Désormais, les États-Unis plaident pour une intervention militaire aux côtés des forces de la Ligue arabe en Lybie. Est-ce trop tard ? Quel est le but : anéantir le régime de Kadhafi ou permettre à la Cyrénaïque (Benghazi, Tobrouk…) de subsister avant d’être submergée, ou de réellement résister ?

 

« Nous ne combattions pas que les troupes de Kadhafi. Des gens d’Ajdabiya les ont aussi rejoints. Ils prétendaient être partisans de la révolution et ils changent de camp parce qu’ils croient que Kadhafi va l’emporter. » Ce témoignage, de Mohamed Shawar, recueilli par Kim Sengupta pour The Independent, jette un froid. Dans le même quotidien, une tribune libre d’Hana El-Gallal, professeure de droit à Benghazi, ville désertée ou presque par la presse internationale repliée sur Tobrouk, éclaire (ou plutôt brouille) les propos du fils Kadhafi (reproduits partout) et de son père (entretien publié mercredi sur le site du Figaro). « On nous nomme rebelles, mais nous ne sommes pas des rebelles. Nous sommes un peuple qui veut tout simplement les mêmes libertés et droits dont bénéficient les gens en Occident. Depuis 42 ans, un homme et sa famille ont dénié aux Libyens leur dignité. ». Pour Hana El-Gallal, aucun doute, un génocide se prépare, et elle n’aura d’autre choix que de combattre pour sa survie : « nous ne voulions pas combattre, nous avons été forcés de le faire (…) nous allons tous mourir. ». « Nous avons tous entendu les discours de Kadhafi et de ses fils : la communauté internationale croit-elle réellement que nous sommes des partisans drogués d’Al Quaida ? Elle obtiendra vite une réponse quand, Kadhafi ayant atteint Benghazi, les photos de nos enfants massacrés feront le tour du monde. ».

C’est à la fois ce qu’une large partie de la « communauté internationale » veut et ne veut pas entendre. Je ne mets aucunement en doute la parole de cette mère qui craint pour sa vie et celle de ses enfants. Elle est certainement sincère en proclamant que les troupes multinationales seront accueillies à Benghazi dans la liesse.

Hana El-Gallal ne parle sans doute pas que pour elle-même. Non pas parce que cette juriste se serait concertée avec des membres du Conseil transitoire, mais parce qu’elle reflète sans doute l’opinion prévalente en Cyrénaïque, dans les régions berbères proches de la Tunisie, peut-être aussi dans d’autres, mais est-ce bien le cas à Syrte ?

Le revirement américain tient compte de ce nouveau facteur : le délégué du Conseil transitoire auprès des États-Unis a plaidé pour une intervention armée. Ce n’était pas le cas alors que beaucoup de Libyens qu’elle n’était pas nécessaire parce que même les proches du clan Kadhafi allaient le lâcher. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Kadhafi, natif de Syrte, ne compte pas que sur des foules plus ou moins endoctrinées et versatiles. Même ceux qui se plaignaient d’être moins favorisés que d’autres par le régime, et auraient pu faire défection, se sont ralliés à l’un des « leurs ». Le clan Kadhafi n’est pas comparable à la clique Ben Ali. La Lybie, depuis 1951, est restée marquée par la prégnance d’un phénomène tribal beaucoup plus limité en Tunisie, celle d’avant l’indépendance, celle de Bourguiba.

L’autre facteur, c’est que les beaux discours de Cameron et de Sarkozy se heurtent à une pénible réalité : l’incapacité militaire de reproduire une invasion telle celle de l’Irak est évidente, la faiblesse des deux armées, de leurs forces aériennes, surtout si deux membres de l’Otan comme l’Italie et la Turquie refusent leur concours, ne pourront plus suffire à renverser Kadhafi et faire basculer ses soutiens.
Il n’était absolument pas sûr que les Tornado et les Mirage franco-britanniques aient suffi, sans large coopération internationale, à établir une zone de non-survol. En tout cas, pas depuis la seule base d’Istres, pas sans la coopération active des pays voisins de la Lybie. Et puis, qui peut croire que Total Sarkozy se soit démené pour les seuls beaux yeux d’infirmières bulgares ou pour favoriser la fréquentation du Centre culturel français de Sofia ? Qui croit que Shell Cameron n’est animé que par la compassion humanitaire ?

Anders Fogh Rasmussen, politicien danois devenu secrétaire général de l’Otan, vient d’estimer qu’il n’était pas trop tard. Sa rhétorique est classique : « la communauté internationale peut protéger le peuple libyen si le régime affaibli continue d’attaquer son propre peuple. ». C’est malgré tout trop tard : Benghazi est encerclée, peut encore riposter (avec, croit-on, deux chasseurs Mig, un autre appareil, et sans doute des tanks à opposer à ceux d’en face qui restent distants). Mais la Croix Rouge (peut-être une trentaine de personnes sur place) et Médecins sans frontières ont déjà rejoint la presse internationale à Tobrouk.

Le revirement américain s’explique par l’urgence humanitaire, mais aussi, peut-être, assurément, par d’autres facteurs. Il peut s’agir d’éviter de favoriser, par une manifestation d’impuissance, une évolution de l’armée égyptienne à la pakistanaise.

On ne sait si Zueitina, un port pétrolier situé à 130 km de Benghazi, a été repris ou non. Misrata et Ajdabiyah sont encerclées. De son côté, Kadhafi poursuit son offensive médiatique en assurant aux Russes, via Russia Today, qu’Al Quaida fera de la Lybie un « second Afghanistan ». Il laisse entendre à la Chine, l’Inde et la Russie qu’elles supplanteront Eni et Repsol, BP, la Shell, Total…

On ne sait pas encore ce qu’un mandat limité de l’Onu pourrait autoriser à une coalition internationale. Pour le moment, ce qui semblerait envisageable, si Benghazi résiste, peut-être d’autres localités, serait d’imposer un cessez-le-feu de facto en Cyrénaïque. La Chine veut que « la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Libye soient respectées. ». La Russie sonde les intentions réelles des pays du Golfe. Beaucoup peut se jouer dans les toutes prochaines heures. Mais il n’est pas sûr qu’une intervention aérienne soit suffisante. Celle de Bosnie marque encore les esprits.