Libye : Al-Jazeera rime avec… viagra !

Deux choses en « liaison » avec la citation directe au TGI de Paris visant la chaîne Al-Jazeera. D’abord Aycha Kadhafi a profité de cette affaire judiciaire pour diffuser une « Lettre ouverte au peuple français ». Ensuite, voici qu’à présent le régime de Kadhafi est présumé distribuer du viagra à ses troupes et à les inciter à se livrer à des viols. Ce qui n’est qu’une coïncidence prend valeur de fait significatif : l’opinion mondiale est-elle correctement informée sur ce qui se trame au juste en Libye ou se fait-elle « ambiancer » ?

J’ai tendance à penser que la presse britannique dite de qualité (en tout cas The Guardian, The Independent et The Daily Telegraph, plus « populaire ») fait plutôt correctement son travail en Libye. Ce, en dépit des difficultés rencontrées de part et d’autre du front de l’est, et certes moins, faute de moyens, en régions berbères à l’ouest. N’en déplaise à la fort décorative « docteur » (en droit, supposera-t-on) Aycha Kadhafi, même à Tripoli, tout le monde n’est pas « uni » derrière son illustre père. Elle se garde d’ailleurs bien de l’affirmer dans sa « Lettre ouverte au peuple français ».

D’une part parce que, comme elle le reconnaît « les jeunes libyens aspirent eux-aussi à la liberté » et que « le peuple libyen désire ardemment la démocratie » et que beaucoup pensent que, comme au Maroc, les effets d’annonce du régime au pouvoir ont un peu trop tardé à se concrétiser. D’autre part, le « peuple », dans sa présumée large majorité est à peu près comme énormément de Français sous l’Occupation, soucieux de s’approvisionner, de sérénité. Peut-être prêts pour beaucoup, d’où que cela vienne, à donner crédit à qui laisse espérer d’assurer l’ordinaire. Nombre d’Afghans ont finalement préféré le régime des Talibans à la poursuite des bombardements, combats, restrictions, &c., du temps de l’accession au gouvernement du si démocratique Tadjik Ahmad Shah Massoud (dit commandant Massoud, le héros de Bernard-Henri Lévy). Certes, c’est un résumé trop rapide, sujet à controverse…

Mais – j’allais écrire « qu’importe », ce qui serait déplacé –, tout le monde veut bien reconnaître qu’il existe des pro-Kadhafi et des anti-Kadhafi dans des mesures que ce même monde ne saurait vraiment déterminer.

Ce flou est-il susceptible d’être dissipé par la presse en général, et par la très influente chaîne anglo-arabophone Al-Jazeera en particulier ? On peut vraiment en douter. De même que de la qualité de l’information à propos de la Libye, sujette à caution…

Dernière anecdote en date, l’ambassadrice étasunienne auprès des Nations unies, Susan Rice, a bel et bien accrédité une rumeur reprise par le quotidien britannique The Daily Mail : les soldats loyalistes, « dont beaucoup de mercenaires africains » se livreraient à des tournantes ou viols en réunion et seraient dotés de rations de Viagra « délivrées par les autorités » du « Libyan leader », soit Mouammar Kadhafi (article d’Andrew Malone du 18 avr. dernier).

La guerre, la fréquentation étroite de la mort et des agonisants, le sentiment de périr d’un instant à l’autre produit quelques effets sur la libido de divers individus (hommes et femmes), et jusqu’à récemment, le Viagra n’était nullement usité. Il n’y a pas que les troupes russes qui se soient livrées à des viols dans le Berlin des derniers jours d’Hitler. En revanche, oui, au Congo, au Rwanda, en RDC notamment, le regretté Désiré Bolya Baenga avait relevé dans son livreLa Profanation des vagins que « la violence sexuelle de masse présuppose une stratégie délibérée… ». La torture, les exactions commises en groupe – y compris contre les civils – sont censées « souder » la troupe. Il fut aussi dit ça et là, dans la presse étrangère européenne, que certains détachements menés par des officiers français au Tchad avaient pu s’y livrer. J’en avais eu une confirmation indirecte crédible à l’époque (milieu des années 1980). Je n’exclus donc nullement des actes isolés. Mais je doute très fort que, même si un ou des soldats loyalistes aient été porteurs de tablettes de Viagra, le barda de base du soldat loyaliste en comporte autant que de quarts de pinard ou gniole (le remontant du Poilu de la Grande Guerre). Qu’une plénipotentiaire étasunienne relaye et amplifie ce type de rumeur n’est pas anodin.

De même n’est-il pas du tout anodin qu’un certain Qardaoui ou al-Qaradavi ou Qaradawi, Youssef ou Youssouf, ait bel et bien incité tout officier ou soldat approchant Kadhafi de l’assassiner. Nous le rappelions hier (« Lybie : Al Jazeera sur la sellette »). Est-ce bien une fatwa ? Selon Al-Jazeera, oui, selon d’autres commentateurs musulmans, non, ce n’est qu’un avis. Des cheikhs, des imams, oulémas, ayatollahs, califes et tutti quanti, l’islam en compte tant que, rappelle l’ancien directeur de Radio Méditerranée FM (disparue), « cela n’a pas plus de portée que les dires de Bernard-Henri Lévy sur BFMestimant que la seule sortie pour Kadhafi serait les pieds devant ; il n’y a pas d’équivalent du pape du Vatican pour l’islam… ». Pour l’anecdote, BHL s’est entretenu récemment avec Ruth Elkrief sur BFM et ses propos sur Kadhafi étaient largement plus modérés.

Mais ce n’est pas la seule « gesticulation politique » (même source) de ce membre des Frères musulmans condamnant Kadhafi. Al-Jareeza en langue arabe multiplie les prises de parole et les tribunes visant le « Guide » de la République libyenne. Tahar Amor, secrétaire général du Mouvement pour l’amitié et la coopération entre les peuples d’Europe et de la Lybie (MSPL), qui a pris Me Isabelle Coutant-Peyre pour conseil afin d’obtenir la condamnation de Zied Tarrouche (Al-Jazeera) pour « complicité d’incitation au meurtre », prend, lui, très au sérieux, cette fatwa. La citation vise aussi à « interdire la diffusion des émissions d’Al-Jazeera en toute langue en France [et Union européenne] (…) ordonner la fermeture de ses représentations (…) de manière similaire à l’interdiction imposée à la chaîne libanaise Al-Manar. ».

Cette fatwa ou cet avis a été répercuté sur près d’un millions de sites, la chaîne l’a rediffusé et même maintenu en podcast, en assurant en outre, selon Tahar Amor, la reprise libre de tout droit. Cela s’inscrit d’ailleurs, ce qui est constatable sur le site en arabe, dans un véritable flux d’informations et chroniques visant à soutenir le Conseil national libyen. De plus, ajoute-t-il, « il y a des objecteurs de conscience au sein d’Al-Jazeera » qui sont de plus en plus mal à l’aise de constater que la chaîne ne soutient que les mouvements populaires qui conviennent au Qatar, condamnant explicitement ou implicitement les autres, ou en minorant la portée. Diverses personnalités de l’antenne l’ont d’ailleurs exprimé, voire ont démissionné tels Fayçal al-Qassem, Abbas Nasser, Ghassan Ben Jedou… Des images d’archives auraient été détournées pour les faire passer pour des actualités tournées à Banias (Syrie) ou au Yémen.

Le MSPL avait aussi convié la militante pro-palestinienne Ginette Skandrani (dont on se souvient qu’elle avait accompagné Dieudonné à Tripoli) et le professeur de droit Jean-Claude Martinez (ex-vice-pdt du Front national) à une conférence de presse. Hormis quelques médias africains, très peu de titres ou supports étaient représentés. Est-ce parce que, comme l’a suggéré Me Coutant-Peyre, « le traitement de la Libye par la presse française revient à un suivisme des décisions officielles. » ? Elle a aussi estimé que le décès de Kadhafi « est bien l’objectif de l’armada coalisée » à présent et que sa chute et son exil souhaités « étaient un coup monté depuis un certain temps… ». Des tribus, des groupes structurés, ou, selon Ginette Skandrani, « certains des 32 congrès de base » qui forment les institutions libyennes, auraient été incités à favoriser des manifestations de masse. G. Hess Skandrani, coorganisatrice d’un Concert international pour la paix en Libye (Tripoli, 9 mai prochain), plaide pour l’intercession de l’Union africaine, seule instance décisionnaire à ses yeux sur les conflits se déroulant en Afrique.

Certes, au cours de la Révolution française, certains meneurs de manifestations étaient rétribués. On remarquera qu’il fallait quand même que le peuple et les classes moyennes d’alors aient formé un terreau favorable pour espérer qu’ils se joignent si massivement à un mouvement revendicatif. Il semble en avoir été de même en Libye. La démocratie, c’est un peu, d’emblée, comme l’accès des étudiants aux cités universitaires de filles, étudiantes et étudiants sont a priori majoritairement pour, et cela vaut de descendre dans la rue. Mais certains observateurs relèvent aussi qu’une large part de désinformation est mise en œuvre. C’est l’avis de David Gakunzi, auteur à L’Harmattan de l’essai Côte d’Ivoire : le crime parfait. « On désinforme, on bombarde, et après, on place qui on veut en Afrique. Les médias véhiculent une vision quasi-religieuse d’une sorte de Bible démocratique. On nous dénie le droit à une véritable information plurielle et c’est l’Afrique, à Abidjan et Tripoli, qui est agressée ! », considère David Gakunzi.

Cela se produit, selon le Pr Martinez, en suivant ce qui « donne l’impression d’un habillage juridique » des résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu. On peut effectivement, en droit international, mettre en doute méthodiquement et juridiquement l’usage fait en Libye des dites résolutions. Les juristes britanniques le font. Mais c’est « sans possibilité de recours, car on se retrouve dans une sorte d’angle mort », estime J.-C. Martinez. C’est bien sûr aussi l’avis d’Aïcha Kadhafi, présidente d’honneur du MSPL ayant succédé à feu le général Jeannou Lacaze, ancien chef d’état-major des armées, qui avait accepté ce titre à la fondation du mouvement en 1978 (jusqu’à son décès en 2005).

Bizarrement, Le Monde aurait accepté la publication de la « Lettre ouverte » de celle qui se définit telle « une jeune mère prête à se battre, comme tous les Libyens, pour l’intégrité territoriale d’une Libye souveraine, libre et démocratique » avant d’arguer, selon T. Amor, de problèmes techniques de localisation sur son site. Il est vrai que le texte est fort long.

Mais comme Al-Jazeera ne risque guère d’en faire longuement état, qu’hormis le singulier et plutôt complaisant entretien avec Kadhafi du Figaro, les thèses des Kadhafi ne sont pas formidablement répercutées, tentons de voir ce qu’il y a de neuf ou d’un peu original dans ce document.

Ce seraient donc « les nostalgiques de la monarchie et les activistes de l’islamisme international » qui seraient à l’œuvre à Benghazi et ailleurs. Cela paraît quelque peu réducteur mais admettons que ces deux composantes soient aussi – en quelles proportions ? – présentes. Moustapha Abdel Jalil se voit désormais reproché un excès de zèle dans l’affaire des infirmières bulgares quand il était encore ministre de la Justice. « Il avait même signé leur condamnation à mort, » s’indigne Aïcha Kadhafi. Peut-être que la grâce « présidentielle » est inscrite dans le Livre Vert ou je ne sais quel texte de référence institutionnel libyen, et que le parquet libyen est totalement indépendant de l’exécutif, mais on peut s’interroger… La « Lettre » remémore que la coalition détruit des armements que la Libye avait « récemment achetés » à la France, qui « s’engage dans un bourbier, comme l’Afghanistan pour les États-Unis », alors que les relations étaient auparavant au beau fixe. Allusion indirecte aux déclarations de son frère sur la campagne électorale de Sarkozy en 2007, une question est soulevée : serait-ce que « l’État-télévision du Qatar s’est engagé à payer la facture de la prochaine campagne présidentielle de Monsieur Sarkozy » ?

Le Qatar, qualifié d’oligarchie pétrolière, n’est pas exempt de critiques à l’égard de ses propres immigrés et sa famille régnante « ne se transforme pas en monarchie constitutionnelle. ». Le rôle d’Al-Jazeera dans diverses affaires telle celle du port du voile, des émeutes dans les banlieues françaises, et en Palestine, est invoqué. La chaîne aurait « soufflé sur les braises ».

Il est rappelé que les bombardements allégués sur des quartiers civils par l’aviation loyaliste ne seraient pas attestés. Cependant, l’essentiel du message tient en cette phrase « pourquoi empêche-t-on certaines instances internationales d’enquêter ? » : « qui a peur de la vérité sur les atrocités commises contre le peuple libyen ? ».

Évidemment cela supposerait que l’Onu trouve un financement pour rétribuer des observateurs, que des pays comme la Russie, la Chine, la Turquie, et d’autres moins directement impliqués, comme par exemple l’Islande, l’Australie, des pays baltes, et pour faire bonne mesure l’Indonésie et le Brésil, le Cap Vert, délèguent des membres d’une mission internationale. Cela implique aussi un cessez le feu pour qu’ils puissent circuler librement partout. Le régime libyen dit le souhaiter, le Conseil national libyen le réfute, alléguant que cela reviendrait à donner carte blanche à Kadhafi pour liquider ou embastiller des opposants dans la partie du pays qu’il contrôle. Une telle initiative prend des semaines pour se concrétiser. En attendant, les combats font rage, les « tirs amis » de la coalition (les troisièmes du genre) ont encore fait douze morts côté insurgés à Misrata, les réfugiés affluent là où ils le peuvent, &c. Après un incident sérieux à la frontière tunisienne, les Britanniques envisagent d’envoyer des troupes en Tunisie.

La lettre ouverte de la fille du dirigeant libyen interpelle le peuple français, pose nombre de questions, hormis une : pourquoi les Françaises et les Français ne réclameraient-ils pas haut et fort au moins un véritable débat parlementaire sur la poursuite de l’engagement de la France en Libye ?

Comme elle le dit, « le peuple libyen désire ardemment la démocratie ». On ne sait trop s’il est déjà vraiment mûr, à ses yeux, pour débattre librement de ses intérêts, mais si les Libyennes et Libyens voulaient s’y former à la française, on pourrait leur rappeler l’adage : « la démocratie, c’est cause toujours… ».

On ne sait ce qu’il adviendra de la plainte contre Al-Jazeera. Si le MPSL est débouté, verra-t-on, dans Le Figaro, un appel de Villepin incitant l’entourage élyséen de Nicolas Sarkozy à le faire sortir du 55, rue du Faubourg-Saint-Honoré « les pieds devants » ? Bah, cause toujours…

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

4 réflexions sur « Libye : Al-Jazeera rime avec… viagra ! »

  1. Sur la photo, Ginette Hess Skandrani, Me Isabelle Coutant-Peyre, Tahar Amor…
    Je ne sais encore où est localisé l’Appel d’Aicha Kadhafi au peuple français en son intégralité. Si vous trouvez un lien…
    Au fait, lu ailleurs et daté de juillet 2010. À propos du Maroc (voisin ?) :
    « PARIS – L’Association des familles des prisonniers et disparus sahraouis (AFAPREDESA) vient d’adresser « une lettre ouverte au peuple français » l’appelant à « agir pour que le gouvernement de France respecte et soit défenseur des principes et des valeurs universelles des droits de l’homme » afin d’atténuer les souffrances endurées par le peuple sahraoui ». « C’est avec consternation et stupeur que nous avons appris que le gouvernement français s’est opposé farouchement à toute mention des droits de l’homme dans la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée le 30 avril 2010 », souligne l’AFAPREDESA, dans cette lettre, publiée mardi. L’association sahraouie a rappelé que « la France était le seul pays du conseil à montrer, avec autant d’acharnement, une telle opposition ». « Notre indignation est d’autant plus grande que cette position vient d’un pays considéré, dans le monde entier, comme le berceau des droits de l’homme », ajoute-t-elle. »

  2. Dimanche…
    Admettons que le CNT de Benghazi mette en doute les morts présumés d’un fils de Kadhafi, Seif al-Arab, et de trois enfants de moins de 12 ans par un missile de l’Otan.
    Considérons que cela puisse être de la propagande dans le genre victimaire.
    Déjà, de ce que l’on sait, la nature militaire de la cible ne semble guère étayée par les faits.
    Ensuite, quand on se rend compte que Benghazi considère que tuer un fils Kadhafi et trois gamins, car ce fut une explosion de joie, tirs en l’air, tapage, &c., avant même que le fait ait été dénoncé en tant que propagande, cela ne rassure pas vraiment.
    C’est un peu comme si l’OAS avait sabré des cols de champagne en apprenant que la fille de la voisine de Malraux fut gravement mutilée par l’explosion d’une bombe visant lui-même et son domicile, oui ou non ?
    Et là, il faudrait festoyer s’il s’avérait qu’il y a bel et bien eu quatre morts appartenant à la famille de Kadhafi ? Ben, quoi que je puisse penser des Kadhafi, sans moi…

  3. Nous de la Revolution Populaire Democratique Iyina, ne reconnaissons pas la ligimite de cette election presidentielle qui a eu lieu le 25/04/2011, a N’djamena ces de la mascarade. une election prepare de l’avance, nous souhaittons que le dictateur Idris Deby quitte le pouvoir et remet le pouvoir a un gouvernement interimaire.
    le porte-parole
    Mr Hassan Al-garyawi

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