Chômage, vie chère, inégalités, clientélisme… Les nouvelles générations expriment leur ras-le-bol face à l’absence d’avenir. Des émeutes – partout réprimées – secouent le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.
Mêmes causes, mêmes effets. A Sidi Ifni, un petit port du Sud marocain, les forces de l’ordre sont intervenues, le 6 juin, pour disperser sans ménagement de jeunes manifestants qui bloquaient depuis une semaine l’accès aux quais à la suite d’un tirage au sort organisé par la municipalité pour l’embauche de trois personnes. Bilan : 44 blessés, selon les autorités.
La veille, à Redeyef, une ville minière proche de Gafsa, dans le centre de la Tunisie, un chômeur de 25 ans a été tué lors de très violents accrochages opposant la police à de jeunes protestataires. Traditionnellement frondeuse, cette région est en ébullition depuis la publication, au début de l’année, des résultats d’un concours d’entrée à la Compagnie des phosphates de Gafsa, le seul employeur (public) du bassin (voir L’Express du 15 mai).
L’Algérie n’est pas en reste. Régulièrement, des jeunes y brûlent des pneus, barrent des routes et s’en prennent aux bâtiments publics pour protester contre la « malvie ». Le détonateur est souvent anodin : la défaite d’une équipe de foot, une rixe avec des policiers, la distribution, au compte-gouttes, de logements sociaux… Les émeutes durent quelques heures, ou quelques jours. Ces coups de colère accompagnés d’actes de vandalisme sont, depuis le début du printemps, de plus en plus fréquents. Au point d’être devenus l’unique forme de contestation sociale.
La colère des « diplômés chômeurs »
En avril, la ville de Tiaret, dans le centre du pays, s’est enflammée parce qu’un ministre s’était rendu sur place afin d’assister aux obsèques de jeunes harraga – candidats à l’émigration clandestine – dont les corps avaient été repêchés quelques jours plus tôt.
En mai, des émeutes ont éclaté en plusieurs endroits : à Gdyel, près d’Oran, après un suicide et la noyade d’autres harraga ; à Ouargla, dans le Sud, parce que des jeunes s’étaient sentis insultés par des propos du préfet ; à Chlef, à mi-chemin d’Alger et d’Oran, à cause du retard pris dans un programme de construction de logements. A Oran, enfin, des troubles ont agité la deuxième ville du pays : les violences, qui ont fait 300 blessés, ont été déclenchées par la relégation en deuxième division du club de foot local ! Plusieurs dizaines de manifestants ont été interpellés.
Chômage, vie chère, inégalités, clientélisme, absence d’avenir : les jeunes Maghrébins expriment dans la rue leur mal-être et leur ras-le-bol. Quand ils ne décident pas de « brûler » leurs papiers et les frontières en embarquant pour l’Europe à leurs risques et périls. Ou de s’engager dans un jihad mortifère.
La flambée des prix des denrées alimentaires, que les subventions des Etats ne suffisent plus à contenir, et la dégradation des conditions de vie qui en résulte alimentent la crise sociale. Le Maroc aura sans doute dépensé, en 2008, 40 milliards de dirhams (3,5 milliards d’euros) pour soutenir les prix des carburants, des céréales et du sucre, soit 5 % de son PIB. A long terme, c’est évidemment insoutenable.
En Algérie, la hausse du cours des hydrocarbures, qui a propulsé les réserves de change au-dessus de la barre des 80 milliards d’euros, est un motif supplémentaire d’exaspération. Mais c’est surtout le chômage des jeunes, endémique, qui ronge les trois pays, malgré une croissance soutenue.
En Tunisie, où 60 000 diplômés arrivent chaque année sur le marché du travail, le chômage des moins de 25 ans se situerait aux alentours de 20 %, au lieu de 14 % en moyenne. Plusieurs dispositifs ont pourtant été mis en place qui permettent la prise en charge par l’Etat des premiers mois de salaire, le financement de microentreprises et l’accès à des programmes de formation. Les experts estiment qu’il faudrait une croissance de 8 % pour absorber les nouveaux demandeurs d’emploi.
En outre, une bonne partie des 150 filières proposées par l’université tunisienne ne sont pas adaptées au marché du travail. Le constat est le même au Maroc, où seules quelques formations sélectives préparent aux métiers dont le secteur privé a besoin. Le pays, en plein développement, manque d’ingénieurs et d’informaticiens. Mais, selon les chiffres du Haut-Commissariat au plan, 4 demandeurs d’emploi sur 10 ont moins de 25 ans et le taux de chômage à la sortie de l’enseignement supérieur s’établit à 20,8 %.
En ville, 20 % des ménages mettent l’emploi en tête de leurs préoccupations. Depuis dix ans, chaque jour ou presque, des dizaines de « diplômés chômeurs » expriment leur colère, à l’appel de l’une ou l’autre de leurs associations, devant le Parlement de Rabat.
L’Algérie est riche… mais pas les Algériens
La violence des incidents de Sidi Ifni a été dénoncée avec vigueur par les associations de défense des droits de l’homme, ainsi que par une grande partie de la presse du royaume. Personne, au Maroc, n’a oublié les « émeutes de la faim » qui avaient fait une soixantaine de morts à Casablanca en 1981… « Les gens ont peur de l’avenir, commente Ahmed Lahlimi, haut-commissaire au plan et figure de l’Union socialiste des forces populaires, principal parti de la gauche marocaine et membre de la coalition gouvernementale. Or les Marocains, après avoir longtemps vécu dans une société bloquée, ont pris l’habitude de manifester. Les forces de l’ordre ne savent pas toujours faire face.
Il arrive qu’il y ait des bavures. Je n’en suis pas moins convaincu que c’est en laissant les gens s’exprimer, même dans la rue, que l’on évitera une explosion sociale. » L’emploi est au coeur des politiques publiques et de l’Initiative nationale pour le développement humain, un programme de lutte contre la pauvreté lancé il y a trois ans. La croissance reste cependant largement tributaire des aléas climatiques, même si la situation s’est sensiblement améliorée ces dernières années. « Je n’ai pas de baguette magique », avait prévenu Mohammed VI en 1999, peu après son accession au trône.
L’Algérie, elle, est riche. Mais les Algériens, eux, continuent à tirer le diable par la queue, à s’entasser dans des appartements exigus, à vivre de petits boulots. Le taux de chômage des jeunes atteint 25 % (13 % en moyenne), le pays manque de 1,5 million de logements. Il y a aussi la hogra, un mot propre à l’Algérie, presque intraduisible, qui exprime le sentiment qu’ont les citoyens d’être méprisés par un Etat autiste face à leurs revendications. Pétrole, gaz, plaines fertiles, plages ensoleillées à deux heures de l’Europe… Les Algériens n’ignorent rien de cet énorme potentiel. Et ils enragent de vivre aussi mal alors que leur pays était celui de tous les possibles.
L’EXPRESS – Par Dominique Lagarde avec Baya Gacemi (à Alger) – le 19/06/2008
Chômage, vie chère, inégalités, clientélisme… Les nouvelles générations expriment leur ras-le-bol face à l’absence d’avenir. Des émeutes – partout réprimées – secouent le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.
Mêmes causes, mêmes effets. A Sidi Ifni, un petit port du Sud marocain, les forces de l’ordre sont intervenues, le 6 juin, pour disperser sans ménagement de jeunes manifestants qui bloquaient depuis une semaine l’accès aux quais à la suite d’un tirage au sort organisé par la municipalité pour l’embauche de trois personnes. Bilan : 44 blessés, selon les autorités.
La veille, à Redeyef, une ville minière proche de Gafsa, dans le centre de la Tunisie, un chômeur de 25 ans a été tué lors de très violents accrochages opposant la police à de jeunes protestataires. Traditionnellement frondeuse, cette région est en ébullition depuis la publication, au début de l’année, des résultats d’un concours d’entrée à la Compagnie des phosphates de Gafsa, le seul employeur (public) du bassin (voir L’Express du 15 mai).
L’Algérie n’est pas en reste. Régulièrement, des jeunes y brûlent des pneus, barrent des routes et s’en prennent aux bâtiments publics pour protester contre la « malvie ». Le détonateur est souvent anodin : la défaite d’une équipe de foot, une rixe avec des policiers, la distribution, au compte-gouttes, de logements sociaux… Les émeutes durent quelques heures, ou quelques jours. Ces coups de colère accompagnés d’actes de vandalisme sont, depuis le début du printemps, de plus en plus fréquents. Au point d’être devenus l’unique forme de contestation sociale.
La colère des « diplômés chômeurs »
En avril, la ville de Tiaret, dans le centre du pays, s’est enflammée parce qu’un ministre s’était rendu sur place afin d’assister aux obsèques de jeunes harraga – candidats à l’émigration clandestine – dont les corps avaient été repêchés quelques jours plus tôt.
En mai, des émeutes ont éclaté en plusieurs endroits : à Gdyel, près d’Oran, après un suicide et la noyade d’autres harraga ; à Ouargla, dans le Sud, parce que des jeunes s’étaient sentis insultés par des propos du préfet ; à Chlef, à mi-chemin d’Alger et d’Oran, à cause du retard pris dans un programme de construction de logements. A Oran, enfin, des troubles ont agité la deuxième ville du pays : les violences, qui ont fait 300 blessés, ont été déclenchées par la relégation en deuxième division du club de foot local ! Plusieurs dizaines de manifestants ont été interpellés.
Chômage, vie chère, inégalités, clientélisme, absence d’avenir : les jeunes Maghrébins expriment dans la rue leur mal-être et leur ras-le-bol. Quand ils ne décident pas de « brûler » leurs papiers et les frontières en embarquant pour l’Europe à leurs risques et périls. Ou de s’engager dans un jihad mortifère.
La flambée des prix des denrées alimentaires, que les subventions des Etats ne suffisent plus à contenir, et la dégradation des conditions de vie qui en résulte alimentent la crise sociale. Le Maroc aura sans doute dépensé, en 2008, 40 milliards de dirhams (3,5 milliards d’euros) pour soutenir les prix des carburants, des céréales et du sucre, soit 5 % de son PIB. A long terme, c’est évidemment insoutenable.
En Algérie, la hausse du cours des hydrocarbures, qui a propulsé les réserves de change au-dessus de la barre des 80 milliards d’euros, est un motif supplémentaire d’exaspération. Mais c’est surtout le chômage des jeunes, endémique, qui ronge les trois pays, malgré une croissance soutenue.
En Tunisie, où 60 000 diplômés arrivent chaque année sur le marché du travail, le chômage des moins de 25 ans se situerait aux alentours de 20 %, au lieu de 14 % en moyenne. Plusieurs dispositifs ont pourtant été mis en place qui permettent la prise en charge par l’Etat des premiers mois de salaire, le financement de microentreprises et l’accès à des programmes de formation. Les experts estiment qu’il faudrait une croissance de 8 % pour absorber les nouveaux demandeurs d’emploi.
En outre, une bonne partie des 150 filières proposées par l’université tunisienne ne sont pas adaptées au marché du travail. Le constat est le même au Maroc, où seules quelques formations sélectives préparent aux métiers dont le secteur privé a besoin. Le pays, en plein développement, manque d’ingénieurs et d’informaticiens. Mais, selon les chiffres du Haut-Commissariat au plan, 4 demandeurs d’emploi sur 10 ont moins de 25 ans et le taux de chômage à la sortie de l’enseignement supérieur s’établit à 20,8 %.
En ville, 20 % des ménages mettent l’emploi en tête de leurs préoccupations. Depuis dix ans, chaque jour ou presque, des dizaines de « diplômés chômeurs » expriment leur colère, à l’appel de l’une ou l’autre de leurs associations, devant le Parlement de Rabat.
L’Algérie est riche… mais pas les Algériens
La violence des incidents de Sidi Ifni a été dénoncée avec vigueur par les associations de défense des droits de l’homme, ainsi que par une grande partie de la presse du royaume. Personne, au Maroc, n’a oublié les « émeutes de la faim » qui avaient fait une soixantaine de morts à Casablanca en 1981… « Les gens ont peur de l’avenir, commente Ahmed Lahlimi, haut-commissaire au plan et figure de l’Union socialiste des forces populaires, principal parti de la gauche marocaine et membre de la coalition gouvernementale. Or les Marocains, après avoir longtemps vécu dans une société bloquée, ont pris l’habitude de manifester. Les forces de l’ordre ne savent pas toujours faire face.
Il arrive qu’il y ait des bavures. Je n’en suis pas moins convaincu que c’est en laissant les gens s’exprimer, même dans la rue, que l’on évitera une explosion sociale. » L’emploi est au coeur des politiques publiques et de l’Initiative nationale pour le développement humain, un programme de lutte contre la pauvreté lancé il y a trois ans. La croissance reste cependant largement tributaire des aléas climatiques, même si la situation s’est sensiblement améliorée ces dernières années. « Je n’ai pas de baguette magique », avait prévenu Mohammed VI en 1999, peu après son accession au trône.
L’Algérie, elle, est riche. Mais les Algériens, eux, continuent à tirer le diable par la queue, à s’entasser dans des appartements exigus, à vivre de petits boulots. Le taux de chômage des jeunes atteint 25 % (13 % en moyenne), le pays manque de 1,5 million de logements. Il y a aussi la hogra, un mot propre à l’Algérie, presque intraduisible, qui exprime le sentiment qu’ont les citoyens d’être méprisés par un Etat autiste face à leurs revendications. Pétrole, gaz, plaines fertiles, plages ensoleillées à deux heures de l’Europe… Les Algériens n’ignorent rien de cet énorme potentiel. Et ils enragent de vivre aussi mal alors que leur pays était celui de tous les possibles.
L’EXPRESS – Par Dominique Lagarde avec Baya Gacemi (à Alger) – le 19/06/2008
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