Les Anonymous ont fait parler d’eux en prenant part aux révolutions tunisienne et égyptienne, piratant des sites gouvernementaux et ceux de la télévision nationale TV7 et de la bourse tunisiennes, et favorisant la circulation de l’information et la préservation de l’anonymat des blogueurs qui prenaient publiquement parti contre le régime. Mais qui sont ces anonymes ? Quelle est cette organisation qui met en péril une dictature et n’hésite pas à s’attaquer également à l’Église de Scientologie, à Sony ou encore aux entreprises qui ont bloqué les financements de Wikileaks ?

{mosimage}Anonymous est « sorti de l’anonymat », si tant est que l’on puissele dire ainsi, en déclarant la guerre à l’Église de scientologie en 2008 (opérationChanology). Alors que la secte cherchait à faire interdire une de ses vidéos internes qui avait fuitée sur internet, et qui montrait un Tom Cruise tenant des propos fortement teintés de fanatisme, une autre vidéo apparaît sur le web, laquelle ne contient rien d’autre qu’une déclaration de guerre à l’encontre de la Scientologie et un appel à l’action lancé à la communauté des internautes. « Nous allons vous détruire ». Anonymous revendique la libre circulation de l’information, et accuse la secte de manipulation et de censure. S’en suit une série d’attaques par déni de service (attaques DOS : un grand nombre de requêtes simultanées et répétées sont adressées au site qui voit ses ressources entièrement occupées et ne peut plus fournir ses services habituels ; le site devient inaccessible) portant sur les sites de l’Église. Par la suite, les inaugurations de locaux scientologues seront systématiquement le théâtre de manifestations hostiles à la secte, Anonymous prenant soin de faire connaître à l’avance ces évènements.

La seconde opération (opération Payback) vise, toujours par des attaques DOS, les sites d’entreprises bollywoodiennes en représailles à leurs propres attaques lancées sur des sites d’échange peer-to-peer de fichiers, ceci parce que des fichiers protégés par le droit d’auteur y sont échangés. Fidèle à son précepte de la libre circulation de l’information, les « Anons » s’opposent radicalement à ces tentatives de bloquer les échanges. L’opération se poursuit ensuite à l’encontre de nouvelles cibles : les sites des compagnies Mastercard et Visa et le site Postfinance.ch, qui ont suspendu les services permettant à wikileaks de percevoir des dons. Julian Assange et son organisation Wikileaks sont en effet accusés d’espionnage pour avoir révélé au public des câbles diplomatiques riches de secrets compromettant le gouvernement (entre autres) américain. Les Anonymous faciliteront la diffusion de ces câbles afin de rendre impossible toute censure, constituant un vaste réseau au travers duquel se repend l’information.

 

Wikileaks divise de par ses actions visant à rendre publics les secrets d’État voire certains secrets industriels. A ce moment là, Anonymous est encore peu connu, et surtout négativement : des hackers, des terroristes ou au mieux des vandales : des pirates sans foi ni loi qui s’en prennent à la propriété en mettant hors service des sites commerciaux ou gouvernementaux. Fin2010, un jeune français de 15 ans sera interpelé pour avoir pris part à l’une de ces attaques. Mais l’opinion publique mondiale va faire la connaissance de cette communauté avec l’opération Optunisia qui vise à faciliter la circulation de l’information entre les révolutionnaires tunisiens et à préserver l’anonymat des blogueurs engagés dans le mouvement. Au début de cette opération, l’on pense qu’il y aurait eu moins d’une centaine d’Anonymous en Tunisie. Ils seront plus de quatre-mille un mois plus tard. Selon un des opposants arrêtés par la police tunisienne, Slim Amamou, l’action de la communauté a été « déterminante » dans l’extension de la révolte en Tunisie, avis que partage Lucie Morillon, membre de Reporters Sans Frontières.

 

Qui sont donc ces anonymes qui menacent dictateurs, industriels et gouvernements ? Qui dirige cette organisation ? Combien sont-ils ? Impossible d’obtenir de réponse à ces questions. « Nous sommes anonymes. Nous sommes légion. Nous n’oublions pas. Nous ne pardonnons pas » répondent les intéressés.

 

 

Une intelligence collective, des individualités en réseau


Anonymous n’a pas de tête. Anonymous n’est personne, et est donc potentiellement tout le monde. C’est ce qui fait la force de ce mouvement, et qui le rend si insaisissable. Anonymous, c’est une communauté fluctuante d’anonymes travaillant ensemble dans la même direction, pour un certain temps.

 

Leur nom est inspiré par l’anonymat permis aux utilisateurs postant des images et des commentaires sur internet. Le mouvement est né sur l’image board (forum sur lequel l’on poste des images auxquelles peut être associé du texte) 4chan, honnis des néoconservateurs américains du fait que l’anonymat et le grand nombre d’utilisateurs postant des messages à toute vitesse (un sujet de discussion n’a une durée de vie que de quelques heures au maximum) rendent impossible tout contrôle. Les utilisateurs qui ne renseignent pas leur identité (c’est à dire à peu près tous) sont désignés sur le forum par la mention « anonyme » (« anonymous »). De là l’idée qu’Anonymous est une entité, comme si tous ces messages d’ « anonyme » étaient émis par une seule et même personne. Anonymous est rapidement devenu un mème : une représentation collective d’une conscience du web formée par la multitude des internautes anonymes, se répandant comme une trainée de poudre sur le web.

 

Alors qui sont cesAnons ? Ce sont des individus partageant un but commun, la libre circulation de l’information, et s’auto-organisant de manière informelle, se coordonnant en vue de mener des actions communes contre ceux qui s’opposent à cette libre circulation. Certains y voient la première conscience véritablement collective, contrairement aux formes d’organisations habituelles qui subordonnent la diversité des individualités à un centre normatif, un pouvoir central.

 

« Anonymous est la première superconscience construite à l’aide de l’Internet. Anonymous est un groupe semblable à une volée d’oiseaux. Comment savez-vous que c’est un groupe ? Parce qu’ils voyagent dans la même direction. À tout moment, des oiseaux peuvent rejoindre ou quitter le groupe, ou aller dans une direction totalement contraire à ce dernier. » — Chris Landers, Baltimore City Paper, 2 avril 2008

 

Anonymous n’est pas un groupe homogène mais une communauté informelle. Les individus y agissent avant tout en tant qu’individus, et le groupe n’existe qu’en tant que convergent les actions individuelles vers un même but permettant la coopération et la coordination qui améliorent la stratégie et la puissance d’attaque. Cela signifie que personne ne décide d’une action pour le groupe, mais que quelques uns quelque part, à un moment donné, lancent une idée qui va dans le sens des attentes des autres de sorte que de nombreux autres anonymes vont y participer. Pour autant, il n’y a pas un groupe qui participerait entièrement à l’action, pas plus que l’on peut dire qu’une partie du groupe y a participé : la communauté se restructure en permanence ; à un moment donné, Anonymous, ce sont les individus anonymes coordonnés dans une action commune. Anonymous n’existe qu’en tant qu’Anonymous agit, que des individus anonymes agissent ensemble. Les Anonymous ont pour habitude d’attaquer en grand nombre au même moment un site ciblé ; ils peuvent aussi lancer des mots d’ordres de manifestation, comme ce fut le cas avec le projet Chanology, ou simplement diffuser une information permettant à chacun de réagir efficacement aux actions de leurs adversaires.

C’est pourquoi lorsqu’on lit ici ou là que « les Anonymous devraient aider le Japon », on a envie de répondre aux auteurs de pareilles sorties : « Va avec tes amis au Japon, aidez, ne dévoilez pas vos identités, et les Anonymous auront aidé le Japon ». C’est aussi simple que cela. Anonymous est l’action coordonnée d’individus anonymes unis par une cause commune. Mais la communauté ne possède pas de fonds ni de matériel commun pour ses actions, aucune logistique fixe ni aucun corpus idéologique, ni même de membres permanents ou de frontière fixée. Chacun vient avec ce qu’il a, le temps d’une action dans laquelle il se reconnait. Il serait dès-lors illusoire d’attendre des anonymes qu’il débarquent avec une puissante machinerie pour tout remettre dans l’ordre. Ils sont plutôt cette mauvaise conscience qui nous rappelle à l’ordre et nous invite à sortir de notre léthargie pour nous réapproprier ce qui n’a jamais cessé de nous appartenir : le savoir, la connaissance, la culture, la liberté.