Je me souviens de Plaidoyer pour les justes, paru au Diable Vauvert en 2001, soit trois ans après qu’Aïssa Lacheb-Bouckachache ait fini de purger dix ans de prison pour un braquage sans violence… Je m’en souviens d’autant plus que j’étais à son jugement, aux assises de Laon.
Le Plaidoyer, rageur, révolté, oppressé et oppressant, c’était déjà, en 2001, le passé et non plus le vécu de l’auteur. 25 ans après les assises (15 ans était le temps de sa peine nominale), Aïssa Lacheb revisite un autre vécu, celui d’après, en le comprimant, le compressant, le ciselant…
La découpe du cachot se fait alors qu’il est de l’autre côté des cachets et comprimés. Mais il était déjà devenu infirmier, en détention, bien avant d’exercer : c’est l’infirmier davantage que le détenu qu’il nous révèle, évoquant bien davantage ses patients que lui-même.
Il y avait du Genet dans Le Plaidoyer, il y a de l’anti-Céline dans Scènes de la vie carcérale. C’est le seul livre d’Aïssa Lacheb et de tout autre auteur qu’Orwell ou d’écrivains scolaires que j’ai lu deux fois. La relecture permet de mieux encore s’imprégner de l’humanité.
De celle de l’auteur, de celle de qui est décrit ou dépeinte, et de se mêler à elles et eux, en détention.
Oh, c’est « facile » (cette Recherche du temps perdu et regagné est écrite très serrée, 150 pages). Mais que c’est « difficile » d’en sortir sans que l’auteur vous accompagne, soit sans que les pages et les protagonistes vous lâchent…
La bonhommie des éprouvés
En fait, 23 ans (à peu près) séparent l’écriture du Plaidoyer et celle des Scènes. Un quart de siècle en fait puisque, dès 1988, le petit jeune homme frêle à lunettes cerclées des assises de Laon purge sa colère, son ressentiment sur l’ordonnance d’un manuscrit. Je ne sais quand il ne mit pas le mot « fin » (de mémoire, je ne me souviens pas l’avoir vu) mais il a peut-être répondu à cette question le 8 février dernier, à la librairie parisienne Atout Livre, où je l’ai bêtement, stupidement, raté (j’avais la date du 18 en tête).
Peut-être est-ce mieux ainsi : aurais-je sinon relu les Scènes ? Ou me serais-je plongé dans des notes pour rendre compte de la rencontre ?
Grégoire Amir-Tahmasseb, de L’Union, a depuis titré « Chroniques ordinaires de la vie d’un détenu&bnsp;» et estimé « cinq romans plus tard, Aïssa Lacheb a gardé cette rage ». Cela m’étonnerait fort qu’elle subsiste à l’identique, et le très noir, vraiment trop noir (en tout cas, pour les ventes) du remarquable Roman du souterrain (250 pages, 2007, vrai-faux polar à la limite de la désespérance), en témoignait déjà.
Les Scènes auraient commencé à être consignées vers 2007. Je présume (peut-être à tort) qu’elles ont été remaniées avant remise du tapuscrit à l’éditeur. Leur rage est si diffuse, si travaillée en continence, en serein pénitent. Pas comme des Caractères (de La Bruyère) car Aïssa Lacheb s’attache davantage aux situations qu’aux protagonistes, parfois dérisoires, qui peuvent être autant des surveillants (l’un se suicidera dans son mirador), des intervenants, des policiers des transferts, voire des magistrates (autre suicide).
C’est à peu près une taule, ou une cellule, un chapitre. Mais avec des retours et réminiscences et surtout des prolongements. L’ironie en est apaisée. Les rares temps des sourires et des blagues, des moments de fraternité (plus fréquents que ceux d’humiliation ou d’inhumanité), et ceux de rédemption (un policier à la limite du sadisme retrouvé moribond à l’hôpital où exerçait A. Lacheb), de désespérance ou relative sérénité… oh, mais… voilà que je me disperse à vous disséquer personnages et étapes, alors que là n’est pas l’essentiel. Bon, c’est fort bien mené en alternances et rebondissements, avec une forte prégnance.
Pas de débat inutile
La prison peut (en tout cas pouvait), au moins pour Amale El Atrassi (dont vous trouverez présentation de son Louve musulmane sur Come4News), être temps heureux, comme ce le fut pour l’un des personnages, emprisonné de l’extérieur, pourrait-on dire, des Scènes. Brigitte Brami (La Prison ruinée, aux éds Indigènes) porte sur elle un regard à la fois attachant et détaché, ce qui caractérise aussi Les Scènes. C’est surtout un parcours, intérieur, pour Aïssa Lacheb, le long d’un périple entre maisons d’arrêts, centres de détention ou centrales aux résidents forts différents, contrastés, de par leurs fonctions ou leur psychologie.
La mobilité tient à la maturation qu’induit ou non la maturité. Prisonnier mature, ce qu’il devint, en fonction sans doute d’aptitudes innées (c’était aussi auparavant un grand lecteur), Aïssa Lacheb fait la démonstration de la propension à vouloir comprendre et se faire comprendre : il a fort bien réussi. Car ce n’est pas le nième livre sur la détention vécue de l’intérieur, ni une défense et illustration de la validité ou de l’invalidité d’un système (présumé dépuratif et curatif, au moins pour celles et ceux qui y seraient disposés, ou à l’inverse, criminogène), ou encore un témoignage de confessionnal. D’ailleurs, Aïssa Lacheb n’est nullement contrit, simplement persuadé qu’avoir provoqué des frayeurs chez des gens ne lui demandant rien (des braqués) n’apporte aucune satisfaction, que le défouloir de la vengeance sur plus faible que soi (commune, trop commune, simplement plus ouvertement féroce qu’ailleurs), n’est ni convenable pour lui-même que pour autrui.
Le directeur de la maison d’arrêts de Belfort, vers 1980, considérait que la prison n’évoluait que lorsque des gens n’ayant a priori rien à y faire (résistants, membres de l’OAS, &c.) s’y retrouvaient en grand nombre. Aïssa Lacheb a compensé le nombre par la pénétration de cet univers : il n’avait sans doute rien à y faire aussi longtemps, sa singularité pèse plus lourd dans la balance que l’accumulation de tant d’autres témoignages.
Avant lui, Jane Sautière, avec Fragmentation d’un lieu commun (éds Verticales), avait fini par opter pour ce découpage en pièces de puzzle pénitentiaire. Mais Lacheb brouille l’unicité de mémoire chronologique au profit de l’unité de la situation d’enfermement : là ou ailleurs, à telle date ou telle autre, peu importe. C’était son projet, et cela « passe », se ressent à la lecture. Bref, nous y sommes alors que le personnage (et narrateur) du Plaidoyer ne nous prêtait son regard que lors des à-coups pendant lesquels nous nous l’approprions.
Futur classique ?
Lêve-tôt et prisonniers trouveront Aïssa Lacheb derrière le micro de France Culture (à partir de 06 heures, vendredi 15 février prochain). Pour un peu, il pourrait retrouver Michel Vaujour (22h15), croisé sur le parcours, lors d’une étape carcérale. Mais Aïssa Lacheb s’est surtout concentré sur des anonymes significatifs, et c’est ainsi que son « moi, je » s’estompe pour faire place au « nous » qui ne restent plus « autres ».
Ses manuscrits et sa vieille machine à touches se trouvent à présent à la bibliothèque Carnégie de Reims, étendue jusqu’à l’ancien commissariat où il fut en garde à vue avant d’entamer son tour de France depuis l’Aisne.
Aïssa Lacheb, qui reste fidèle à son éditeur, Le Diable Vauvert, envisage de camper bientôt l’histoire d’une bande de jeunes gens du quartier rémois de la Croix-Rouge, vers les années 1970-1980. Ses Scènes s’ouvrent d’ailleurs sur cet espace, lors de la prise d’otages d’un harki qui venait de trucider sa femme, puis menaçait ses deux enfants, les policiers et gendarmes. Peut-être sera-t-il aussi question d’un bar de la rue Clovis (s’il m’en souvient, il pensait l’évoquer pour ce projet longuement mis sous le boisseau). Les Scènes de la vie carcérale ne sont peut-être pas destinées à devenir et rester son meilleur livre, mais c’est à ce jour le plus efficace sur le thème (mais tentez vraiment Le Roman du souterrain, Dans la vie, ou L’Éclatement…). La première phrase de L’Éclatement est : « L’homme n’était qu’ignorance ». À présent, vous savez, et mieux.
Explication de texte…
Je tiens Aïssa Lacheb pour un « parfait honnête homme » mais point pour une intelligence supérieure (peut-être cependant à la mienne) et j’en veux pour preuve l’attitude qu’il eut à son procès d’assises.
Honnête, et surtout pas roué. C’était l’erreur devant les jurés de l’Aisne. Aurait-il été le madré Céline (que, s’il voulait le pasticher très subtilement pour ne pas se laisser pincer dans un rôle, et « faire genre » autrement en littérature, il pourrait sûrement égaler au moins en droits d’auteurs révisés par la crise du livre), il s’en tirait, à mon humble avis, avec dix ans maximum et des possibilités de remises de peine.
Il l’a vécu telle une « erreur judiciaire » et moi aussi. J’étais sur le banc de presse (pour éviter toute confusion, je n’ai jamais fait de détention, juste de la garde à vue, dont écourtée au Burkina-Fasso, et volontaire à Qom, Iran). Cela tenait à la nature particulière de l’Aisne de l’époque, et à lui-même : il n’a pas su jouer d’autre personnage que lui-même, et la compréhension des apparences n’était pas la même chez moi ou les magistrats ou les jurés.
Je le tiens pour un grand auteur, comme l’était Michel Doury, autre écrivain trop négligé mais qui aurait lui aussi pu faire d’autres choix médiatiques, soit selon une terminologie, « spectaculaires ».
Question littérature, Aïssa Lacheb vous recommande la lecture d’un grand faiseur, Bernard-Henri Lévy, pour ses [i]Derniers jours de Charles Baudelaire[/i]. Nul doute qu’il aurait pu vous faire de la prison à la BHL. C’est une toute autre forme d’empathie qu’il instaure,
On aurait pu écrire autrefois que le mode de contingentement de son narratif (phrase ronflante d’un genre qu’il nous épargne) reflète ce qu’il transmet, la sensation d’être soi-même, non pas lui, mais tous. « [i]La prison est une [/i]» écrit-il, mais d’une certaine manière, le prisonnier est unique, car nous pressentons que nous pourrions, en détention, être tous ou chacun (peut-être pas, pour les plus jeunes, les grabataires, les très vieux et plus perclus détenus n’ayant pour horizon que la mort en cellule, mais… si jeunesse savait, elle ne serait plus jeune).
Petite suggestion pour les participant·e·s à divers ateliers d’écriture : incarner un personnage de Lacheb en cellule avec Aïssa. De quoi, pour les talentueuses et inspirés, de faire « plus vrai que vrai » et un collectif de nouvelles.
Une liberté qu ‘on ne peut emprisonner.
Un homme qu’on ne peut brimer.
Des esprits qui se rejoignent.
Merci Jeff.