Séisme au Japon « oblige », la manifestation de jeunes marocains à Casablanca, le 13 mars dernier, n’a guère fait parler d’elle dans les médias français. Pas de morts, pas de blessés  vraiment très graves recensés. Un appel à une nouvelle manifestation, le 20 mars, est lancé par le mouvement « Jeunesse » (dit du 20 février). Le roi, Mohamed VI, a fait des avancées vers une monarchie parlementaire, mais les revendications restent « moins de corruption, plus de liberté et de dignité. ».

Je ne sais si la manifestation du 20 février dernier avait ou non réuni plus ou moins de 300 000 personnes. Elle aurait, dans diverses localités marocaines, tourné à l’émeute : 33 édifices publics, 24 agences bancaires, 50 commerces et édifices privés, 66 véhicules incendiés ou endommagés, selon un bilan officiel.

Cette fois, à Casablanca, il y aurait eu une dizaine ou des dizaines de blessés, selon les sources. Il semblerait que des groupes épars auraient organisé des sit-in en divers endroits. Selon le blogue Bilali, qui rapporte des témoignages, Fatima Zarah Chafei, Ali Mohamed Sassi, Mutapha Bouzazir, Mohamed Daidea, et d’autres membres du PSU (Parti socialiste unifié) auraient été arrêtés (puis relâchés). Les manifestant·e·s auraient, selon le préfet de police, préparé une marche.
Selon des témoignages, ils se seraient relevés quand la police a voulu les disperser, d’autres auraient été interceptés avant d’avoir pu rejoindre des points de rassemblement.
Cela n’est pas passé inaperçu : « entre nous et les rangées des forces anti-émeute s’incrustent des journalistes et des cameramen (…) ils sont courageux, ces gars… ». Ou plutôt, ils se croient à l’abri des coups intentionnels, du fait de leur équipement, ou ils le sont effectivement, selon les ordres reçus ou leur interprétation. S’interposer demande du cran, ou de la témérité pas trop réfléchie, parfois, effectivement, du courage. Il semble que le climat, au Maroc, n’est pas à « casser du manifestant », dans l’immédiat en tout cas.

S’il n’y a pas eu sans doute « des dizaines » de blessés graves, il y a bien eu des dizaines de molestés, soit toutes celles et ceux qui n’ont pu se disperser ou se réfugier dans des commerces. Toutefois, une dépêche AFP de ce jour fait état de « dizaines de personnes blessées, certaines grièvement. ». Au Fait (quotidien marocain) recense à présent « une trentaine de personnes blessées, certaines grièvement. ». Réalité ou intimidation ?

Divers facteurs peuvent expliquer que les médias n’ont pas fait grand cas de cet événement : les grandes formations n’avaient pas appelé à manifester, le discours du roi annonçant des réformes, une actualité internationale se focalisant sur le Japon, la Lybie, &c., pas de tirs de la police… Et puis, peut-être, le fait que le mouvement Justice et Bienfaisance (Al Adl Wal Ihsane, parfois traduit Justice et Spiritualité), formation d’Abdessalam Yassine, aurait été actif dans les rassemblements.

Dans les manifestations en Tunisie, Sophie Bessis, universitaire, et d’autres observateurs, ont décelé une « composante libertaire ». La convergence de cultures politiques différentes, de classes sociales parfois antagonistes, et l’absence initiale de slogans religieux, en Tunisie comme en Égypte, ont mis à mal les clichés antérieurs. « La théorie du choc des civilisations est aujourd’hui obsolète, il n’y a pas d’essentialisme, » relève Sophie Bessis pour Mediapart.

Elle estime aussi que les mouvements islamistes ou assimilés vont plutôt explorer « la voie turque ». Laquelle n’est pas aussi rassurante, pour le respect des libertés fondamentales, pour les droits des femmes, qu’il le parait majoritairement. Le Premier ministre Erdogan s’insurge lorsque, après l’arrestation récente de plus d’une douzaine de journalistes, il lui est reproché de vouloir « bâillonner la presse ». Il y a en fait près de 70 journalistes détenus en Turquie (27 selon le gouvernement). Dimanche dernier, une manifestation a ressemblé des milliers de manifestants à Istanbul. Parmi les journalistes emprisonnés figure Ahmet Sik, qui, signale Reporters sans frontières, « travaille à rédaction d’un document sur l’infiltration de la police par des éléments de la secte islamiste Gülen. ». De la justice aussi, de tout l’appareil d’État, pourrait-on ajouter.

Il y aurait en Turquie deux appareils d’État, en fait, l’officiel et « l’État profond » (Derin Devlet), miné par les fethulla de l’imamFethullah Gülen. Cette communauté, ou confrérie, est puissante, en Turquie comme à l’international, et notamment en France.

Il va falloir s’y faire. Ce n’est pas parce que l’épouvantail islamiste a perdu de sa crédibilité que des islamistes zélés, se motivant eux-mêmes ou plus ou moins téléguidés, ne vont plus faire parler d’eux. De la même manière, les Chevaliers du Christ, l’Opus Dei, font de manière récurrente l’actualité. Il est peut-être prématuré d’assimiler les partis politiques se réclamant de l’Islam à la « démocratie chrétienne » aux multiples composants, parfois antagonistes. Peut-être pas.

Dans le cas du royaume chérifien, dirigé par un prince des croyants (titre appartenant aussi au sultan de Brunei et que le mollah Omar d’Afghanistan s’est octroyé), Al Adl Wal Ihsane s’oppose à la suprématie religieuse du roi. De même, au Royaume-Uni, des églises autocéphales anglicanes ne considèrent pas la reine d’Angleterre pour lui dénier son titre de Cheffe suprême de l’Église et du clergé d’Angleterre. L’islam n’est pas plus unifié que la chrétienté, et il est à parier que les divers courants nationaux puissent contribuer à un plus grand fractionnement.

Mais c’est peut-être symboliquement au Maroc, du fait que la personne même du roi y est révérée, que la notion d’islamisme devra être singulièrement affinée. Le Mouvement du 20 février, qui a appelé aux dernières manifestations à Rabat et Casablanca, à Marrakech (où il aurait été procédé à deux arrestations), mais aussi à Paris (devant l’ambassade), comprend de multiples composantes. Le Mouvement Amazigh (berbère) en est une, Justice et Bienfaisance une autre. Il n’est pas si sûr que le régime « makhzénien » soit si unique et indivisible : les walis et gouverneurs font tous allégeance au roi, mais ont pris l’habitude de se comporter en potentats. Il y a effectivement une « exception marocaine », le plus souvent fantasmée.

Sur Facebook, une multitude de groupes cohabitent, reprenant l’intitulé « Fier d’être marocain », comprenant de trois à 300 membres, dont l’un, « Fier d’être marocain musulman » se veut majoritairement monarchiste, et glorifie le « Lion du Maroc » (le roi). Et aussi divers groupes « Contre le mouvement du 20 février ». Les convergences de classes sont beaucoup moins évidentes au Maroc qu’en Tunisie. À moins qu’il ne s’agisse d’une meilleure prise en compte, par le pouvoir chérifien, des réseaux. De plus, la présence du Polisario, la proximité de l’Algérie et l’Espagne, désignées par le pouvoir en tant qu’adversaires résolus, créent des réflexes nationalistes qui profitent au roi.

La progression du groupe Facebook « Mouvement du 20 février », d’exponentielle, semble se ralentir, sans qu’on puisse attribuer à la répression des récentes manifestations ou à des contre-feux médiatiques la cause de ce fléchissement. Une partie de la presse marocaine commence à pointer les islamistes qui auraient « gâché la manifestation ». Elle met aussi en valeur les réactions étrangères favorables au dernier discours du roi promettant une révision constitutionnelle n’entamant pas son pouvoir régalien.

Pour le moment, au Maroc, c’est la grève des transporteurs qui est le mouvement social le plus commenté (à la suite de l’instauration d’une carte professionnelle qui pourrait favoriser les « sociétés plus ou moins chouchoutées par le ministère » aux dépens des petits opérateurs, selon Al Bayane). À Casablanca, la pluie et les égouts bouchés rendent l’air irrespirable dans certaines parties de la ville. Le PAM (Parti de l’authenticité et de la modernité), dont beaucoup de Marocaines et Marocains attendaient davantage, notamment aux divers niveaux locaux, appelle les jeunes, dont il avait salué « les manifestations pacifiques et politiques », à « dépasser le stade d’expression des revendications et à adhérer (…) à l’action politique. ». Sans vraiment convaincre.

Pour Nicolas Beau, il faut retenir que des graffitis « M6, dégage » ou « M6, rend l’argent » seraient apparus. « La personne du Roi est directement mise en cause, y compris sa vie privée, ce qui est tout à fait nouveau, » relève le journaliste spécialiste du Maghreb. Pour son confrère marocain Ahmed Benseddik, « le makhzen (…) donne l’illusion de se réformer » et le discours du roi « a pour objectif d’avorter le 20 mars » avant, peut-être, que soient envisagées « des élections truquées ».

Bref, on aurait fait donner le bâton, sans trop d’excès pour ne pas susciter de tollé et d’émotion, tout en agitant la carotte qui sera progressivement éloignée, et brandi la menace de l’ennemi intérieur (l’islamisme) en réactivant celle de l’extérieur (Algérie, Polisario, Espagne…).

La jeunesse marocaine sera-t-elle intimidée, dupe, rassérénée, ou au contraire poussée de nouveau à se mobiliser ? Première réponse le 20 mars. D’autres risquent de suivre…