat pour écouter Calin Neascu révéler le pot aux roses. Zoro incite à en rajouter dans le picaresque. Car, pressé de questions, il a bien fallu que Calin Neascu précède la divulgation  par l’assistance du pourquoi de ce rabbinat. Il s’est trouvé que peut avant sa mort, Zoro, entré avec un Shalom à la bouche sur les lieux de sa fin, est pris pour un ministre du culte hébraïque par l’un des protagonistes qui s’écrit : « on vient de buter un rabbin ». Or, c’est le Mozart d’une littérature mort-née qu’on vient d’abattre, tel le chêne ayant fourni la cellulose des 78 pages de La Mort du rabbin (éditions TdB, 16 euros). Car Zoro s’est aussi essayé à tous les styles, tous les genres, depuis la poésie jusqu’au roman de gare en passant par le fantastique, l’épopée (hugolienne, forcément), le roman intime (proustien), réaliste (zolano-stendhalien), de manière à jouir lui aussi de « son quart d’heure de gloire littéraire. ».

Un mot tout d’abord de l’auteur, qui approche la quarantaine sans blessure apparente et sans autre fêlure que celles qu’apportent les activités de « pompier » de l’info toujours sur la brèche et trop rarement auprès des siens. Se destinant à une brillante carrière d’ingénieur, il se trouve encore à Bucarest quand les consœurs et les confrères de l’AFP et des autres agences ou magazines viennent rendre compte des soubresauts révolutionnaires des débuts de 1990. On sait ce qu’il en coûtât au jeune Jean-Louis Calderon, de la Cinquième chaîne française, à Timisoara. Neacsu approche les vingt-huit ans et il pense peut-être pouvoir s’exprimer à travers le journalisme. En tout cas, il est fasciné par ce type de journalisme de terrain.

La suite lui montrera que le travail d’agencier, consistant à traiter à chaud, mais très froidement, d’une actualité immédiate, est souvent frustrant, de ce point de vue du moins. « Cela donne très peu d’occasion de faire part de ses émotions, résume-t-il, et donc écrire un roman constitue aussi une sorte de compensation. ». C’est aussi une manière de s’abstraire et se départir des contingences pour atteindre cette élévation spirituelle qu’atteint Zoro en passant pour mort.

 

Le trivial infuse pourtant cette quête. De même qu’on imagine les envoyés spéciaux en personnages de BD, on ne les envisage guère confrontés à l’insuffisance de l’intendance ou lavant leurs dessous dans des auberges minables. Ou pris d’une envie pressante d’uriner alors qu’un général vous accorde enfin l’interminable entretien que toute la concurrence rêve d’obtenir. Aucun correspondant souffrant de la prostate n’a jamais été affecté à Cuba, dit-on, et le subterfuge qu’employa Poivre d’Arvor (pour un faux-vrai entretien avec Castro) était peut-être dû, avance-t-on charitablement, aux ravages de l’âge. De même, la quête d’immanence de Zoro ne lui fait pas négliger un quotidien parfois rabelaisien. Et c’est tout le charme de ce roman qui débonde des passages poétiques tout autant que des épisodes truculents.

L’action se passe en une ville qui tient peut-être de la Prague de Kafka et d’une capitale syldave d’Hergé. Mais en fait, c’est une cité de grands et petits marquis littéraires dont l’un des plus grands aux yeux de l’auteur et de son personnage, soit Gabriel Garcia « Gabo » Márquez. Dans ce Macondo-sur-Donau, Zoro  est sans doute un médiocre, mais au moins a-t-il à cœur de ne pas céder à la xénophobie, réelle ou feinte, au nationalisme de circonstance, qui vaut à tant d’autres une notoriété facile, et quelques pouvoirs de nuisance et d’influence.

Sous la dérision, la tendresse : Neacsu sait aussi inverser la proposition et faire ironiquement s’apitoyer sur les déboires de son personnage. Celui-ci a des prénoms trop larges pour ses modestes achèvements avortés, pour ses velléités de renom. Zapata, le révolutionnaire capable de faire succomber Jeanne Moreau et Brigitte Bardot (ou, si ce n’est lui, son frère, dans Viva Maria de Louis Malle), Zoroastre, pour ou plutôt contre lequel les mollahs iraniens dressent des bûchers ou serrent des garrots, cela vous rend un peu zozo, zéro, quand on n’est que Zoro. Xamolxes évoque deux proches des iguanodons dont les fossiles furent découverts en Roumanie (en 1899 et 2003, respectivement), mais, relève une future lectrice, un dieu dace (Zamolxis est, pour les Daces de Dacie, « celui qui arrive à la libération finale »), et aussi un sujet d’étude pour Mircea Eliade (De Zalmoxis à Gengis-Khan (étude comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe Orientale). Dans ce monde de consommation immédiate, c’est un peu lourd à porter, à moins qu’il faille lire, en verlan, mol accès, molaxé, mal axé, ou va savoir quoi.

Bien sûr, Calin Neacsu laisse ses lecteurs libre de toutes leurs plus farfelues lacaniennes ou jungiennes interprétations, sans trancher. En revanche, il veut bien livrer les origines des anecdotes dont le récit est pavé ou clouté (comme les girofles le sont, les cuişoare, en roumain). Interrogé sur la « romanité » de son roman, il rappelle qu’il y a glissé la fameuse histoire de la poule ayant engendré des poussins vivants et viables dépourvus de toute coquille. Ce fut l’un des titres marquants de la toute nouvelle presse « libre » à l’occidentale des lendemains de la « révolution » roumaine de 1889. « Gabo », dit Le Malin par Zoro, aurait sans doute apprécié ce bobard.

Ce n’est sans doute pas un hasard si, après cette Mort du rabbin, Neacsu a entrepris de finaliser un roman policier dont il ne veut pas – déjà – dire s’il sera plus noir que « whodunnit » ou autre chose. Je penche pour « autre ». On laissera l’Association 813, des « amis des littératures policières », se prononcer. Et sur ce coup-là, promis, on ne dévoilera pas la fin (provisoire ou définitive) des principaux protagonistes, et si leur kippa, barrette, toque, tiare, mitre ou marotte (et bonnet de bouffon) est empruntée ou non…

 

Neacsu, Calin, Mort du rabbin (La), Versailles, éds TdB, déc. 2008

 

Légendes photos (DR/JT) :

Calin Neacsu (à g.) avec Éric Baude, dir. du CCF de Timisoara…

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