Comment un Nicolas Sarkozy, un David Cameron, avec l’appui médiatique d’un Bernard-Henri Lévy ont-ils pu obtenir que des millions et des milliards soient consacrés à renverser le régime de la famille Kadhafi pour les résultats que l’on constate sans qu’ils en soient jamais rendus comptables ? Pourquoi ceux qu’ils ont manipulés ne réclament-ils pas une nouvelle intervention de l’Otan pour rendre enfin celles et ceux qu’ils étaient censés vouloir libérer du joug des Kadhafi libres de vivre en paix et en sécurité ?
Il ne fait pas bon poser ce genre de questions : pourquoi ne demande-t-on pas des comptes à Nicolas Sarkozy et à Bernard-Henri Lévy et pourquoi au nom des mêmes raisons « humanitaires » n’est-il pas réclamé une nouvelle intervention de l’Otan ?
On connaît, au moins partiellement, la réponse : même les socialistes avaient approuvé du bout des lèvres l’intervention en Libye et pratiquement seuls, le Front national et le Parti communiste avaient soulevé des objections, sans prendre le risque d’assumer une position politiquement responsable quitte à froisser l’opinion… Les voix dénonçant la part d’aventurisme ont été négligées.
Décrire et détailler les dangers d’interventions militaires en Afghanistan ou en Libye fait-il de vous des partisans des dictateurs ? Autant pouvait se concevoir de soutenir l’instauration d’une zone de non-survol du territoire libyen, ce qui a eu pour effet de préserver la population de Benghazi, pourtant apte à se défendre, bien davantage que celle des villes ou banlieues syriennes réprimées par le régime syrien, autant laisser l’Otan réaliser ce qui résulte à présent et était parfaitement prévisible relevait soit de l’inconscience (ou de la désinformation), soit du cynisme.
À Benghazi, trois membres du commando salafiste ayant désacralisé près de 150 tombes de Rats du désert britanniques et d’autres troupes alliées ont été appréhendés, vaguement interrogés et aussitôt relâchés. Ils ont été questionnés de manière à ce qu’ils ne puissent reconnaître leurs interrogateurs et ne puissent se venger. La raison en est simple : ils appartiennent à la très redoutée brigade locale des Raffalah al-Sahaty. C’est un soldat de ce qu’il subsiste de l’armée dite « régulière » qui avait filmé toute la scène avant de la diffuser sur YouTube. Tout comme les policiers ou ses supérieurs, il admet que poursuivre, condamner et emprisonner des membres de cette brigade exposait à de trop lourdes représailles.
Ils sont surtout fort bien armés, et le Qatar a favorisé les plus intégristes des groupes qui pourraient à présent contribuer à la partition d’une Libye trop affaiblie pour gêner une extension des diverses mouvances islamistes les plus radicales.
Propagande ou réalité ?
Sur un site pro-kadhafi ou plutôt proche d’une ou de l’autre des tribus les plus réprimées sauvagement par les milices indépendantes du CNT, soit la plupart, une carte d’une Libye nouvelle marque les frontières de cinq nouveaux quasi-État. Par rapport au temps du protectorat franco-britannique, la Cyrénaïque, devenue pays Tabrek, et le Fezzan, devenu pays Fezene, perdent un peu de leur extension. Quant à l’ancienne Tripolitaine, elle est partitionnée en quatre entités, soit la région de Tripoli, séparée de son arrière-pays autonome, qui perdrait toute frontière avec la Tunisie, et deux autres pays, celui de Misrata, à l’est, celui du djebel Nefoussa, au sud et à l’ouest.
Dire que ce plan résulte d’un accord secret entre brigades, milices et tribus est sans doute très hasardeux. Admettre qu’il reflète, voire préfigure une répartition quasi-ethnique ou linguistique de l’actuelle Libye n’est pas tout à fait farfelu.
Bien sûr, cela ne peut correspondre totalement aux zones d’extension des tribus Khadafa et Warfalla, ni aux peuplements toubous ou touaregs, qui sont disséminées entre certaines de ces zones. Cela ne se calque pas sur la zone d’influence de la confrérie soufie des Senousiya, répartie entre Tripolitaine et Cyrénaïque. Mais cela permettrait à des groupes salafistes de devenir prédominants en diverses zones. Ces groupes, ou des éléments dits incontrôlés, s’en sont pris aux Libyens de cultes soufis et des sanctuaires ont été dévastés.
On ne compte plus les affrontements armés, les dispersions de communautés du fait de groupes vainqueurs et revanchards, ni bien sûr les exactions intéressées. Une grande partie de la société s’est opposée à l’idée d’une partition qui verrait la Cyrénaïque, plus ou moins royaliste, se détacher. Mais cela n’empêche pas le Haut conseil de transition de Brega, dirigée par un soufi du clan royal al-Senoussi, de contrôler militairement ce qu’il revendique pour territoire.
Ce Haut conseil a choisi Brega pour siège car, à Benghazi, vendredi dernier, une manifestation des séparatistes a été violemment prise à parti par des contradicteurs armés ayant tiré et blessé à coups de couteau, faisant une demi-douzaine de victimes gravement atteintes.
Ailleurs, et cela se conçoit du fait de la répression du régime défunt contre les berbérophones, le drapeau Amazigh cohabite, pour on ne sait encore combien de temps, avec celui d’un CNT de plus en plus impuissant et discrédité. C’est pourtant avec certains membres de ce Conseil, les plus liés au régime précédent, que Nicolas Sarkozy avait concocté un nouveau « printemps arabe » qui, cette fois armé, militairement appuyé massivement, n’a pu réussir à se pérenniser.
À présent, Sarkozy s’en lave les mains. On ne sait ce qu’il pourrait envisager et faire s’il redevenait président. De plus, la question ne lui est pratiquement jamais publiquement posée…
Qui casse, paye ?
Pour le moment, une sorte d’équilibre instable semble perdurer, sauf dans le sud, à proximité du Mali, où le MNLA se taille un territoire. Les autorités maliennes, sudistes, ne peuvent que dénoncer une alliance – réfutée par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad – entre les rebelles nordistes et Aqmi ou d’autres groupes salafistes, ou des gangs de trafiquants (armes, drogues, denrées) et de contrebandiers. Les réfugiés fuient massivement vers l’Algérie, le Burkina Faso, et des pays voisins.
En fait, l’Otan, dont la responsabilité ne peut être niée, y compris pour la destruction de cibles civiles et d’infrastructures, aura surtout contribué, pour qu’un Sarkozy puisse se réjouir d’avoir détruit une famille avec laquelle son clan s’était naguère allié, à provoquer des milliers de victimes civiles de tous les bords. Ceux que l’Otan était censée appuyer, soit une classe moyenne éprise de liberté, sont les premières victimes sociales de ce désastre.
En fait, un Kadhafi a été tué, d’autres dictateurs sont prêts à prendre la relève, et les industriels attendant le fameux « retour sur investissement » promis par Alain Juppé, ne savent trop vers quel interlocuteur se tourner, qui soudoyer efficacement.
Comme le conclut Bernard Lugan, l’un des spécialistes de l’Afrique, chargé de cours à l’École de guerre, se vérifie : « la démocratie individualiste ou les droits de l’homme apparaissent pour ce qu’ils sont, des modes occidentales passagères bien éloignées des réalités. » Or, ce réel était connu à l’avance.
Quelques progrès ?
Dans ce magma, un semblant d’ordre subsiste. N’ayant pas pu s’appuyer sur une milice complaisante à Benghazi, un chef de bande venu du Bangladesh a été arrêté. Il avait fait passer environ 200 personnes en Libye depuis l’Égypte, et 52 d’entre eux, rançonnés, ont pu être libérés. Mais les trafics dirigés par des membres des milices restent impunis.
Escortés par des mercenaires, de petits groupes de touristes s’étant adressés à l’agence britannique Political Tours, parviennent à circuler en Libye, en évitant les zones les plus dangereuses.
Seif al-Islam serait enfin transféré de Zintan à un centre de détention à Tripoli, luxueusement aménagé pour lui, avec télévision, salles de sport, mosquée privative, &c. La bourse a ouvert la semaine dernière, avec dix compagnies cotées.
Sait-on jamais, sous un régime ou un autre, dictatorial ou non, islamiste modéré ou pas, les Libyennes et les Libyens, dont certains meurent encore des suites de blessures, finiront peut-être par rattraper le taux de mortalité des plus pauvres des Irlandais du Nord à Londonderry, où l’espérance de vie a encore diminué (1,1 ans pour les hommes, de deux mois pour les femmes), comme les années précédentes. L’espérance de vie était moindre à Londonderry que dans la Libye de Kadhafi, mais la perception des droits de l’homme n’y était pas tout à fait la même… pour un Sarkozy ou un Bernard-Henri Lévy.
Le CNT, selon Press TV (Iran, chaîne anglophone), se serait doté d’un bras armé, le Preventive Security Apparatus. Il ne serait pas reconnu par d’autres organismes policiers ou militaires mais pourrait se prévaloir de l’autorité du CNT, et de son côté, la Brigade du 17 février jouirait, à Benghazi, d’une large autonomie. Press TV a pu rencontrer divers responsables à Benghazi tandis qu’à Tripoli, deux de ses journalistes, des Britanniques, sont toujours aux mains de la milice Swheli, de Misrata. Ils avaient été trouvés en possession d’une lettre de Seif al-Islam fin février dernier et sont accusés d’espionnage de « sites sensibles ».
Voici quelques heures, ce dimanche, une milice de Zintan a perdu un homme, dans le quartier d’Abu Selim, à Tripoli, encore considéré être un fief des fidèles de Kadhafi, car les résidents refusent d’être désarmés.
Les combats se poursuivraient, a indiqué Mohammed el-Rebay, de Zintan, à Associated Press (AP).
De son côté, Ali Hmida Achour, ministre de la Justice, a confié au Temps (Alger) : « nos tribunaux sont très bons, particulièrement à Tripoli… ». Sans doute pour juger Abdellah Al-Snoussi, ancien chef de la sécurité de Kadhafi, qui pourrait être expulsé de Mauritanie, et que la France et la Libye réclament. Pour trancher les différents entre miliciens ou entre brigadistes et résidents, c’est moins sûr…