Nous n’avions cessé de le répéter ici : les forces aériennes françaises (entre autres) ont tué des civils en Libye. Mais, jour après jour, durant le conflit, l’Otan répétait que, bien sûr, non, au grand jamais. Le site du New York Times, dans son édition datée du samedi 17 décembre, consacre six pages aux « bavures » (ou assassinats délibérés) de l’Otan, sous le titre « Libya’s Civilian Toll, Denied by Nato ».

Non, non, non, ce n’est pas de la propagande russe, ou celle de ces « humanitaires bêlants » desquels Bernard-Henri Lévy aime tant se distancier.
Il n’est pas ici question de l’assassinat de Kadhafi père (et quelques fils), mais de gens très ordinaires.
Au moment où les Nations Unies demandent aux banquiers de libérer les fonds libyens, c’est d’un autre type de réparations de guerre qu’il est question dans le New York Times.

Sarkozy et Cameron menaient bien sûr une « guerre propre », sur des « objectifs ciblés ».
Plutôt deux fois qu’une puisque les frappes aériennes étaient doublées : une fois sur des objectifs civils, une deuxième fois sur les mêmes, détruits, pour anéantir les secours, les civils venant secourir les blessés.

Alors, évidemment, la propagande kadhafiste gonflait le chiffre des victimes, et l’Otan le minimisait tant qu’il restait strictement, en dépit de toutes les évidences, égal à zéro.

Il a bien été reconnu quelques rares bavures : celles frappant un convoi blindés des rebelles d’hier, ou des unités isolées. Jamais la destruction d’objectifs civils, les morts des civils. Il est bien évident que l’enquête du New York Times minore les pertes. Ses journalistes, C. J. Chivers et Eric Schmitt, le reconnaissent d’ailleurs : 40 civils au moins, peut-être 70, tués, énormément de blessés, mais sur seulement 25 sites, alors que 7 700 bombes, de tout type, ont été larguées.

« L’estimation est sans doute faible », admettent sans ambages les journalistes. Qui relèvent que, pour ne pas répéter les erreurs commises en Irak, les destructions d’infrastructures ont été limitées (mais absolument pas dans tous les cas). Bien sûr, les forces kadhafistes utilisaient des entrepôts à proximité d’habitations : dans ce cas, il n’y a pas trop eu d’hésitation, tant pis pour le voisinage.

On retrouve des munitions de l’Otan sur des sites que les porte-paroles de l’Alliance ont toujours juré (et maintenant encore) n’avoir jamais bombardés. Évidemment, ce ne sont pas des kadhafistes ou des ex-rebelles qui les ont disposées.

Tout cela ne serait « que » déplorable (le terme est faible) au terme de 9 700 missions d’attaque, dont un tiers de françaises. Il est certain aussi que l’Otan a vraiment tenté d’éviter des cibles civiles considérables, ou de limiter les dégâts. Parfois, aussi, d’alerter avant les attaques (tout en sachant que les kadhafistes n’allaient pas se priver d’utiliser des boucliers humains).

Il y avait deux types de cibles : les repérées d’assez « longue » date, et celles repérées immédiatement. Taïaut, taïaut, taïaut, sur les secondes, avec toutefois, quelques réticences à refaire un passage (ce qui a certainement été fait sur le convoi de Kadhafi fuyant Syrte, là, c’est un peu par erreur qu’il a pu y échapper pour subir le sort ultérieur que l’on sait, aucun pilote de chasse ne contredira vraiment).

Loin de moi l’intention de rendre plus social, plus « vivant », plus « humain » ce bilan partiel en répercutant les drames, décrits avec quelques détails franchement sanglants, dépeignant les blessures de femmes et d’enfants. Je sais autant que d’autres faire pleurer dans les chaumières, et autant que BHV (ici, pas le Bazar de l’Hôtel de Ville, proche de la place où réside BHL, mais Bombardement d’harcèlement des villes) user de trémolos et d’effets de manches…

« Victoire » prématurée

Mais les conséquences ne sont pas que pour les civils mutilés et les survivants des familles… Pourquoi voulez-vous donc que des combattants, qui craignaient parfois davantage, pour eux-mêmes ou leurs familles, désarment ? Alors qu’ils considèrent le Conseil national transitoire vendu aux puissances occidentales, et, voire ou, au Qatar,  et co-responsable ?

Ce conflit, fomenté aussi à Paris, accéléré à Paris et à Londres, a offert une « victoire » à Nicolas Sarkozy et David Cameron. Il y avait peut-être moyen de faire en sorte que son issue soit, bien sûr plus longue, mais moins dramatique, moins porteuse d’aléas à venir. Ce n’est cependant pas certain. Mais une option à été prise : tout faire pour précipiter la chute d’un régime qu’on estimait ne pas devoir tenir plus de deux semaines ou d’un mois (on a vu : des mois de conflits destructeurs…).

Les milices, les brigades, disent à qui veut l’entendre qu’elles craignent une résurgence de partisans  de Kadhafi… Un discours rôdé mais peu propre à convaincre. Certains ex-rebelles voient bien ce qui se passe en Égypte ou en Tunisie. Parmi eux, des partisans des islamistes, d’autres ayant d’autres vues : régionales (linguistiques et identitaires, en zones berbérophones), toujours tribales ou communautaristes pour d’autres combattants, plus diverses encore.

Le New York Times liste aussi des destructions qui n’ont pas fait toutes des victimes, et sont déjà interprétées en tant que destructions destinées à engraisser les reconstructeurs étrangers. Gênant. « Errant Nato Airstrikes in Libya: 13 Cases ».

À cela, ajouter les tensions plus ouvertes, comme les tirs essuyés récemment, près de l’aéroport international de Tripoli, par le général Khalifa Hiftar, et son escorte. C’est une brigade berbère de Zintan qui a ouvert le feu. Les Berbères (ou plutôt Mazire, Amazigh) s’en prennent aussi à, par exemple, les El-Mashasha, considérés trop proches des kadhafistes subsistant (quatre morts, récemment). Leurs voisins « arabes » du djebel Nefoussa ont bien eu des postes gouvernementaux, eux, très peu.

À Zintan, Seif Al-Islam Kadhafi reste prisonnier : pas question de le livrer à Benghazi, en tout cas, sans monnaie d’échange. Les « douaniers » libyens ont saisi des cargaisons d’alcool à Tripoli. Les trafics reprennent, en attendant un incertain retour à la nouvelle « normale ». Au-delà, l’Afrique sahélienne risque la famine et ne sait plus comment employer les réfugiés revenus de Libye… Des réfugiés libyens en Tunisie hésitent encore à retourner en Libye…
En fait, personne ne sait quelle sera l’issue de l’intervention de l’Otan en Libye.

Dans un récent entretien avec L’Express, Mikhaïl Gorbatchev a répondu, à propos de la Libye : « À la suite des bombardements touchant les populations civiles et des combats, il y a eu des destructions massives et de nombreuses victimes en Libye. Il faut toujours privilégier les solutions politiques. ». Il ne condamne pas l’intervention initiale, mais, de fait, ses suites. Nous risquons de nous en apercevoir bientôt : la « victoire » risque de devenir amère… La France et le Royaume-Uni, aujourd’hui loin de l’entente cordiale, seront les premiers pays sollicités pour tenter de trouver, sinon des solutions, des palliatifs, des accommodements. Et ils ne pourront certes compter pas sur l’Allemagne, restée fort en retrait, pour tirer les marrons du feu qui couve…

Rapport incertain

Et puis, à propos, pour rire jaune, voilà que le ministre de la Défense britannique se félicite. Les opérations en Libye n’auraient coûté « que » 212 millions de livres, « un tiers de moins que prévu par mon prédécesseur », s’est-il glorifié. D’une part, on peut douter de l’exactitude de cette somme, d’autre part, rappeler que George Osborne, en février-mars 2011, claironnait que cette campagne coûterait « quelques dizaines de millions, pas des centaines… ». Les centaines commencent au-delà de deux… Pour la France, on peut toujours courir pour avoir les vrais chiffres (en soldes, en répercussions sur les futures retraites, notamment…). Mais au fait, en Italie et en Espagne, les deux plus grands pays en faiblesse et délicatesse avec les agences de notation, et dont il faut renflouer aussi les banques, c’était combien, déjà ?
Et le « retour sur investissement » promis par Alain Juppé, il l’estime à présent à combien ?
Plus que les droits de traduction hors zone euro du bouquin de Bernard-Henri Lévy, peut-on au moins espérer… Ou, peut-être, moins encore… Allez savoir…

Un axe Misrata-Zintan

Les conséquences immédiates de ces sept-huit mois de guerre civile sont encore mouvantes. Mais à Tripoli, 11 brigades (à présent qualifiées dans la presse internationale de « milices ») ont formé une alliance. Il s’agit de brigades de Misrata et de la région de Zintan. Avec le dégel des fonds libyens, plusieurs milliards de « nouveaux dinars » imprimés en Allemagne sont attendus à l’aéroport de Tripoli. Il est encore possible qu’ils soient redirigés vers Benghazi, car l’aéroport de Tripoli reste un enjeu. Après des affrontements divers, une nouvelle tentative de reprendre son contrôle a été stoppée, à hauteur de Misrata : une colonne armée venue de Benghazi a été empêchée de poursuivre.

Environ un millier de combattants de Zintan bloquent l’accès de l’aéroport de Tripoli. Le NTC a lancé un ultimatum, sans effet. Car si le NTC a nommé formellement des ministres (dont l’un de Zintan à la Défense, et un autre, de Misrata, à l’Intérieur), plus personne n’y croit vraiment. Les décisions sont prises ailleurs qu’en conseils ministériels et annoncées par la télévision contrôlée par le ministre de l’Intérieur, qui a refusé que sa direction soit nommée sur le mode en vigueur à la BBC.

Personne ne sait vraiment qui dirige quoi et surtout qui peut faire appliquer et comment.

Ali Tarhouni, l’ex-ministre du Pétrole et de l’Insdustrie, a clairement déclaré que le NTC ne représentait rien d’autre que des élites stipendiées par l’étranger, rapporte Chine Nouvelle. Plus encore qu’ailleurs (comme en France avec les systèmes de pantouflage et autres), le capitalisme à la libyenne était, estime l’agence chinoise, un système de copains et coquins.

Sous Khadafi, les Berbères étaient accusés d’être des agents d’Israël, voire d’ascendances juives. Des rumeurs ont à présent laissé entendre, après reprise de sources de Tel Aviv par Haaretz, que Benghazi voulait nouer des relations diplomatiques avec Israël. Ashour Bin Khayal, ministre des Affaires étrangères, a vivement démenti. Vite, que Bernard-Henri Lévy se rende en Libye, à Misrata, à Tripoli, dans le djebel Nefoussa, pour une nouvelle tournée des popotes !

Au nombre des incidents quotidiens diurnes ou nocturnes, des tirs dans la capitale, et la capture de « mercenaires » décrétés pro-kadhafistes dans diverses localités. Et puis, toujours, le lucratif trafic d’immigrés, vers l’Italie. Les brigades tripolitaines tentent de l’enrayer. Pour les autres…