Libéralisme de comptoir

Ou comment se reproduire socialement tout en gardant la conscience tranquille…

« La vraie égalité, ce n’est pas de donner la même chose à tous mais de donner en fonction des mérites de chacun ». La première fois ça ne passe pas. Le deuxième non plus. La troisième, je me rue sur mon ordinateur pour taper ce qui suit.

La phrase est de Nicolas Sarkozy, cité dans un vieil éditorial de Challenges. Le but de cet essai n’est pas de fustiger le premier (un homme politique qui suscite le débat, c’est toujours ça de pris, aussi discutable que soient ses prises de positions) ni le second (un magazine qui a le mérite de faire croire aux cadres qu’ils maîtrisent les problématiques économiques actuelles et de caresser leurs intérêts dans le sens du poil).

 

Non, le but de cet essai est d’illustrer une notion de ce que j’appelle le libéralisme de comptoir : un ersatz de théorie économique aux fondements branlants, une ombre de réflexion philosophique et une légère odeur de doctrine sociale le tout asséné avec la conviction de ceux qui savent et qui prennent leurs intérêts très au sérieux.

 

En fonction de son mérite, donc.

Pas de doute, les soi disant libéraux de tous poils vont applaudir avec les deux mains.

Mais ont-ils vraiment considéré les conséquences pratiques ?

Dans le cas contraire, difficile de les blâmer. Le mérite a le mérite d’être un terme suffisamment flou pour laisser un large choix d’interprétation ce qui en soit est un bel exemple de libéralisme idéologique : réflexion sans entraves théoriques…

Mais trêve de sarcasmes et revenons à la véritable problématique suscitée par cette réflexion : comment mesurer le mérite ?

Les inégalités se mesurent, les revenus des ménages se mesurent, les résultats scolaires et les diplômes se mesurent, le salaire obtenu se mesure…

Cas concret :

Sachant que la probabilité d’intégrer une grande école est de 2 à 5% pour un fils d’ouvrier ou de chômeur longue durée contre plus de 50% pour un fils de cadre, on devrait logiquement conclure que les enfants issus de la classe sociale la plus défavorisée sont les plus méritants et doivent être récompensés en conséquence. Donc, confions la responsabilité des entreprises du CAC 40 aux 40 enfants d’émigrés ou de chômeurs qui ont su surmonter leur précarité et leur handicap initial pour prouver qu’ils étaient des battants en grimpant aux barreaux de l’échelle sociale. Plus pernicieux encore : un enfant défavorisé qui arrive jusqu’au BAC est il plus méritant qu’un enfant disposant de tout pour réussir (possibilité de payer des cours particuliers, séjours linguistiques, une chambre pour lui tout seul afin de travailler au calme, suivi scolaire par les parents) qui va jusqu’à un doctorat ?

Ou encore un jeune dont les parents n’ont aucune relation, aucun contact dans le monde de l’entreprise face à un autre jeune dont la famille possède un large cercle de relations.

Qui est le plus méritant ? Comment la société récompense t’elle cet effort ?

 

En réalité, on constate que ceux qui partent désavantagés doivent fournir trois fois plus d’efforts que les autres pour arriver au même résultat.

Dans ce cas, la notion d’égalité véhiculée par l’Etat devrait être de combler les déséquilibres induits par des situations économiques, sociales, relationnelles antérieures pour garantir que chacun puisse accéder au résultat qu’il souhaite atteindre.

Mais voyons ! Tous les Hommes naissent pourtant libres et égaux en droit…

 

L’avantage que comporte cette idéologie du mérite pour la classe dominante est qu’elle justifie à posteriori une situation qui découle plus du hasard de la naissance et du statut social hérité que de la réussite méritée.

« S’il a réussi, c’est parce qu’il le méritait »/ « S’il a échoué, c’est parce qu’il est un feignant, un bon à rien ».

On peut bien tordre le cou à l’idée d’égalité si c’est au prix d’une reproduction sociale harmonieuse et d’un maintien d’une stratification sociale stable…

 

Ils sont amusants ces libéraux de comptoir mais ce qu’ils ne réalisent pas ce qu’ils achètent en quantités faramineuses le plus beau produit d’exportation made in the U.S : la méritocratie.

Ah, les émigrés courageux ! Ah les self made men ! Que le libéral qui ne s’est jamais réveillé en pleine nuit les draps humides suite à l’apparition de ces images dans son esprit ensommeillé me jette la première courbe de croissance.

Le libéral serait il un grand naïf ?

Certes, il est impossible de nier l’existence de self made men aux Etats-Unis mais ils représentent néanmoins un pourcentage infime de l’Histoire économique et industrielle du pays et ne doivent leur accession au statut de mythe et de réalité atteignable par tous que grâce à la plus puissante arme de leur pays : la communication.

Pas plus qu’il est difficile de nier l’existence d’une législation et d’une culture pro entrepreneurs : loi plus souples sur les faillites d’entreprises et personnelles, incitation fiscale à développer des entreprises de tailles moyennes (des mesures que nous serions bien inspirés d’introduire en France).

Mais voilà, en dehors de l’image d’Epinal, la méritocratie américaine a du plomb dans l’aile.

Le très libéral magazine anglais « The Economist » a publié récemment une étude dans laquelle il affirmait que les Etats-Unis étaient en train de devenir une société de classes.

Citons quelques chiffres depuis 1979, le revenu médian a augmenté de 18% tandis que le revenu des 1% les plus riches a augmenté de 200% (jusque là les augmentations étaient parallèles), depuis  1978, les 0,1% des plus riches ont gagné trois fois plus que leurs homologues européens, le revenu médian d’une famille dont l’un des enfants est à Harvard est de 150000$ et la part des étudiants venant du quart le plus riche de la population est passée de 39% à 50%. Les écoles publiques fréquentées par les plus défavorisés sont sous financées et dans un état déplorable réduisant les chances d’accès de ceux-ci à une éducation supérieure qui reste hors de prix.

L’étude concluait que la société américaine est en train de se diviser entre deux groupes : les prospères et les démunis (haves and have nots) au détriment de la classe moyenne.

Pourtant 80% continuent de croire qu’il est possible de commencer pauvre, de travailler dur et de devenir riche.

Cette perception résume le génie pervers de l’éloge publique de la méritocratie : il donne aux favorisés bonne conscience quant aux chances qu’ils laissent à ceux qui sont démunis de les rejoindre et justifie leurs positions (s’ils ont réussi, c’est qu’ils le méritent) et d’autre part, il maintient chez les plus défavorisés l’illusion qu’ils pourront s’en sortir pour peu qu’ils travaillent suffisamment dur, évitant ainsi une implosion sociale.

On dit souvent que ce qui se passe aux Etats-Unis arrive chez nous avec un peu de retard mais heureusement les libéraux de comptoir sont là pour accélérer les choses…

 

4 réflexions sur « Libéralisme de comptoir »

  1. Je ne vous ai pas lu jusqu’au bout…
    Bonjour, je ne vous ai pas lu jusqu’au bout, pardonnez m’en, et je vais vous dire pourquoi…

    Autrefois l’école fonctionnait, et les enfants des paysans pouvaient accéder aux grandes écoles, pour une raison simple: tout passait par un concours. et le gosse de riche n’était pas toujours le favori. On ne donnait pas une bourse comme ça, en fonction d’un critère économique, mais en fonction de réelles capacités. ce sont bien sûr deux façons de voir les choses, j’en conviens.

    Cependant vous ne pouvez nier que des enfants sont plus doués pour tout ce qui est manuel, et que nous avons connu dans l’Histoire des personnalités plus manuels qui réussissaient fort bien, et accédaient à une certaine richesse. Je donnerai pour exemple une connaissance, qui s’est épanouie dans la mécanique, et qui a repris des études plus tard pour aller plus haut. Eh bien figurez vous qu’il a abandonné car cela ne l’intéressait pas d’étudier. Par contre en mécanique, il est très doué, et très heureux de son parcours. Pourtant ses professeurs considéraient qu’il était en train d’échouer.

    Il me semble qu’il est plus important d’être heureux et épanoui dans son travail que de réussir son bac. c’est la dimension que nous avons oublié dans notre société, pas de sot métier! Et tous les métiers permettent sans doute d’arriver très haut.

    Considérez Le Nôtre, que Louis XIV a annobli, et qui a pris pour emblème deux limaces et un rateau (ou tout comme). Eh bien cet homme-là a de quoi être fier, on parle encore à notre époque de ses jardins, et on le prend pour modèle.

    En bref, je vous comprends, mais il me semble qu’à force de vouloir mettre tout un chacun au même niveau, on en aboutit à n’avoir plus aucun niveau, plus d’épanouissement, et plus d’élite, dans le vrai sens du terme.

    N’allez je vous prie pas croire que je suis pour Nicolas Sarkozy ni même pour ségolène Royal!!!

    Bien cordialement

    Blaise

  2. Avec mon image
    Et voici mon image, afin que vous puissiez venir me contredire sur mes articles quand vous le souhaiterez…

    Bien cordialement

  3. L’arbre qui cache la forêt
    Je ne sais pas si vous avez regardé le reportage de zone interdite dimanche soir sur les Classes Prépas au lycée Henri IV qui donnait sa chance à des étudiants issus de milieux modeste grâce à une mention obtenue au bac et non à la réputation de leur lycée qui leur aurait peut-être permis d’être admis sur dossier. Une réflexion d’un des étudiants issu du sérail « classique » à qui on demandait son opinion sur cette prépa « à part » diait: il ne faudrait pas que ce soit l’arbre qui cache la forêt, et qu’avec cette initiative, on se donne bonne conscience en ne réglant pas le problème de fond ». Et bien du haut de ses 17 ou 18 ans, ce jeune homme, clairement issu d’une classe favorisée avait bien conscience de ce que vous évoquez.
    Quant à mettre en place une échelle du mérite, je trouve cette idée très pertinente bien que difficile à mettre en place sans tomber dans l’écueil des quotas.
    Enfin j’ajoute que contrairement aux Etats-Unis, les Universités Françaises sont financièrement accessibles. Ce ne sont certes pas les grandes écoles, mais tout de même, le parcours gomme rapidement cette distinction. Et pou ma part, j’ai trouvé tous mes postes sans relations. C’est possible, plus qu’aux Etats-Unis, mais une chose reste sûre: un enfant de « cadre sup » part mieux armé dans la vie qu’un fils de chômeur de longue durée…
    Souhaitons que les initiatives telles que celles du lycée Henri IV se multiplient, ils ont découvert des perles qu’ils n’auraient jamais pu connaître sans ce « programme ». Et surtout, souhaitons que le système scolaire s’améliore dans le fond.

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