Cela m’avait échappé : le 11 avril 1954, c’était un dimanche, et je suppose que j’ai eu droit à « douche » hebdomadaire (dans la lessiveuse juchée sur un tabouret, à grands renforts de casseroles remplies d’eau tiède), puis à la « religieuse » ramenée de la pâtisserie Raguin, par Mémé, de retour de la grand’ messe angevine ;  je ne me suis même pas rendu compte que j’avais vécu le jour le plus insipide du siècle dernier. Retour sur le vrombruissage autour d’une découverte qui mériterait un prix IgNoble s’il ne s’agissait d’un aguichage publicitaire de plus (et pas forcément de mieux). Rien de très tranchant, donc, croit-on. En revanche, je lève des fonds pour établir que, depuis l’an 54, il ne s’est jamais rien passé de marquant un 11 avril xy54 de toute l’histoire de l’actuelle ère calendaire. Et ainsi prouver que le 11 avril 1954 n’a pas fait exception à une règle bimillénaire.

C’était un 18 novembre 2010 et une bande de Britanniques et d’Américains issus pour certains de l’université anglaise de Cambridge annonçaient sur leur site, True Knowledge (le vrai savoir de la vraie connaissance vraie avec du traitement automatique du langage naturel dedans, soit de la sémantique appliquée), que le 11 avril 1954 avait été le jour le plus insipide, le moins riche en actualités notoires, de tout le siècle dernier.

C’était ce jour, mardi 15 février 2011. Je lisais le bas de la page 13 du « numéro anniversaire » (le 300) de L’Écho des Savanes, et j’y trouvais ce titre : « le jour sans rien ». Et le signataire, Léon Simon, d’évoquer « l’étrange mais très sérieuse étude de scientifiques de l’université de Cambridge qui ont compilé 300 millions de données…  ». Même histoire, congelée depuis novembre, que l’on trouvera sans doute réchauffée encore une fois, le 11 avril 2014, voire en 2054. En presse, on pourrait appeler cela par avance le marronnier (sujet récurrent des périodes creuses en particulier, mi-août ou trêve des confiseurs) du 11 avril décennal.

Selon True Knowledge, ce jour là, pas de décès de personnalités, pas de fait divers marquant, pas de rencontre sportive mémorable, pas de discours fracassant d’une femme ou d’un homme politique, nib de nib, si ce n’est la naissance d’Adullah Atalar à Gaziantep en Turquie, lequel Atalar deviendra le recteur de l’université de Bilkent, près d’Ankara.Mais, depuis novembre 2010, ce même jour a droit à une entrée dans le calendrier de la version anglophone de Wipedia : « This day was denoted as the most boring day in the 20th century by True Knowledge, an answer engine developed by William Tunstall-Pedoe. ».

Passez sur la version francophone de Wikipedia pour la même date : « 11 avril : Les troupes françaises repoussent une attaque du Viêt-minh dans la zone de l’aérodrome, qui est pris le 23 avril. Le Viêt-minh est à 600 m du poste de commandement du général Christian de Castries. » Des internautes français et italiens  et autres ont de même déterminé que ce même jour, la France prenait une raclée devant l’Italie lors d’une rencontre de balle au pied et qu’en Belgique s’étaient tenues des élections générales.

Si je venais à enseigner la sémantique (et le traitement du langage naturel), cela m’inspirerait un devoir sur table. Assurément si j’en revenais à enseigner la recherche documentaire via les réseaux à de jeunes journalistes, je les ferais plancher aussi là-dessus (avec des requêtes du genre plus plat OR plus fastidieux OR plus ennuyant OR plus ennuyeux OR plus barbant ; et non point plus AND chiant OR chiante OR moins intéressant OR … mais c’est plus compliqué que cela, et il faut tenir compte des lapsus de saisie, des fautes d’orthographe des chroniqueurs). Car, n’empêche, ce jour-là, la pas si petite Charlotte, car grande duchesse du Luxembourg, nomme Pierre Werner gouverneur du Fonds monétaire international. De même, les Dodgers de LA battent à la batte les Yankees de NY.

Rien que sur Google.fr, cette date fait remonter 220 000 résultats. Il faut passer à la page 13 (130e rang si vous affichez dix résultats par page) pour que le « jour le plus plat » (ou autre formulation) cède la place progressivement à d’autres types de données (fort diverses : l’actrice Suzan Ball, récemment amputée d’une jambe, épouse l’acteur Richard Long à Santa Barbara, en claudiquant ; le sanctuaire de Najâshî est inauguré en Éthiopie ; la première VW sort des chaînes d’assemblage de l’usine belge de Forest le 11 avril 1954, car, eh oui, on y travaillait même le dimanche.).

Je vous passe le fait que les pages de l’agenda de Wikipedia sont fort allégées puisque c’est dans la même version francophone qu’on trouve à cette même date la forte déclaration d’un indépendantiste indien (eh oui, les comptoirs français en Inde… vieilles lunes…) qui s’exclame à la conférence de Kandamangalam : « Afin de réaliser une vraie libération des colonies quelqu’un doit attaquer une des quatre grandes colonies françaises. ». D’où le coup d’État de Yanaon… Lequel n’est pas trop répertorié dans la page Wikipedia francophone pour l’année 1954.

Là où la médialogie s’intéresse à l’historiographie, c’est quand elle suggère l’évidence : pour vraiment traiter de cette info, il faut du recul (pas uniquement un trimestre). Toutes les historiennes, tous les historiens vous le diront : l’histoire ne s’écrit pas qu’à chaud, et même bien au contraire. Le recul consiste d’ailleurs à se poser les bonnes questions, à se livrer aux validations idoines. Pas que via les réseaux. Qui, parmi tous les journalistes, professionnels ou amateurs, a pris la peine de se rendre dans une bibliothèque, ne serait-ce que départementale en France, pour consulter la presse du lundi 12 avril 1954 ? Quels étaient donc les grands titres des unes des principaux journaux français ? Qui, de la presse britannique nationale, est passé à la British Library pour tenter de valider ou d’invalider cette peut-être fumeuse info de « True » Knowledge ? La plupart ont sans doute fait une « revue de presse Internet ». Point. À la ligne.

Mais il y a des exceptions et la presse britannique s’est largement fait l’écho de ce « most boring day ». Ainsi du très sérieux Telegraph qui, quand même, a pris le soin de publier en ligne la une de son édition du 12 avril 1954. Dulles rencontre la veille son homologue, Eden, à Londres : les ministres des Affaires étrangères vont évoquer la Conférence de Genève mais en fait, l’Indochine française, en dépit des déclarations, est déjà vouée à la disparition. Ben Lahcen, fonctionnaire marocain, est assassiné dans son bureau de Casablanca. Les négociateurs du mouvement « rebelle et terroriste » Mau Mau du Kenya ont rompu de fait, la veille, les négociations avec la Couronne.

Les linguistes, les traducteurs, se pencheront sur la traduction de « most boring day » vers diverses langues. Il serait intéressant de voir comment, dans des médias de langue arabe ou chinoise, pour des pays où le dimanche est un jour travaillé comme un autre, l’information a été recoupée en s’appuyant sur des archives de divers quotidiens nationaux.

« El dia mas aburrido… » (ou « chato ») était donc aussi un dimanche dans les pays hispanophones, aurait dit Monsieur de La Palice, et il est vrai qu’hormis un discours, la veille, du « Caudillo » Franco à des pêcheurs d’Espagne, La Venguardia parue ce jour (donc l’édition faite dans la nuit du samedi au dimanche) n’avait pas grand’ chose à se mettre sous la dent. L’édition du mardi (ce quotidien ne sortant pas le lundi à l’époque) titre sur la Semaine sainte. Quelques décisions du dimanche précédent, portant sur son organisation, sont signalées. Mais rien de crucial. Même pas une partie d’échecs notable entre deux grands maîtres. Rien, effectivement, ayant passé à la postérité au Portugal, au Brésil, au Mexique ou en Costa-Rica.

 « Il giorno piu grigio des Novecento » (le plus gris, ou noioso, non point vraiment du Novecento, mouvement artistique italien des années 1920, ni de l’année 1900, mais bien du siècle écoulé voici une décennie) fut marqué, pour la presse italienne, par l’accusation portée a postériori contre le physicien Robert Oppenheimer d’avoir retardé l’élaboration de la bombe atomique H pour favoriser un rattrapage soviétique. C’est aussi le jour de parution de La Tribuna Illustrata et d’autres titres hebdomadaires italiens, mais, de fait, rien de formidablement exceptionnel n’est intervenu dans le monde italophone ce jour précis. Ce n’est pas très étonnant.

Il n’est pas si surprenant que l’équipe du True Knowledge n’ait pas balancé une info trop peu crédible à la légère. Elle révèle certes un certain anglo-américano-centrisme, et le fait que l’Australie ait décidé la veille de renforcer la RAAF (son Air Force) au détriment de l’arme de Terre n’est pas un contre-exemple flagrant, ni un argument polémique. Il s’est cependant trouvé un journaliste du Telegraph de Calcutta pour retrouver pour cette date la mort d’Harry Demsky, le père de l’acteur Kirk Douglas. Mais c’est surtout, pour ce journaliste indien, l’appel à la paix universelle du Premier ministre Jawaharlal Nehru qui marque ce jour d’une pierre blanche. La non-violence, en pleine guerre froide, devenait une notion controversée, et même franchement sur le déclin. On sait ce qu’il en est à présent entre, par exemple, l’Inde et le Pakistan. Mais allez savoir : si un traité de paix venait à être passé, dans moins d’un siècle, entre ces deux nations, ce jour du 11 avril 1954 retrouverait peut-être un tout autre lustre.

Ainsi en va-t-il de l’histoire, et de l’histoire du journalisme en particulier.

La médialogie, science humaine s’il en est, s’intéressera-t-elle longtemps à ce micro-événement, à son traitement médiatique ? Je peux en douter. À moins, bien sûr, que vers novembre 2111, un nouveau jour « le plus ennuyeux du 21e siècle » vienne de nouveau à mobiliser la presse d’alors. Ou qu’on en vienne à instaurer un No News, Good News Day, qui prendrait place entre la Saint-Valentin et Noël, la Chandeleur, les fêtes des Pères et des Mères, ou je ne sais quoi encore. Une sorte de nouveau Premier avril à une date encore à déterminer. Un jour s’élabore selon la fabrique d’un jour, de même qu’une année (pensez, pour la France, à  1515, au 14 juillet, à d’autres dates). Commémorera-t-on un jour (un 11 avril 2154, évidemment) le Centenaire du 11 avril 1954 ? La date qui n’en était pas médiatiquement une le deviendrait.

 Après tout, c’est peut-être la première média-date de l’histoire des médias mondiaux depuis… celle, présumée, de la sortie de Relation, imprimé à Strasbourg « vers » 1605. Les dates sont « fluctuantes » : étudiant en journalisme à Strasbourg, au Cuej, il n’était alors question, dans les cours d’histoire, que de la postérieure Gazette de Théophraste Renaudot (1631), et bien sûr jamais du Post- och Inrikes Tidningar le journal officiel suédois dont le titre est resté identique depuis 1645. Au fait, ses éditions sont numérisées depuis 1771 jusqu’en 1860 mais, depuis le premier janvier 2007, il ne paraît plus qu’en ligne. Inutile donc d’aller y rechercher les éditions du 12 avril 1954. Ni d’aller compulser la presse de « ces petits peuples heureux qui n’ont pas d’histoire » (les quotidiens islandais, par exemple, du 12 avril 1954, ne doivent sans doute pas relater des nouvelles mondialement époustouflantes, mais qui sait ?).

Ah oui, au fait… Que s’était-il donc produit de marquant le 11 avril 1854 ? La présentation du contrat de mariage du général Renault et d’Élise Seydoux (célébré le 5 avril à Paris) à Son Altesse le roi Jérôme Napoléon (ex-roi de Westphalie) ? Sans aucun doute. Et le 11 avril 1754 ? Et le 11 avril 1654 ? Imaginez que tous les 11 avril des années 54 de chaque siècle, il ne se soit pratiquement rien passé d’important ? Peut-être la signature d’un traité de paix et de commerce entre le Royaume-Uni et la Couronne de Suède, à la rigueur. La mort de Thomas Wyatt dit Le Jeune. La seconde restriction de la descente des vins dits du Haut-Pays à Bordeaux (11 avril 1454).

C’est certes un petit pas pour l’humanité, mais une immense enjambée pour la médialogie. Depuis deux millénaires, il ne se passe rien de très notoire les 11 avril du millésime 54. Si j’étais vénal, je fonderai une religion. Ce jour, la médialogie a chaussé ses bottes de sept, et même de six fois neuf, lieues. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir les chevilles qui enflent. Merci au True Knowledge, et à ses millions de données analysées, de m’avoir mis sur la voie. Mais il s’agit quand même d’un bond qui évoque celui de Newton à Einstein, non ? Eureka ! Et CQFD ! On se souviendra à jamais de ces jours heureux, et ce n’est pas triste. Une page de l’actualité heureuse s’est ouverte. Et qui osera désormais soutenir que la médialogie est une bouffonnerie ?