Certes, vu de Paris, Londres et ailleurs, du moins pour une majorité des lectorats des presses de divers pays, l’efficacité voudrait de liquider militairement toute la famille Kadhafi. Et après ? Ce n’est pas ce qu’indique la résolution 1973, ce n’est pas la manière dont l’interprètent la Russie, la Chine, pour ne citer que deux gouvernements parmi tant d’autres.

Pour le moment, les titres de la presse anglaise ou française ne sont pas de tonalité guerrière, celles et ceux qui approuvent ou désapprouvent David Cameron et Nicolas Sarkozy, pour des raisons loin d’être nettement tranchées, conservent voix au chapitre. Nicolas Sarkozy a indéniablement marqué un point puisque c’est à Paris que se réunissent des chefs d’États, le secrétaire général de l’Onu, Ban Ki-moon, Catherine Ashton (Union européenne), des représentants des États-Unis. Ce dont il doit aussi être question, c’est de la manière de concevoir le « peuple libyen » et « les civils et les étrangers ».

Des civils en armes sont des combattants, qu’ils soient libyens ou ressortissants étrangers, et tout le peuple libyen n’est pas massivement réfugié à Benghazi ou Tobrouk. La Chine s’est clairement prononcée, elle admet la nécessité de « stabiliser le plus tôt possible la situation en Libye et mettre fin aux actes de violence contre les civils ». Elle émet aussi « des réserves sérieuses concernant une partie de la résolution ». La diplomatie chinoise, par les voix de Li Baodong et Jiang Yu, s’est abstenue « par égard pour les inquiétudes et la position des pays arabes et de l’Union africaine ». Traduisons, par égard envers certains pays du Golfe et d’Afrique. L’Égypte, d’autres pays, observent une fort prudente réserve, la Grèce s’est adressée au Premier ministre libyen Al-Baghdadi Ali Al-Mahmoudi pour favoriser « un cessez-le-feu et une sortie en douceur de la crise. ».

Cela implique le gel des positions actuelles, la sanctuarisation des villes de Cyrénaïque assiégées, l’offre implicite d’une éventuelle porte de sortie honorable à la famille Kadhafi, et de se résigner à voir les opposants du régime légal restant reconnu par la majorité de la communauté internationale se faire neutraliser pourvu que ce ne soit pas lors de rafles massives trop évidentes appuyées par des véhicules blindés trop voyants.

Ou alors, il faut lire entre les lignes, et supposer que des forces aériennes coalisées puissent détruire toute l’aviation libyenne, par tous les moyens possibles, voire s’autorisent des frappes préventives contre les blindés et l’artillerie loyalistes.

La résolution 1973 n’est pas un « permis de tuer ». Elle oblige, aussi, à s’opposer à ce que des villes libyennes qui ne se soulèveraient pas puissent être (re)prises d’assaut par les forces du Conseil transitoire. Si la famille Kadhafi décide de se taire, de rester en retrait, de laisser la parole à des pions ou des personnalités susceptibles d’incarner une volonté populaire de la partie occidentale de la Lybie, du temps est donné au temps.

Tobrouk, Benghazi, les villes assiégées ne vivront pas que d’armements. Il leur faut disposer de ressources, qui ne sont pas qu’agricoles. On ne s’improvise pas géographe, mais il semble que la seule région agricole développée libyenne soit la Djeffara (ou Jeffara), mitoyenne de la Tunisie, fort loin de la Cyrénaïque. Elle n’est d’ailleurs pas autonome.

Le gel des avoirs libyens n’est pas, techniquement, si aisé. Un blocus est difficile à mettre en œuvre. Qu’espère-t-on ? Que le peuple libyen loyaliste ou sous contrôle loyaliste se révolte lorsque les difficultés de la vie quotidienne se feront plus pressantes ? Actuellement, dans le monde, rares sont les peuples restés « un et indivisible ». C’est d’autant plus flagrant dans des pays récents (1951 pour l’actuelle Libye) où subsistent des clivages durables, des intérêts régionaux, voire locaux, différents s’ils ne sont antagonistes.

Les consensus intérieurs à la France et au Royaume-Uni risquent de se fissurer si le statut quo perdure. Robert Fisk, de The Independent, relève : « Nous discutons de la nécessité de protéger « le peuple libyen »,laissant de côté les Senoussi, le plus puissant groupe tribal de Benghazi (…) Supposons qu’ils [les Senoussi de Cyrénaïque] parviennent à Tripoli (…), y seront-ils les bienvenus ? ».

« Entamer le dialogue avec le régime libyen dépend de son sérieux et de son engagement à cesser l’usage d’armes lourdes et d’avions pour bombarder le peuple, » a déclaré le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa. Le « peuple », c’est donc le peuple libyen en son ensemble, pas uniquement celui représenté par le Conseil transitoire qui n’est, pour le moment, reconnu que par la France.

Catherine Ashton a déclaré : « nous regardons ce que nous pouvons faire pour renforcer les sanctions économiques et intensifier notre soutien humanitaire à des populations libyennes… ». Quelles populations libyennes ? Au moins, la formulation est-elle beaucoup plus idoine que celle de « peuple libyen » dont tant Kadhafi que Sarkozy ou Cameron ou Hillary Clinton usent et abusent.

Robert Fisk, correspondant de guerre mais aussi fin observateur de la scène internationale (c’est un peu le Jean Lacouture britannique), évoque Arafat, ancien « super-terroriste » devenu « super-chef d’État ». Il remémore Srebrenica, ville martyre bosniaque, dévastée longtemps après l’instauration d’une zone d’interdiction de survol.

À cette heure, on ne sait trop quelle est la situation réelle à Benghazi. Al Jazeera indique que si les médias loyalistes ont bien relayé à l’international le cessez-le-feu proclamé par Kadhafi, rien de tel n’a filtré en direction de l’audience libyenne. Jana (l’agence de presse nationale libyenne) laisse entendre que des objectifs militaires loyalistes seraient rejoints par des civils (ce qui évoque l’appel de Michel Debré à gagner Le Bourget pour repousser les paras de l’OAS) qui pourraient servir de boucliers humains.

On verra – peut-être – cette nuit qui a finalement reçu un « permis de tuer » implicite ou explicite.