Médialogie : droits à l’anonymat et à l’oubli

Alors que, dans Le Plus (« successeur » du Post.fr repris par Le Nouvel Observateur), Valentin Reverdi narre comment il a filmé un cadre supérieur d’Orange tancer vertement une préposée de la SNCF, la police espagnole veut interdire à quiconque (hors elle-même, peut-être) de photographier ou filmer ses fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions. Par ailleurs, la justice espagnole veut protéger le Franco-Italien Hervé Falciani qui avait sorti des fichiers compromettants pour la banque HSBC (celle des affaires El Maleh… et d’autres) dont la Suisse exige l’extradition. Enfin, le Spiil, Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne, s’engage à ce que ses adhérents soient « attentifs aux demandes d’auteurs de commentaires faites au nom du droit à l’oubli ». Quel(s) rapport(s) entre tout cela ? Voyons voir…

Mes articles sur les activités de Florence Lamblin, l’élue écologiste du 13e arrondissement parisien mise en examen pour évasion fiscale, voire blanchiment d’argent issu d’un trafic de stupéfiants, m’ont valu, tout comme à la rédaction du Monde ayant de manière factuelle indiqué que la même cogérait un site de vente en ligne de godemichés et vibromasseurs, des commentaires désobligeants. C’est tout à fait normal, bien sûr prévisible. Celle ou celui qui me trouvait digne d’un Savonarole ou et d’un zélé délateur collaborateur de la Gestapo a pu, à juste titre, ironiser sur le fait que ses commentaires ont été censurés (par la modération du site, et nullement par moi-même). Ses propos, à mes yeux volontairement blessants, ne constituaient pas vraiment des injures publiques, et de ce fait, si j’étais le « gestionnaire communautaire » (le Spiil emploie, pourquoi ? community manager) de Come4News, je les aurais laissé subsister.
Cela étant, c’était limite.

Le risque est que, comme cela fut constaté sur Le Post et un temps même sur Mediapart, l’interprétation des injures publiques et de la diffamation conduise à une tolérance zéro de tout propos un peu vif, de crainte d’actions judiciaires. Le même phénomène, au Royaume-Uni, a fait que divers animateurs radiophoniques et télévisuels, dont il semble à présent avéré qu’il s’agissait soit de pédophiles, soit de violeurs, et au minimum d’agresseurs sexuels, aient pu fort longtemps (à vie pour Jimmy Savile) échapper à toute critique et toute sanction. À toute mise en garde aussi.

Divers médias britanniques ont fini par reconnaître qu’ils s’étaient autocensurés et ont tenté de s’en expliquer : crainte de très lourdes amendes, mais aussi de froisser un lectorat a priori tout acquis aux personnalités à présent lourdement mises en cause.

Que faire ?

La population française, très attachée au principe souvent trop purement formel d’égalité, s’est aussi montrée réticente, peut-être non majoritairement mais de manière marquée, à ce que les policiers soient tenus de délivrer, comme au Royaume-Uni, un récépissé de contrôle d’identité. La même, cette fois majoritairement, s’est alarmée qu’un cadre supérieur d’Orange, en gare de Viroflay, puisse s’en prendre publiquement à une employée de la SNCF. Les termes, rapportés par Valentin Reverdi dans Le Plus, sont éloquents.

« Je gagne 70 000 euros, vous gagnez le smic, alors fermez votre gueule (…) moi je ne respecte pas les fonctionnaires français (…) allez, pauvre connasse. ». Valentin Reverdi s’inquiète du climat des relations sociales prévalant chez Orange ou France Télécoms et par ailleurs une étude tend à établir que les salariés se plaignent beaucoup entre eux de leurs conditions de travail dans les entreprises mais le taisent. Égalité, oui, mais le principe d’autorité prime parfois sur d’autres considérations. Que de minables journaleux aient le culot de s’en prendre à une cadre supérieure, élue municipale, chargée de responsabilités au sein d’une formation politique, cheffe d’entreprise de surcroît, et suggèrent que la loi s’applique de la manière la plus exemplaire, est-ce tolérable ? Est-il vraiment souhaitable de marquer ainsi Florence Lamblin à la petite culotte ?

Tout Savonarole et gestapiste que je puisse être aux yeux d’aucuns, je n’en considère pas moins que la détention, qui se déroule en France parfois dans des conditions pires que celles réservées à des droits communs en Iran (pour les prisonniers politiques, c’est tout autre chose), n’est pas forcément la panacée. De même, je souhaite à ce cadre supérieur d’Orange, sans doute stressé, perturbé, d’être à même de regretter ses propos, et d’avoir droit aussi, tout comme Florence Lamblin, à l’oubli. Selon Orange, il s’agit d’une personne « en proie à des difficultés personnelles ». Craignant peut-être de se retrouver bientôt obligé de solliciter un poste de simple préposé à la SNCF. Son cas « relèverait plus de l’accompagnement que de la sanction. ». Admettons.

On croirait entendre de la part d’Orange les propos de syndicats de policiers… avant que l’affaire des BAC de Marseille les oblige à opter pour des éléments de langage emprunts de davantage de fermeté.

Vindicte populaire

Ce serait pour éviter que des policiers soient exposés à la vindicte populaire, soit à des niveaux de violence comparables voire supérieurs à ceux qu’ils exercent sur, par exemple, des manifestants, que la direction générale de la police espagnole veut interdire toute prise de vue de ses fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction.

Pourquoi donc ce qui vaudrait pour des policiers ne s’appliquerait-il pas à un cadre supérieur d’une multinationale telle Orange ? Ne serait-ce pas, comme dans le cas de personnes coupables de faillites frauduleuses ou d’abus de biens sociaux qui ne se verraient pas sanctionnées par des interdictions de gérer des entreprises, encourager la récidive ?

En fait, les autorités savent se montrer indulgentes quand cela les arrange, sévères lorsque la notion d’exemplarité intervient. On l’a vu en France dans le cas du commissaire Neyret qui a porté son affaire en cassation et que le parquet voudrait voir débouter. À l’inverse, pour la presse suisse,  en tout cas La Tribune, le fait que le parquet espagnol refuse d’extrader Hervé Falciani, ex-informaticien d’HSBC Private Bank, accusé de soustraction de données, d’espionnage économique et violation du secret bancaire, constitue une « mauvaise nouvelle pour la justice suisse ! ». En Suisse, Hervé Falciani risque sept ans et demi de détention.

Héros d’un côté des Pyrénées, scélérat de l’autre versant des Alpes, pourrait-on résumer. Mû par sa vénalité ou par sa conception du civisme ? Dangereux pour l’emploi et la bonne marche des affaires ou bénéfique pour les finances publiques ?

Par ailleurs, le député Gaspar Llamazares s’interroge. L’indulgence manifestée à l’égard d’Hervé Falciani manifeste-t-elle en fait un refus de voir l’intéressé rendre publics tous les noms de sa liste, d’éviter à devoir placer la Suisse sur la liste noire des pays encourageant la fraude fiscale ? « Que dissimule le gouvernement ? Il y a-t-il inaction gouvernementale ? Pourquoi ? ».

Dans toutes ces affaires, autorités (publiques, politiques), médias, se retrouvent non pas entre deux, mais trois chaises : respect des principes, réactions – souvent contradictoires – de l’opinion, opportunité en envisageant la suite. « La presse », en fait le plus souvent les journalistes d’investigation, de conserve ou non avec direction et rédaction en chef, préserve parfois l’anonymat d’informateurs et minimise, au moins un temps, au besoin, leurs agissements douteux, en vue d’obtenir davantage de renseignements. Elle fait ou non état de propos confidentiels, officieux, respecte ou non des embargos, &c. Elle soupèse ce qui ressort de la vie privée ou publique, est attentive à ce que présument et attendent lectorat ou auditorat, pondère « bénéfices » immédiats ou à venir. À l’inverse, les autorités (police, justice, responsables politiques), censées partager les mêmes principes (ceux des règles déontologiques), font ou non preuve de transparence à l’égard de la presse, la sollicitent ou non, la flattent ou la fustigent…

Trop ou pas assez ?

Je me souviens très durablement de m’être retrouvé à l’étroit de la cabine d’un minuscule monomoteur d’affaires en compagnie d’un cadre supérieur d’une chambre de commerce, dirigeant d’une école prestigieuse, dont mon journal avait monté le portrait en première page, menotté au sortir d’un palais de justice. Ce fut orageux, et je le priais de s’adresser plutôt au propriétaire et au directeur général du titre, que ce notable avait fréquenté très amicalement.
Il se trouva par la suite que le dossier sonnait le creux, mais la rédaction s’est aussi abstenue de clamer trop fort qu’un magistrat et des policiers avaient été plus soucieux de l’avancement de leurs carrières que de la respectabilité d’un prévenu (on disait alors ainsi) présumé innocent. Avouons-le tout net : se retrouver privés d’accès aux mains courantes des commissariats, ignorés par les greffes, certes en pleine violation des principes de libre accès aux informations, aurait été fort dommageable, même en situation de monopole (en situation de concurrence, dans de tels cas, la confraternité atténue la mise abusive à l’index : ceux « d’en face » laissent filtrer l’essentiel, avec la bénédiction tacite de leur direction, à charge de revanche).

L’opinion peut, à très juste titre, suspecter autorités et médias de collusion pour taire ou, à l’inverse, amplifier des faits. Les antagonismes ne durent jamais éternellement, et lorsque Nadine Morano se refuse à toute déclaration à Mediapart ou Rue89 sur la création de son microparti, la même, si jamais L’Est républicain ou Le Républicain lorrain la bannissaient de ses pages, serait la première à s’offusquer publiquement le plus véhémentement possible avant de négocier une visibilité retrouvée.

Crachons le morceau : de même qu’une porte-parole des serviettes hygiéniques Nana a reconnu que les publicités de la firme sont mensongères, que les petits flots bleus n’incitent pas toujours vraiment à faire du sport, de la natation, et à développer sa convivialité, admettant que, oui, « on vous a menti », les médias mentent parfois sur l’étanchéité de leur protection déontologique intime. Tout s’apprécie au cas par cas.

Et puis, doit-on vraiment rendre tout édulcoré et insipide ? La sanction ne tarderait pas : la fuite ne serait-elle pas plus abondante ? Les périodiques (terme générique pour tout média) se retrouvent parfois exsangues du fait d’un excès de prudence.

Une indépendance subventionnée

Hypocrisie permanente ? Le Manifeste pour un nouvel écosystème de la presse numérique, que diffuse ce jour le Syndicat de la presse d’information en ligne (qui ne regroupe pas, de loin, tous les sites de presse d’information en ligne ; par ex., Bakchich.info en est absent), publié au lendemain de l’annonce de la disparition de Newsweek (hebdomadaire concurrent de Times) au profit du Daily Beast (site associé), confesse que l’indépendance et la pluralité des médias ne peuvent se passer du soutien des deniers publics. Ce Manifeste vise à obtenir une autre répartition du gâteau (extension de la réduction de la TVA de 2,10 % à l’ensemble de la presse en ligne, sa suppression pour la presse d’intérêt général, aides à la recherche et au développement, exonérations diverses, incitation à des dons en partie défiscalisés pour tous, partage du marché des annonces légales). Avec, pour corollaire, un respect accru d’un lectorat « participatif » dont les « excès » seraient modérés, afin que « la presse conserve une crédibilité basée sur son professionnalisme et son expertise  ». Pour ce faire, « il est nécessaire qu’elle organise cette relation nouvelle avec ses lecteurs sur des bases clairement établies. ».

Le Manifeste en appelle aussi à la promulgation d’une loi fondamentale sur la liberté de l’information « énonçant que tout ce qui est d’intérêt public doit être public » et que « le secret ne peut être que l’exception » (et non pas, voir supra, une mesure de rétorsion). Faudrait-il aussi un comité bidule, soit « une haute autorité indépendante » pour garantir l’application de la loi ? Il est oublié de dire que cette autorité n’inclura que des bénévoles ne disposant ni de local, ni de secrétariat, ni de bons à tirer sur des notes de frais.

Une presse « responsable »

Il faut bien intégrer le fait qu’en matière de responsabilisation des médias, tous se voulant responsables (ou presque) ont pratiquement, au fil des ans, tout tenté pour mieux se responsabiliser.
Il y a eu les sociétés de rédacteurs, mais aussi les comités de lecteurs, l’instauration de médiateurs. On s’est un temps interdit totalement de reproduire des informations provenant de sources anonymes. C’était intenable.

Je n’ai pas choisi, ni sur Le Post (mon pseudo y était transparent), ni sur Mediapart, ni ici, sur Come4News, l’anonymat d’un pseudonyme, tout simplement parce que c’est pour moi devenu un luxe abordable. Devenu tricard (pas seulement en raison d’une certaine vivacité d’expression, mais aussi du fait de l’âge, des status antérieurs…) dans pratiquement tout l’ensemble de la presse, je peux aussi l’assumer à présent, ce qu’il m’aurait été impossible auparavant. Que dire alors pour des fonctionnaires en exercice, des salariés ou des patrons, voire d’un majordome papal au Vatican ?

Le respect de l’anonymat des personnes impliquées dans des affaires louches ? Cela s’apprécie au cas par cas. Je l’ai accordé à I., I. & I., trois frères (comme les El Maleh), au siècle dernier, collecteurs officiels de fonds du RPR, et en sous-main, régionalement, du Front national. Les faits étaient nets, clairs, précis, étayés, et je ne craignais nullement les fort peu probables actions en justice de tel ou tel groupe communautaire ou association. Après tout, la loi n’était pas enfreinte, et je ne risquais pas de poursuites pour non-dénonciation de délit (c’est aussi pourquoi passer pour un gestapiste me fait sourire ironiquement, mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres).

Voir supra les affaires Jimmy Savile (à présent 200 victimes recensées) et consorts (qui pourraient être « Uncle Dick », Paul Gadd, et j’en passe, ainsi que « diverses personnes » entendues par New Scotland Yard dont l’anonymat reste préservé pour le moment) pour se faire une opinion.
La Jewish Chronicle, alors que diverses associations communautaires israélites avaient bénéficié de fortes donations de celui qui se déclarait « le plus juif des catholiques », révèle aujourd’hui que, dans un entretien à un titre de presse, Savile avait admis qu’il ne méritait pas du tout son élogieuse réputation. Finalement, l’entretien était passé au panier. Il aurait sans doute déclenché, dès 2010, de nombreux témoignages. N’en déduisons pas si vite, ce que certains font, qu’être un grand ami d’Israël (et surtout de sa classe dirigeante), vaut impunité. S’afficher judéophile ou philosémite partisan de la cause palestinienne ne vaut pas blanc-seing.

L’oubli ? Certes. Ou plutôt le pardon ou l’absolution. Mais c’est à chaque personne d’en décider, en pleine connaissance de cause si possible. Le public est d’ailleurs fort indulgent et le nombre d’élus qui méritaient la qualification de repris de justice n’est pas si maigre : un temps privés de leurs droits civiques, ils ont fini par se faire réélire.

Enfin, il faut prendre en compte le facteur humain. J’admets que la délinquance en col blanc (et je n’ai pas fait la comptabilité des stylos personnels ou fournis par mon employeur que j’employais indifféremment au travail et à domicile) me défrise davantage que celle en col bleu (que l’ouvrier qui n’a jamais rapiné jette la première pierre à son collègue chouraveur d’occasion). Surtout de la part de celles et ceux se faisant « holier than thou » (plus blancs que tout autre). J’admets fort bien que cette « faute » avouée ne me vaut pas demi-pardon de la part de toutes et tous.

Plus que d’autres, certaines professions mettent aux prises fréquemment avec ses propres contradictions. Elles exposent davantage que d’autres à l’exercice du libre arbitre, du libre examen. Mais parfois, du fait du stress ou d’autres causes, on s’en dispense trop légèrement. Ce qui peut valoir excuse, mais non point rémission automatique.
Plaider le droit à l’erreur (et j’en ai commis, le plus souvent de toute bonne foi, ou légèrement aveuglé par des préjugés du moment), n’exonère pas tout à fait. Il est tout à fait normal que le lectorat le voit ainsi, et l’exprime.
Cette profession, par grégarisme, s’est trop souvent admonestée de manière trop cauteleuse, dont acte. À présent, en témoigne le Manifeste, elle se targue d’être mieux à même de s’autoréguler et plus apte à déceler « les excès » de « lecteurs participatifs ». Au nom de quoi ?
De rien, en fait. Nib, nihil, niente, nitchevo, nada. Mais si vous avez de meilleures solutions, plus viables et efficaces, lecteurs participatifs, ne vous retenez pas de les exposer…

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

4 réflexions sur « Médialogie : droits à l’anonymat et à l’oubli »

  1. Il me semble utile de préciser que, jusqu’à nouvel ordre, [i]Come4News [/i]n’est pas membre du Syndicat de la presse d’information en ligne.

  2. [b]Bonsoir jeff :

    Peut être hors sujet, mais comme je n’ai pas envie de le traiter, e voudrai ton avis sur ce qu’OWNI annonce dans sa new letter de ce matin :

    Flore Pélerin (si mes souvenirs sont bons) demande à Google de payer pour le référencement des articles sur sa page.

    Google refuse évidemment et menace la France et toute la presse française de ne plus référencer aucun de ses titres (C4N compris), si la dame ne renonce pas à son idée farfelue.

    Qu’en penses tu.
    (j’espère juste avoir bien retranscrit ce que j’ai compris en lisant l’article sur OWNI)

    SOPHY[/b]

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