Moussa Koussa, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Kadhafi a exprimé la crainte que « la Libye devienne une nouvelle Somalie… ». Cela suggère à la fois que des mouvements islamistes pourraient prendre de l’importance, mais aussi que les Occidentaux devraient compter avec d’autres interlocuteurs que ceux du Conseil national de Benghazi. Car si les troupes du Conseil semblent s’en remettre totalement à l’Otan (ou aux coalisés les plus actifs) pour l’emporter, au sud et à l’ouest de Tripoli, c’est peut-être une guérilla « incontrôlable » qui est en train d’émerger.

Alain Juppé et son homologue britannique, William Hague, viennent, ce mardi 12 avril, d’exhorter l’Otan à multiplier les frappes au sol. Oui, mais où cela exactement ? Autour de Misrata seulement ? Sans doute pas. Le MoD (Ministry of Defense) britannique est beaucoup plus loquace sur l’opération Ellamy que le ministère français à propos de l’opération Harmattan, mais reste circonspect. Les Canadiens de l’opération Mobile sont moins diserts, les Belges de l’opération Freedom Falcom encore moins… Ne comptons donc pas trop sur eux pour savoir si, comme le soutient Al-Jamahiriya, la télévision libyenne, « un bombardement de l’agression coloniale croisée » aurait, hier lundi, provoqué la mort « de policiers chargés d’un contrôle routier » (et d’enfants, de femmes et de civils) à proximité de Kikla (ou Kiklah). Kikla ? Cette localité des montagnes du sud de Tripoli compterait environ 30 000 habitants dans son agglomération et ce n’est qu’un repère, même pas un nom, sur les cartes Google. On doute fort qu’un point de contrôle policier, procédant à des contrôles d’identité, ait été la cible d’appareils coalisés. Soit il s’agissait d’un détachement comportant au moins un véhicule blindé (lourd), justifiant de lui consacrer un coûteux missile ou une bombe, soit ce sont des opposants à Kadhafi qui ont réussi, avec ou sans « victimes collatérales », à provoquer des pertes militaires ou policières. Dans ce cas, mieux vaut, pour le régime de Kadhafi, évoquer des « martyrs des croisés » que des victimes d’insurgés.

Le site sud-africain Defence Web reprend ce jour une assez longue dépêche de Reuters datée du 11 dernier : « Rebels resort to guerrilla tactics in western Libya ». Selon Maria Golovnina, dans la banlieue tripolitaine de Tajoura, les forces loyalistes ne contrôleraient que des carrefours et les principales artères, en déployant des tanks et des unités de DCA. Ces petits détachements en zones urbaines plus ou moins denses ne peuvent être détruits que par des hélicoptères ou des avions d’attaque au sol d’un type dont l’Otan ne dispose pas en Europe. Mais des quartiers de Tripoli pourraient être le théâtre d’attaques sporadiques de petits groupes d’insurgés se repliant aussitôt après s’être manifestés.

Les troupes et milices loyalistes ont opéré de véritables rafles de jeunes dans les localités insurgées et posté des tireurs dans certains immeubles, comme à Misrata. Les jeunes insurgés et les hommes en âge de se battre ayant pu s’échapper ont soit fui vers la Tunisie, soit, dans les zones montagneuses, peut-être gagné le djebel Nefoussa (région berbérophone) ou d’autres adrars (montagnes). À Yefren, dimanche dernier, selon le site Tamazgha, « dix mercenaires (…) parmi eux quatre Algériens » auraient été arrêtés. L’Algérie dément avoir fourni des troupes à Kadhafi et on peut s’interroger : des spécialistes (non déployés sur le terrain) ont pu être engagés, des résidents algériens en Lybie être enrôlés, mais aussi, des Algériens de diverses provenances, ayant bénéficié par le passé de fonds de la Libye, pourraient aussi avoir rejoint les milices loyalistes.

Autant il semble aisé d’armer Benghazi depuis l’Égypte, autant fournir des armes légères à ces guérillas pose problème. Ce n’est sans doute pas tant une question de logistique que de volonté : celle de déployer des commandos se rendant au contact de ces groupes, celle de risquer de fournir des armements, même légers, à de parfaits inconnus qui n’ont rien à négocier, ne contrôlent pas des entreprises « intéressantes », ne représentent sans doute qu’eux-mêmes ou des populations aux orientations incertaines.

Le Conseil national relève que les « mercenaires » sont payés en billets retirés de la circulation depuis des années. Cela vise peut-être à laisser ces enrôlés loyalistes penser qu’il s’agit de monnaie de singe. Cela pourrait signifier que la banque centrale libyenne à Tripoli manque autant de billets récents que sa filiale de Benghazi et que les enrôlés pourront, de retour d’opérations, utiliser cette monnaie d’une manière ou d’une autre. Les sanctions économiques semblent, pour l’instant, peser davantage à Benghazi qu’à Tripoli. On peut ce demander ce qui, à un, deux, trois mois, du point de vue de l’efficacité militaire, compte tenu des restrictions de façade ou non imposées par la résolution 1973, serait le plus efficace. Soit former une armée de civils de Cyrénaïque qui semble attendre que les frappes de l’Otan aient totalement nettoyé le terrain pour avancer ou favoriser la coordination d’une guérilla devenue active à l’ouest. Le problème, c’est qu’opérer ce type de choix non exclusif l’un de l’autre suppose d’être véritablement informé sur ce qui se produit. Mais aussi d’avoir la volonté politique de risquer d’alimenter d’éventuelles futures dissensions.

Une question que les Françaises et les Français n’ont pas encore posée à leurs actuels dirigeants (et que l’opinion britannique commence à soulever) est celle-ci : sommes-nous en guerre contre la Libye de Kadhafi ? De fait, la France comme le Royaume-Uni peuvent redouter que le maintien au pouvoir du clan Kadhafi n’expose à des représailles, sous la forme d’un terrorisme d’État qui ne s’avouerait pas. On ne sait si le renforcement des abords de la base aérienne corse de Solenzara répond à une menace réelle ou à un simple exercice pour le détachement du Génie qui s’y livre actuellement.

Ce qui semble de plus en plus hypocrite, c’est le discours humanitaire mis seul constamment en avant. La Turquie, qui dispose d’une marine de guerre et d’une marine marchande conséquentes, parviendrait peut-être à obtenir de Kadhafi que Misrata soit ouverte au Croissant-Rouge (Kadhafi sachant sans doute à quoi s’en tenir au sujet des infiltrations d’honorables correspondants parmi les organisations humanitaires). Peut-être… N’a-t-il pas déclaré en mars « nous sommes tous des Ottomans » ? Cela vaut ce que cela vaut, d’autant plus que, ce jour, les loyalistes ont repris leur offensive sur Ajdabiyah et que, pas plus le Conseil national que certains pays coalisés n’ont réellement envie de voir la Turquie jouer un rôle majeur au Proche-Orient et au Maghrek.

La protection des civils libyens par des frappes coalisées pose aussi des problèmes économiques à divers pays de l’Otan. Aux déclarations de Juppé et Hague, le secrétaire d’État espagnol aux Affaires européennes, Diego Lopez Garrido, vient de rétorquer : « ce n’est pas nécessaire, l’action de l’Otan se déroule bien, il n’y a rien à réviser en ce moment… ». L’Italie se déclare « perplexe ». La Grèce, dont la base d’Araxos accueille les F-16 belges, plaide pour un cessez le feu. Le Portugais José Filipe Moraes Cabral préside le Comité de sanctions sur la Libye, mais son pays, dépendant pour 15 % du pétrole libyen pour son approvisionnement, n’entend pas étendre son rôle actuel de faire respecter l’embargo.

Comme l’exprime Xinhua (Chine nouvelle), la guerre en Libye est devenue une « patate chaude » pour l’Occident. Les opérations en Afghanistan reviennent 400 millions d’euros annuels à la France, le Royaume-Uni réduit son budget militaire, le coût du pétrole flambe (et l’Arabie saoudite n’augmente pas considérablement sa production d’un brut de moindre qualité que le libyen), le Qatar n’a pas convaincu ses voisins, chaque pays européen calcule les coûts indirects et directs de l’intervention. Aucun partenaire européen n’est convaincu par le vœu de Gérard Longuet qui a estimé un peu rapidement que « cela peut aller vite maintenant ». Cette déclaration contraste d’ailleurs avec celles du Conseil national libyen qui réclame des moyens, mais aussi du temps, de la patience, de la confiance.

Avec le temps… et des instructeurs, des armements, il n’est pas du tout sûr que les forces loyalistes soient capables de « tenir » des villes comme Benghazi et Tobrouk. La Libye ne compte que 6,5 millions d’habitants, la Cyrénaïque est presqu’autant peuplée que la partie loyaliste de la Tripolitaine. Des opérations en zones urbaines hostiles n’ont rien à voir avec l’actuel flux et reflux des offensives. Mais cela supposerait des milliers de victimes civiles, un exode massif, des réfugiés par milliers, pas seulement dans les pays limitrophes ; aussi, l’impossibilité, pour les forces coalisées, d’intervenir depuis les airs ou la mer, sauf à débarquer des troupes. Cela conduirait aussi à une partition prévisible si Tripoli ne se soulevait pas. Personne ne veut donc envisager cette « solution » fort aléatoire qui impliquerait sans doute aussi l’arrêt de la production pétrolière. L’enlisement, soit à la faveur d’un réel cessez le feu, soit en maintenant les opérations d’interdiction aérienne, semble donc préférable à la plupart des parties. Mais compte tenu des divisions européennes, des atermoiements américains ou d’autres pays du Golfe (hormis Jordanie et Qatar), cet enlisement évoque de plus une totale impasse.

À moins que, peut-être, ce qui ne semble absolument pas envisagé et reste en tout cas très rarement évoqué, les forces loyalistes soient confrontées à la nécessité de contenir un véritable second front, beaucoup moins traditionnel. Mais qui, si ce n’est la Tunisie limitrophe qui en accueille les réfugiés mais ne manifeste nullement l’intention de servir de base arrière, se soucie vraiment des populations de l’ouest libyen ? Est-ce seulement par ignorance, par incapacité de s’informer, que les coalisés « les plus actifs » semblent –en apparence seulement ? – quasiment s’en désintéresser ? Khoms, Zawia, Zintan, Ghiryan, Yefren, Kalaa, Rigbaan, Kikla, Nalut, Zwara, Sabrata, sont de moins en moins mentionnées.

La dernière (en date) réaction aux critiques anglo-françaises vient du général de brigade néerlandais Mark Van Uhm qui a estimé, depuis Bruxelles, que l’Otan, avec « les atouts » dont il dispose, faisait « du très bon travail ». Le problème réel est que ni l’Otan, ni même la France et le Royaume-Uni, ne disposent d’assez d’atouts, qu’ils soient militaires, diplomatiques ou même… économiques.

Lysiane Gagnon (La Presse, Cyberpresse, Montréal) conclut : « Si, comme l’envisagent certains gouvernements de la coalition, cette intervention débouche sur une offensive au sol, avec guérilla urbaine et enlisement définitif dans les sables libyens, que fera le Canada ? ». Pour la France, il devient urgent soit d’attendre, soit de faire quelque chose, mais quoi de réellement envisageable et accessible ? C’est toute la question.