Pourquoi, cher ami libanais, aime-t-on ton pays, qui est aujourd'hui si menacé et pour lequel nous pouvons si peu, malgré nos déclarations et nos timides engagements ?

Que te dire dans cette lettre que tu n'aies déjà entendu … Mais comment ne pas te le redire encore pour que tu saches que tu n'es pas seul, que l'on tremble avec toi !

Que te dire ? que j’ai été brisé par la dernière guerre ! Bien sûr, comme je l’ai été par les précédentes, par la longue guerre civile… Comme je le suis par l’impasse politique actuelle qui fait craindre le pire… Te rappellerai-je que j’ai connu, comme toi, la Place des Canons avant que Beyrouth ne fut bombardée – comment aurions-nous pu imaginer un seul instant que Beyrouth puisse être bombardée ! Dedenda Carthago est…, mais pas Beyrouth ! Si brillante, lascive, cosmopolite. Que te dire d’autre ? J’oublie les banalités, les mots de soutien, les phrases d’encouragement, les propos sur l’avenir, … J’oublie tout cela, car ça déjà été dit. Pour en arriver là ! L’inutile bavardage de nos diplomates ne l’avons-nous pas nous-mêmes repris ? Dire des choses aimables par sympathie, cela fait partie des conventions sociales ; et quand on aime, on en rajoute, et on oublie qu’il y a des vérités incontournables qui, un jour, feront surface. Mais elles ne sont pas bonnes à entendre, et si difficiles à dire… Que te dirai-je aujourd’hui, à toi mon ami libanais ? aurai-je enfin le courage de dépasser la ligne de l’amitié pour appeler un chat un chat ? Aurai-je le courage de te dire qu’un pays ce n’est pas de simples cartes postales et des concepts élégants ? Cette nationalité libanaise qui est revendiquée par des millions de personnes dans une centaine de pays, ne fait pas un État. Il faut autre chose. Mais, comme toi, cette classe intellectuelle qui dirige le pays – en ayant le souci de faire des affaires -, fait semblant de croire que le Liban existe « par lui-même et pour lui-même », qu’il est d’une essence particulière et que rien ne saurait briser cette vieille construction. Mais n’est-elle pas bancale cette vielle construction résultant du mandat français ? Ainsi, de l’organisation de l’État qui repose sur les communautés, mais sans que l’on se compte pour mesurer le poids démographique de chacun ! Les Institutions sont aujourd’hui de ce fait, tu le sais bien, en décalage par rapport à la composition de la population – sa représentation n’est pas très démocratique. Leur révision est nécessaire pour réduire les tensions intercommunautaires et écarter tout risque d’une autre guerre civile. Dans cette population, le poids des Réfugiés palestiniens est une donnée qu’il faut prendre en compte. Le « Retour en Palestine », s’il continue d’alimenter le discours politique, n’est pas objectivement envisageable – ne serait-ce que parce que les lieux d’où sont partis ces familles il y a presque 50 ans n’existent plus ! Leur intégration dans le corps social libanais est une nécessité – la durée des « camps » ne peut se prolonger indéfiniment. Et cette mosaïque de communautés, chacune d’elles bien regroupées sur son territoire, ne porte-t-elle pas déjà, sans que tu oses le penser, des formes de ghettos ? qu’accompagnent inévitablement, tant certaines différences culturelles sont fortes, des formes larvées d’apartheid ? Ne pas reconnaître cette situation, c’est nourrir le terreau de futurs affrontements. Tu le sais bien. Mais comment se mobiliser, comment faire litière du jeu politique actuel qui vise à maintenir de faux équilibres entre ces communautés ? Voilà bien la vraie question, tu le sais mieux que moi, mais tu te gardes bien de le dire, mieux tu aimes qu’on le pense pour toi.Apartheid et ghettos, le danger est réel – il est interne. Le « choc » entre l’Islam et les autres religions est au cœur de la vie libanaise. Tu sais que le temps ne travaille pas pour les secondes, mais tu l’occultes aussi. Ne pas le dire, ne pas même le penser est rassurant. Or il est temps de ne plus ruser, d’appeler un chat un chat ! pour répondre à ce défi, sans doute le plus important. L’avenir des « non musulmans » ne sera pas pour autant un long fleuve tranquille, bien au contraire ; mais si tu persistes avec les tiens à vouloir ignorer cette situation y aura-t-il seulement un avenir ?Les deux monopoles qui caractérisent un État – celui de lever l’impôt et de posséder les armes -, doivent être restaurés. L’armée libanaise est une armée d’opérette, et se ferait tailler en pièces au premier combat. Le Hezbollah s’est engouffré dans ce vide et s’est constitué en véritable armée – on ne peut plus le contester -, transformant ainsi l’État libanais en une simple administration – en un « Club » oseraient dire certains. Il faut sortir de cette situation : orienter le budget du pays pour recréer une armée, une police, une administration crédibles, nouer des relations de défense avec d’autres États et avec l’Europe notamment – et donc faire autre chose que du commerce (bien que cela soit inscrit dans vos gênes phéniciennes). C’est un choix stratégique fondamental et incontournable.La Syrie ne sera pas un partenaire pour le Liban tant que son régime ne changera pas. Aussi la frontière avec syrienne doit être enfin défendue. Le Liban n’est pas un vassal de la Syrie, et rien ne doit être sacrifié à quelques commodités de circulation ou pour le bien des affaires, et notamment pas des relations d’État à État.Mais je sais si peu de choses que je suis certain d’avoir oublié ce que tu crois, toi, essentiel.  Et je crains que vous soyez tous aussi, vous Libanais, un peu Français, en ayant chacun une idée fixe.Que te dire ? Que vous souhaiter, à vous amis libanais, qui n’ait été déjà dit ? Discutez pour repousser le bruit des armes ; discutez pour trouver des solutions improbables – mieux encore impossibles ; discutez, même pour donner de mauvaises réponses à des questions qui n’existent pas, si cela peut vous épargner de mourir sous la balle d’un sniper. On ne peut que vous y engager, nous qui sommes si maladroits dans nos conseils et si inconséquents dans nos interventions (la Finul, quelle foutaise !), pour que votre pays à nul autre pareil continue à exister, en ignorant jusqu’à la loi de la pesanteur, à notre étonnement chaque jour intact. Pourquoi aimons-nous le Liban ? Sans doute parce qu’il y a des Libanais… comme toi, mon cher ami qui cache aujourd’hui si bien ses larmes, par pudeur mais aussi pour ne pas déranger, suprême élégance orientale.