Un parent musulman turc résidant en Autriche achète pour son fils un ensemble Lego de la série Star Wars et au lieu de se féliciter de voir son gamin jouer au fier moujahid combattant les infidèles et les « croisés », il s’inquiète que des figurines semblent refléter la propagande djihadiste et inciter au jihad guerrier. Du coup, il en fait part à une pédagogue, par ailleurs secrétaire générale d’un centre culturel turc autrichien. Laquelle écrit à la firme Lego pour s’inquiéter que le set Palais de Jabba contient des éléments pouvant être suspectés de dépeindre l’islam sous un jour défavorable. La presse anglaise a vent de l’affaire, demande des détails à Lego qui « s’empresse de saisir cette occasion publicitaire » (citation inventée). Lego pour le jihad ? Visant les marchés afghans, syriens, libyens et du nord Mali ? Après tout, on pourrait le décrypter aussi de la sorte…  

« Au Palais de Jabba sur Tatooine, la Princesse Leia est déguisée en Boushh alors qu’elle essaie de sauver Chewbacca et Han Solo gelé dans la carbonite. Pourra-t-elle éviter les missiles sur le toit, les canons de défense et les équipements de surveillance pour les atteindre ? Ou Jabba et ses horribles complices vont-ils capturer la princesse et l’emprisonner sous le trône coulissant de Jabba ? ».

Tel est le prétexte du set Lego 9516 Star Wars 2012 Palais de Jabba dont un personnage (le garde gamorréen ?) disposerait d’un « détonateur thermique » et se coiffe d’un chèche blanc.

Voir infra les explications relatives à ce passage : en fait, un tel personnage provient sans doute d’un autre coffret… qui n’est pas forcément un coffret Lego.

En Autriche, un musulman turc découvre le contenu du set, voit dans le personnage un guerrier djihadiste, s’en ouvre à Melissa Güneş du Türk Kültür Derneği (centre culturel turc) du coin, laquelle adresse un courrier à la firme danoise. On ne connaît pas la teneur exacte de ce courrier, mais elle filtre du côté de la presse britannique (Daily Mail et Telegraph). Laquelle relate surtout qu’une tour pourrait évoquer un minaret et le bâtiment principal l’église byzantine Sainte-Sophie (devenue mosquée puis musée, tout comme, dans les Balkans, des mosquées ont été transformées en églises).

Formidable vrombruissage (buzz). En quelques heures, les sites d’information germanophones, turcophones, anglophones, puis d’autres, et une foultitude de sites, s’emparent de l’incident. 

J’ai bien été incapable de dénicher une version en turc ou allemand de ce courrier, ou même le site du centre culturel en question (s’il existe).

Mais force est de constater que le bâtiment central du set, à peu près conforme à l’original (du film), peut effectivement vaguement ressembler à Sainte-Sophie. L’un des personnages, barbu patibulaire, coiffé d’un chèche et muni d’une ceinture d’explosifs, évoque bel et bien un « taliban » (malien, mauritanien, afghan, comme votre imaginaire vous y portera ou non ; mais s’agit-il bien d’une authentique figurine Lego ou d’une autre, rapportée, incluse abusivement dans les articles traitant du sujet ?).

Coïncidence ou coup de mercatique de Lego ? Car, après tout, il serait possible de l’interpréter ainsi, et de soutenir que, mettant à profit l’adage qu’aucune publicité n’est néfaste, Lego viserait une clientèle islamiste radicale. Après tout, on n’avait jamais autant vu précédemment l’emballage de ce set, ses éléments et personnages.

C’est bien connu, la même photographie peut fournir des interprétations totalement inverses (assaillants montant résolument à l’assaut ou fuyant sous les balles des vainqueurs).

Il en est de même de nombre d’articles de presse, qui seront exploités différemment, et dont les sources ne seront pas, ou rarement, données telles, dans leur intégralité. En voici un nouvel exemple.

Il est bien sûr ridicule de voir dans un jouet la représentation d’une mosquée alors que tant de puzzles permettent de « jouer » avec des mosquées.
C’est l’angle retenu par la plupart des titres ou sites.

Il n’est pas déplacé de voir un taliban ou un djihadiste dans une figurine équipée d’éléments qui peuvent réellement évoquer un combattant salafiste djihadiste. Voir dans une tour le minaret de Jami al-Kabir à Beyrouth, pourquoi pas ? Mais il fallait le dénoncer dès la sortie du film Star Wars, non ?

Après, on en fait ce que l’on veut. On peut concevoir que Melissa Güneş s’en soit inquiétée. Tout comme il est concevable que la firme Lego, qu’elle y ait été contrainte par la presse ou aurait suscité des articles de presse (hypothèse en l’état invérifiable, ce jour en tout cas), puisse en tirer profit.

C’est selon. L’anecdote (car ce n’est guère davantage) a été reprise par le service turcophone de la BBC, en termes forts mesurés (si l’on se rapporte à l’original en anglais), répercutée de manières fort diverses.

Cela donne surtout des variantes de « Turks Declare Star Wars on Lego » (vu sur la Toile, peut-être « à la télé »), et pourquoi pas « l’islam veut détruire le Danemark » (pas encore vu, mais cela viendra).

Au mieux cela donne « Lego : pedagogish explosief materiaal voor kinderen? » (authentique). Avec la forme interrogative qui s’impose, les conditionnels d’usage.

Tout comme Sainte-Sophie est désignée mosquée du sultan Mehmet ou église byzantine, Hagia Sophia, les méchants pirates ou les courageux corsaires sont ottomans ou roumis et inversement, selon que le producteur du film soit turc ou français (les beatniks occidentaux aux cheveux longs trouvaient à s’employer comme figurants à Istanbul pour camper les méchants, et mon barbu copain américain d’origine libanaise a multiplié les rôles de brigands interlopes ou de terroristes à Hollywood avant de jeter l’éponge).

Notez que sur le site Le Sunnisme authentique, vous trouverez de magnifiques reproductions de mosquées célèbres en briques Lego™.

Ce qu’on ne vous dit pas

D’une part, les Lego sont employés par des enfants du monde entier et des parents musulmans ou chrétiens peuvent faire de ces petites briques ce qu’ils veulent, incitant leur progéniture à y voir ce que ces croyants veulent qu’ils conçoivent.

D’autre part, c’est loin d’être la première fois qu’une pseudo-polémique vise à faire de Lego le véhicule de menées anti-islamiques. Cela remonte au moins à l’histoire des caricatures de Mahomet au Danemark. Il avait été préconisé par divers sites musulmans de boycotter les briques Lego.

En octobre 2006, Lego avait diffusé un communiqué démentant inciter à l’usage de leurs personnages pour véhiculer une propagande islamophobe. Lego n’est pas responsable de l’image que donnent des clients à leurs constructions. En décembre 2008, The Sun titrait « Osama Bin Lego ». On trouve aussi des christs (en croix ou autrement) en Lego sur des sites, pour glorifier ou se moquer du personnage Jésus. 

Tenez-vous bien : la législation « favorable à l’homosexualité » et au « mariage gay » ou mariage pour tous au Danemark, c’est aussi Lego ! Lu tel quel sur un site christiano-prosélyte : « Lego a formé les enfants au concept de sodomie [anal sodomy dans l’original] et en a fait un jeu national attractif [pleasant, Danish game] ». Il fallait y penser. 

« Just Say No to Danish Sexual Imperialism! ». Je n’invente rien. Lego et ses prétendues visées religieuses ou idéologiques, c’est un véritable marronnier, un sujet récurrent.

Voici aussi plus d’un semestre que le kit Star Wars Jabba’s Palace est commercialisé. La direction mercatique et publicité de Lego mérite bien une prime.

Le patron de Lego devrait être invité à Davos.

Passions, Passion

Une statue de Jésus-Christ en Lego orne une abside de l’église Oensta Gryta à Vaesteras (Suède) et vous trouverez des vidéos sur la Passion du Christ reconstituée en briques Lego avec toutes les étapes du chemin de croix pour scènes du scénario d’animation.

La Suède et ses allumettes souffrent énormément des danoises briques de Lego. Avez-vous déjà constaté de telles constructions idéologiques vantant ou vilipendant, vilifiant les allumettes « suédoises&nbps;» (qui ne proviennent plus du tout majoritairement de Suède) . Pas de quoi déclarer la guerre à tout pays produisant des allumettes.

It is clear that the ugly figure of Jabba and the whole scene smacks of racial prejudice and vulgar insinuations against Asians and Orientals as people with deceitful and criminal personalities.”. On ne saurait mieux l’exprimer : du repoussant Jabba et tout l’ensemble du kit émane le fumet putride du racisme à l’endroit des Orientaux et des Asiatiques dépeints tels de fourbes criminels ; une telle entreprise vulgaire et insidieuse est à présent déjouée ! Game over!

Islam & médias : quels traitements ? Quelles responsabilités ? Tel est l’intitulé de la conférence-débat qui réunit, demain soir à Roubaix, Tariq Ramadan et Julien Salingue (salle Watremez, 20h30). Voilà de quoi apporter du grain à moudre, matière à débattre, food for thought.

L’écueil qui guette la presse, c’est la généralisation. Passe encore que des déclarations du Crif, de Sos-Racisme, du Club de l’Horloge, du CFCM (Conseil français du culte musulman), &c., &c., procurent de quoi faire des titres, des éditos, des tribunes libres : ces organismes (ces officines, elles et d’autres) se prétendent représentatifs.

Mais faire de l’opinion d’une secrétaire d’un centre culturel une généralité ne revient-il pas au même ? Lego a officiellement déploré avoir pu donner prise à une interprétation erronée. De fait, le kit en question reflète bien les décors et personnages du film ou de séries télévisées. Ce qu’on en tire n’est pas de la responsabilité d’un fournisseur qui a d’ailleurs intérêt à ce que l’usage le plus large soit fait de ses produits.

Daily Mail et Telegraph, en accordant une large couverture à cette anecdote, ont bénéficié d’une publicité mondiale. Elle méritait une brève (forcément développée : rien que le rappel des faits prend de la place), tout au plus un billet. Ou une réelle mise en perspective. Que mérite d’ailleurs le fait du nombre et de l’ampleur des répercussions : depuis que j’ai entamé cette contribution, la presse hispanophone a embrayé à son tour. La lettone, la russophone, aussi. En moins de 24 heures. 7 sur 7 (Belgique) a repris voici quatre heures (à celle où j’écris ces lignes). 

Et cela donne sous la plume de Céline Bayet (ou peut-être d’un secrétariat ayant remanié son chapeau) cette formidable expansion : « Le célèbre (…), Lego, est accusé de racisme et d’incitation à la haine par la communauté musulmane. ». L’Oumma, de l’Indonésie au tchaï salonu (s’il en était) de Saint-Pierre-et-Miquelon, du moindre imam du grand nord norvégien à la Tasmanie australe, est de la partie. Désolé pour Céline, et 7 sur 7, c’est « tombé » (la tête de page Google) sur eux.

Pourquoi ne pas écrire « une obscure responsable d’un centre culturel turc d’Autriche » (fréquenté peut-être par des agnostiques, des athées…). Et pourquoi ce titre « Le nouveau Lego qui fâche les Musulmans » (en quoi est-il « nouveau » ? il est sorti en juin dernier… et de quels musulmans s’agit-il ?) ?

Hâtive vérification

Petite précision qui s’impose… Je ne retirerai pas les lignes supra indiquant que l’un des personnages de ce kit en particulier peut être transformé en « taliban ». J’ai été induit à introduire cette remarque par la consultation d’articles qui, peut-être, en insistant sur un visuel particulier dans le cadre du traitement de l’anecdote, portait à en faire état. 

Mais si j’examine très attentivement les visuels du site détaillant le plus le contenu de ce coffret Lego (voir Figouz.net), bizarrement, je ne retrouve plus ce visuel. Mais le personnage existe. Issu, peut-être, d’autres kits. Sa représentation (lourdement armé, ceinturé d’explosifs, doté d’un chèche…) n’est pas le fruit d’un montage, mais, accolée aux visuels issus du kit, elle m’a paru – trop rapidement, et sans vérification plus poussée – faire partie de ce coffret.

Bref, je ne me suis pas laissé « désinformer », j’ai rédigé trop vite, sans prendre le soin de vérifications plus poussées.

Les toutes premières figurines Lego étaient basiques, et il appartenait à l’utilisateur de leur donner un visage (en peignant des yeux, un nez, une bouche souriante, neutre ou triste). Elles ont été dotées ensuite de couvre-chefs. Puis d’uniformes, surtout civils (de policiers, par exemple).

Mais ce sont surtout des figurines autres que les Lego authentiques qui permettent de camper des combattants djihadistes. Dont celles du fabricant américain Will Chapman qui réalise aussi des figurines de soldats de SS, de combattants étasuniens, de la Guerre de Sécession, &c. BrickArms est une société totalement indépendante de Lego. La Fondation Ramadhan s’en était inquiétée dès fin 2008.

La société Sluban produit et vend aussi divers équipements ou armes pour figurines (et aussi tout un assortiment de véhicules blindés) compatibles avec des Lego. Il en est de même pour la société Lakuda et d’autres.

Le site Brick Bible propose des livres pour enfants comme Le Nouveau Testament, dont toutes les illustrations sont fabriquées à partir de figurines Lego (ou Playmobil). Il serait tout aussi abusif de présenter tel ou tel fabricant de jouets (même s’il en est d’autres, prosélytes) comme véhiculant une idéologie (autre que celle du profit, en tout cas).

La précipitation entraîne, mais ne justifie pas, de telles confusions. Dans un savoureux billet de son blogue du Monde, intitulé « Lego jihad », Abou Diaffar traite des détournements des personnages Lego ou Playmobil. Il conclut : « on attend la suite, de Mokhtar Belmokhtar au Nord Mali aux Shebab somaliens en passant par les insurgés irakiens et les combattants du sud de la Thaïlande. ».

Finalement, la secrétaire du centre culturel turc d’Autriche n’a pas procédé autrement. Faut-il s’en offusquer davantage que de la propagande du Vatican au sujet (et d’autres) du mariage pour tous ?

Deux poids, deux mesures, ou degrés divers de démesure ? Cette histoire de « briques » et de broc, très largement répercutée, en est une nouvelle illustration.